CV : curriculum vétilles

CV : curriculum vétilles

Nous avons tous fait ou nous aurons tous à faire un CV un jour ou l’autre. Aujourd’hui, toutefois, notre CV ne tient plus en un simple document Word : il est sur Facebook, Instagram et toutes les autres plateformes où nous nous montrons. Certaines choses échappent cependant au CV : toutes les vétilles, ces plaisirs qui semblent inutiles, mais qui témoignent de notre appartenance à l’humanité.

Le CV est un exercice obligatoire pour les gens de ma génération. Il faut y énumérer en ordre ce qui nous rend plus méritoire pour un poste qu’un autre candidat rival. L’honnêteté veut qu’on ne mente pas. Trop de candeur peut nuire cependant. 

Le député caquiste Éric Caire s’était fait solidement rabrouer après s’être émis lui-même un diplôme de bachelier qu’il n’avait pas. En même temps, cela aurait été de la part de M. Caire d’une honnêteté excessive de ne pas mentionner avoir fait des études universitaires, mention floue mais distinctive. 

Mon père est fier de ne jamais s’être prêté à l’exercice du CV. Pour ses premiers emplois, il se présentait en face d’un employeur qui sur sa parole croyait qu’il pouvait faire une bonne job.

En fait, le CV est un témoin utile pour juger l’aptitude au travail de quelqu’un. Mais rien n’empêche qu’il embellisse, qu’il soit un récit glorieux d’un parcours sans exploits ou même d’un parcours médiocre. Rien n’empêche surtout que l’essentiel lui échappe. Mais on ne peut pas tenir le marché à un niveau de rigueur philosophique trop élevé. 

La valeur des gens

Au-delà du CV, nous sommes appelés à nous présenter et à faire notre mise en marché partout maintenant. Il y a le récit de nos semaines sur Facebook, de nos jours sur Instagram et de nos instants sur celles de ces applications qui est la plus odieuse, à votre choix. Il y a les applications de rencontres qui découvrent nos affinités possibles et les applications de service sur lesquelles nous vantons la qualité de notre service. 

Contre les effets pervers de la narration de soi sur ces applications, le procès est facile à instruire. 

Sans vouloir faire œuvre originale en montrant un nouveau problème, je veux au moins faire œuvre utile en répétant quelque chose de vrai. Dans les dernières semaines, on s’est aperçu que des personnes qui n’ont plus de quoi se faire valoir sur les marchés de soi sont abandonnées à un sort auquel elles préfèrent expressément la mort. 

À la lumière de la vive réaction d’horreur devant le sort de ces personnes, il faut s’interroger sur ce qui fait pour notre communauté la valeur d’une personne. Il me semble qu’on peut minimalement s’entendre qu’une personne a de la valeur au-delà de ce qu’elle fait

Cette valeur peut concerner ce qu’elle pourrait faire et ne fait pas actuellement. En effet, ce qui est le plus fréquent n’est pas garant de ce qui est essentiel. Pour reprendre un exemple dépassé de physique, on a longtemps cru que le mouvement linéaire était le mouvement essentiel des corps. Cependant, à regarder les orbites elliptiques des planètes — leur mouvement le plus fréquent — rien ne laissait deviner que, libérées de l’attraction du soleil, elles adopteraient un mouvement rectiligne. De la même manière, en regardant quelqu’un plongé dans des circonstances défavorables, il peut être fort difficile de juger de ce qu’il pourrait faire vraiment.

Les vétilles pleinement humaines

Mais il y a plus à la valeur d’une personne que la possibilité pour celle-ci de se faire valoir sur un des marchés que nous investissons de valeur. Durant les dernières semaines, ce que nous avons éprouvé de plaisirs précieux avec nos semblables, ce furent souvent de ces plaisirs dont il est difficile de se glorifier sur Facebook. 

Je ne pense pas aux plaisirs dont on peut avoir honte, mais à ceux dont il ne nous vient pas l’idée d’être fier ou d’y reconnaitre quelque valeur. Les vétilles. 

La bonté du geste d’un étranger qu’aucun avantage futur ne suit. Le rire qui ne nous rend pas plus riche demain. La sollicitude de ceux qui nous sont proches, qui nous est acquise. Le beau temps des derniers jours et la beauté du printemps qui sont pour tout le monde. La vérité et la beauté d’une interaction et d’une conversation sincères, pour tout le monde. Le plaisir de voir enfin des gens dans la rue qui bougent. 

Tout cela parait des vétilles en effet… Vraiment ? Je crois qu’il est difficile de le dire aux autres sans s’en repentir ensuite dans la solitude.

Une question de possibilité

Ce genre de plaisirs présents font partie des bonheurs constitutifs de la condition humaine. Difficile de trouver de l’homme sans cela. Ces plaisirs sont à la sensibilité humaine ce que le boire et le manger sont à la vitalité. On ne se les refuse pas : on s’y adonne d’instinct. Leur manque nous fait dépérir.

Il me parait légitime de dire que les gens qui rendent possibles ces plaisirs et à travers lesquels on peut les partager ont de la valeur pour nous. Plus, les gens avec qui on pourrait en partager ont de la valeur. Difficile d’exclure de cette reconnaissance quelque être humain que ce soit…     

Mon père est fier de ne jamais s’être prêté à l’exercice du CV. Pour ses premiers emplois, il se présentait en face d’un employeur qui sur sa parole croyait qu’il pouvait faire une bonne job. Peut-être que, pour nous qui avons été scandalisés par les nouvelles des dernières semaines, la bonne façon de recevoir chaque être humain est de croire sur parole qu’il pourrait être une personne dont nous reconnaissons indubitablement la valeur.


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À propos de l'auteur Le Verbe

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