par Alastair Crooke.
« Le Guépard», le célèbre roman italien de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, traite de la « fin de l’époque » et de ses convulsions déchirantes. Son principal protagoniste, le noble sicilien, le Prince Salina, est frappé par le pressentiment obsédant d’une fin imminente de l’ère millénaire du « guépard » (l’emblème de sa famille), de la fin des structures sociales et des rituels siciliens observés depuis longtemps – et de sa propre disparition, et de celle de sa famille. Il a des héritiers, mais Salina comprend bien qu’il sera le tout dernier « guépard ». Un thème central de l’œuvre est celui de la mortalité, du déclin face à l’inévitable mutation ; la disparition de la beauté, l’effacement des codes de conduite – et l’avènement de ce qui (pour lui) était une ère nouvelle, calme et peu courtoise, où les politiciens colportaient des illusions, et où l’ambition et l’avidité n’avaient pas de limites.
Nous sommes en 1860. Et après la Révolution Française et celle de 1848, le Risorgimento, s’est dégorgée dans le sang à Palerme, avec les chemises rouges de Garibaldi, une armée sans aucune discipline. Elles arrivent avec un bagage d’idéaux utopiques : l’État-nation unitaire moderne, le républicanisme, le pouvoir au peuple – débordant d’optimisme pour un avenir et un peuple libérés.
Salina le comprend. C’est une nouvelle ère, la fin de l’ancienne. Son jeune neveu, cependant, préconise de rompre avec la continuité des valeurs traditionnelles, pour assurer la continuité de l’influence familiale : « Il faut que tout change pour que tout reste comme avant », affirme-t-il. Le neveu se marie comme il se doit avec la nouvelle bourgeoisie nantie et change d’allégeance selon les besoins du moment. Son oncle accepte la tactique de fusion de son neveu dans la nouvelle-bourgeoisie, mais ne peut se résoudre à agir de la même manière. Il estime qu’il ne peut pas se jeter dans les illusions et les manigances de cette nouvelle politique – tout en restant fidèle à lui-même.
Un délégué venu du Nord, un homme sincère et bien intentionné, propose au Prince Salina de jouer un rôle au sein de la législature italienne pour aider à orienter l’avenir de l’Italie. Le premier considère l’ère à venir comme une ère de prospérité et de bonne administration, mais pas le Prince. Cela va plutôt ouvrir un vide dans les structures, les liens d’appartenance et les codes de conduite, soupçonne le Prince.
Le Prince Salina n’est pas, en principe, opposé à cette conception rationaliste d’une nation homogénéisée. Elle est conforme à l’expression des Lumières, importante à sa manière, mais manque néanmoins le cœur du sujet. Le Prince laisse entendre au délégué que les structures de la psyché humaine et sicilienne sont diverses, et remontent loin dans le temps.
En faisant ses adieux, le Prince dit au délégué que les Siciliens sont façonnés par leur paysage et leur contexte, évoluant dans le rude panorama montagneux qui les entoure. Nous portons la nature en nous : « Oui, certains – comme lui – peuvent avoir des qualités de guépard, mais d’autres partagent davantage leur nature avec les chacals et les hyènes ». Il prédit que ce seront les chacals et les hyènes qui s’épanouiront et domineront la nouvelle ère : « Nous étions les guépards, les lions, [mais] ceux qui prendront notre place seront des chacals, des hyènes … ».
Le Prince semblait justifier son pessimisme. Et ses instincts, quant aux conséquences de la rupture des structures dynamiques complexes des sociétés pour créer cette identité homogénéisée, étaient prémonitoires. Il a parlé de la Nature et du paysage qui sont en nous – et des strates de la nature de style léopards ou de style hyènes, entre autres. Si le Prince était présent aujourd’hui, il pourrait ajouter la rencontre répétée de l’humanité avec des pandémies comme un autre élément de la Nature qui dirige notre avenir.
Bien sûr, aujourd’hui, ce n’est plus le Risorgimento qui est en cause. Les pandémies ont tendance à mettre en lumière et à bouleverser les fractures et les failles déjà existantes dans la société. La peste noire, qui a fait un vrai marathon de 1346 à 1353, a entraîné un changement radical de la Scolastique sans vie de l’époque précédente vers une fascination pour les Anciens pré-Socratiques et leur pensée – que ce soit celle de l’Égypte, de la Mésopotamie ou de la Grèce. Elle a donné naissance à la Renaissance (une floraison qui a ensuite été interrompue par l’Église et les Lumières).
Comme la peste a déclenché la fin d’une époque, le coronavirus pourrait bien être le catalyseur de la chute de cette époque d’universalisme forcé, qui s’étend de la Révolution Française à l’UE, en passant par la politique mondialiste et la gouvernance financière mondiale.
Le coronavirus a déjà déclenché ses convulsions : l’Amérique est au bord de la guerre contre le confinement et les pays européens s’apprêtent à ouvrir. En Amérique, le virus a fourni la « goupille » pour amorcer un nouveau cycle de la guerre civile américaine – l’atteinte à la « co-souveraineté » des États vis-à-vis de l’exécutif fédéral et aux libertés individuelles, provoquée par les ordres de rester chez soi. (Le Prince Salina pourrait sourire ironiquement depuis sa tombe, en se souvenant des convulsions passées de la Sicile).
Si certaines de ces convulsions sont compréhensibles, nous n’en sommes cependant qu’à la phase initiale. Aux États-Unis, le poids écrasant des renflouements a été dirigé (une fois de plus) vers les « hyènes et les chacals ». Le Président Trump et le Secrétaire Mnuchin croient en une reprise économique rapide en « V », mais Jerome Powell et la Fed n’y croient pas (cette dernière s’attend à ce que la récession économique dure jusqu’à l’année prochaine). Mnuchin s’oppose à de nouvelles aides du Trésor en raison de ses attentes, et de celles de Trump, concernant la reprise économique et l’inversion rapide des pertes d’emplois. C’est un grand pari.
Car, dans toute phase deux, les effets attendus sont les faillites de particuliers, de petites et moyennes entreprises, les saisies de prêts immobiliers, les retards de remboursement de prêts étudiants, les saisies de prêts automobiles, les non-paiements de loyer de propriétaires de restaurants, etc. Ces problèmes seront beaucoup plus difficiles à résoudre. Les gouvernements centraux seront-ils alors désireux – et capables – de renflouer ces personnes, en collaboration avec d’autres petites et moyennes entreprises ? (Au cours de cette première phase, les États-Unis ont eu un nombre impressionnant de 36 millions de demandeurs d’emploi en plus – et beaucoup d’entre eux pourraient ne jamais retrouver d’emploi).
Les gouvernements ont-ils réfléchi aux conséquences de la crise financière sur les classes moyennes, pour qui le seul filet de sécurité dans la vie est souvent la valeur gonflée de la maison dans laquelle elles vivent, mais dont le prix peut s’effondrer ? Et si ce n’est pas le cas, imaginent-ils que leurs citoyens accepteront de perdre leur maison à cause du coronavirus ? Et que les classes moyennes se rangeront quand même du côté des élites ?
Tant de choses dépendent de l’évolution du virus. Mais mal juger la situation, c’est prendre de gros risques. Les gens ne remettront pas aussi facilement leurs maisons et leurs voitures aux banques cette fois-ci, comme ils l’ont fait au lendemain de la grande crise financière de 2008. Pourquoi le feraient-ils ? Ce n’est pas de leur faute. Des convulsions en perspective ? Le déclin d’une époque, et l’inévitabilité d’une transformation sociale et politique ?
source : https://www.strategic-culture.org
traduit par Réseau International
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