Les rapports de force et les alliances annoncées dans le conflit en cours en Libye ne concordent pas avec la réalité du terrain et encore moins avec le positionnement des parties qui y sont impliquées. Le retrait des hommes du groupe PMC Wagner de la localité de Tarhouna, au sud de Tripoli vers la ville de Banou Walid, un bastion des partisans des Gaddafi, révèle quelques faits intéressants.
Le premier fait est que la puissante tribu des Warfalla s’est alliée de Facto avec les forces du Maréchal Khalifa Haftar. A première vue, ce positionnement semble logique vu le très grand ressentiment existant entre les Warfalla et les milices armées de la ville de Misrata, elles-mêmes alliées au forces du gouvernement d’entente nationale (GNA) de Tripoli et son principal soutien militaire étranger, la Turquie. Mais la cohérence de ce positionnement est mis à mal par le soutien de pays comme les Emirats Arabes Unis, L’Égypte, la France et la Russie aux forces de Haftar. Cela veut dire que les partisans de l’ex-colonel Gaddafi sont soutenus par des pays qui ont œuvré à la destruction de son régime en 2011. Il s’agit là d’un retournement de situation assez commun. Seul le positionnement de la Russie semble cohérent. Même si les liens entre le groupe privé PMC Wagner et Moscou sont loin d’être aussi proches que ne le prétendent les médias de l’Otan, le soutien logistique russe aux combattants des Bsnou Walid semble logique. Il s’inscrit en outre dans la continuité de la lutte contre l’Otan, représenté par la Turquie.
La Turquie n’agit pas seule en Libye. Ankara dispose du soutien caché de l’administration US et quasiment aucune décision stratégique turque n’est prise sans des consultations préalables avec Washington. Comment expliquer alors le positionnement des autres pays alliés comme la France, les Emirats Arabes Unis ou encore l’Arabie Saoudite ? Double-jeu visant à établir une confusion stratégique ou une ruse de guerre classique ou le chacun pour soi suivant ses intérêts économiques et stratégiques propres, il semble bien que l’on soit face à une situation assez complexe. Comme la Turquie au Levant, la France poursuit un rôle de diversion en Libye. Elle joue une partition dictée par une stratégie plus large, laquelle est celle de Washington in fine. Les pays du Golfe sont animés par le clivage idéologique et religieux et il n’est point surprenant de voir le Qatar prendre position pour Ankara tandis que les Emirats Arabes Unis se positionnent contre. A noter l’attitude de Ryad, écartelé entre son alliance avec l’empire et sa rivalité avec des frères musulmans au pouvoir apparent en Turquie. C’est une partition inédite. Le conflit en Libye illustre le nouveau type de conflit à alliances flottantes et changeantes où l’allié d’un des belligérants est en fait son ennemi et vice-versa.
La dérive de la Libye et son instabilité durable depuis la chute du Colonel Gaddafi en 2011 a contraint certaines puissances intéressés par les richesses fossiles et en terres rares de ce pays à revenir au paradigme de l’homme fort capable d’imposer sa poigne et à protéger les intérêts des multinationales étrangères. Ce choix s’est vite porté sur le maréchal Haftar mais ce dernier est animé par des ambitions contradictoires ou tout au moins ambivalentes. L’adhésion des Banu Walid à son initiative renseigne sur la capacité de manœuvre du personnage qui est capable d’utiliser ses vieux liens avec le régime de Gaddafi qu’il avait trahi lors de la guerre du Tchad pour engranger un avantage tactique. Cet aspect est sous-estimé par les pays occidentaux pour lesquels il n’existe pas de nuances entre le blanc et le noir, et dont l’ignorance des réalités libyennes est un secret de polichinelle. Qu’en est-il alors du gouvernement de Fayez Al-Serraj et de son alliance avec la Turquie ? Là encore, la carte n’est pas le terrain. Les élites du GNA, d’origine ottomane ou andalouse, de vieille extraction urbaine se sont alliés avec les vieilles familles juives de Misrata et appelé à l’aide le Grand Turc. Celui-ci ne lésine sur aucun moyen comme le démontre récemment l’envoi de chasseurs bombardier F-16 ou de dizaines de drones d’attaque ainsi que de forces spéciales et des miliciens syriens de la province rebelle d’Idleb. Pour la Turquie, la guerre par procuration contre la Russie, les Emirats Arabes Unis, L’Égypte et les miliciens syriens pro-Damas qui se battent du côté de Haftar est une continuation de la politique pro-ottomane du président Erdogan mais pas seulement: elle s’inscrit dans le cadre plus large d’une stratégie du chaos visant à brouiller la perception des conflits en cours dans le monde de manière à ne pas pouvoir y distinguer qui est qui. C’est une nouvelle approche difficile à cerner. Dans ce jeu là certains pays comme la France par exemple soutient Haftar mais fournit du renseignement à la Turquie et surtout les coordonnées du Groupe PMC Wagner sensé combattre à ses côtés. La Turquie dont la totalité des classes dirigeantes méprisent au plus haut point la France, est donc à la fois l’adversaire et l’alliée de la France dans le conflit libyen. Cette dichotomie convergente selon les buts et les moyens est déconcertante suivant un schéma classique. C’est pourtant une norme nouvelle avec laquelle il faudra s’adapter.
Les récents développements sur le terrain corroborent cette perception. Le retrait des unités de PMC Wagner et des Janjawid soudanais avec armes et bagages de Tarhouna, non sans avoir subi des pertes devant Tripoli, indique qu’au moins un ou deux autres parties impliquées aux côtés de Haftar jouent un double-rôle. Ces parties gèrent le clivage entre les deux Libye mais ne souhaitent à aucun des deux belligérants de l’emporter définitivement à moins d’être sous contrôle. Pour le moment, la Turquie et donc l’Otan semblent l’emporter en Tripolitaine mais ce n’est que partie remise. Le camp adverse dispose d’assez de ressources pour se repositionner assez rapidement. Dans un même camp, certains alliés jouent sur les deux tableaux. La perception stratégique en est floue et c’est une marque de la nouvelle stratégie US depuis 2015.
La Libye est un pays riche en pétrole et en terres rares disposant d’une large façade maritime en Méditerranée centrale. Le contrôle du gouvernement de Tripoli ou de Tobrouk ou même un troisième assurera un gain stratégique appréciable aux puissances impliquées dans le conflit qui déchire ce pays depuis l’intervention de l’Otan en mars 2011. Les deux pays limitrophes de la Libye disposant d’assez de ressources militaires pour y intervenir et mettre fin à la guerre, l’Algérie et L’Égypte, se heurtent quasiment sur tous les points et poursuivent des objectifs totalement contradictoires, voire hostiles, bien que L’Égypte soit militairement sur le terrain tandis que l’Algérie continue de rester à l’écart se contentant d’appeler à une solution négociée et inclusive entre toutes les parties libyennes.
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