L’auteur est étudiant au baccalauréat spécialisé en cinéma de l’Université de Montréal et ancien guide à la Maison nationale des Patriotes.
Avant cette année, le nombre d’anniversaires historiques québécois que recèle le mois de mai ne m’avait jamais vraiment frappé. Cependant, après avoir vu défilé, en ce mai 2020, le 378ième anniversaire de Montréal, la journée Dollard des Ormeaux, la journée des Patriotes et – particulier à cette année – le quarantième anniversaire du premier référendum, tout cela en l’espace d’une semaine, je n’ai pu que constater l’importance de ce mois. D’autant plus qu’il est rare, en ce moment, de voir d’autres sujets que la pandémie de COVID-19 discutés dans l’espace public et médiatique.
Les anniversaires du mois de mai ont pourtant su éclipser le virus, ne serait-ce que pour quelques jours. Remarque, quoi de plus normal? Devant le découragement de la crise actuelle, il est au moins possible de trouver du réconfort dans les grandes périodes de notre histoire : l’époque de la Nouvelle-France, le mouvement patriote et la révolution Tranquille.
En me promenant sur les réseaux sociaux, cependant, c’est avec tristesse que j’ai constaté que parmi nombre d’individus de ma génération – les vingtenaires et trentenaires -, la fierté historique est absente. Le cynisme des milléniaux face au passé québécois est un fait bien documenté et déploré, mais il convient d’observer comment il se déploie et, surtout, ce qu’il implique pour la suite du monde.
La Nouvelle-France
De l’épopée de la Nouvelle-France, qui s’étend des voyages de Cartier en 1534 à la Conquête de 1760, les milléniaux n’ont tendance qu’à se concentrer sur les conflits avec les Amérindiens, qui seraient la preuve que le Québec est une société colonisatrice, suprématiste et reposant sur un génocide. Il est fréquent d’entendre parler de Montréal comme d’un territoire non-cédé, bien que cette idée fasse polémique parmi les historiens.
Bien entendu, cette rhétorique ne prend pas en considération le fait que sur les trois nations amérindiennes avec lesquelles ils étaient en contact – soit les Hurons, les Algonquins et les Iroquois -, les Français étaient alliés avec deux nations. Ce sont d’ailleurs les Iroquois qui ont décimé les Hurons et une partie des Algonquins… et c’est selon l’Encyclopédie canadienne. Il est farfelu d’affirmer que les Français ont exterminé leurs propres alliés, ou même de prétendre que l’harmonie régnait entre les nations avant l’arrivée européenne. Peut-être blâme-t-on nos ancêtres pour l’introduction de maladies qui ont fait plusieurs victimes chez les Amérindiens, mais il faut comprendre que cette introduction n’était pas entretenue de façon volontaire, comme ce fut le cas dans les colonies britanniques, car les Amérindiens étaient nos alliés ! La viabilité de la colonie (comptoir) dépendait du commerce avec les Premières Nations, il n’était aucunement dans l’intérêt de la France d’empoisonner délibérément ses partenaires.
Pour ce qui est du conflit avec les Iroquois, il est certes regrettable et a donné lieu à des atrocités de la part des Français, mais on ne peut le qualifier de génocide. De plus, il ne faut pas oublier que les violences n’étaient pas la chasse gardée d’un seul camp, il suffit de penser au massacre de Lachine, où plusieurs civils français sont tués par les Iroquois, pour s’en rendre compte. Les guerres iroquoises étaient un affrontement tragique entre plusieurs nations, mais pas un carnage gratuit commis par les Français – ce sont eux qui mettent fin aux hostilités avec la Grande paix de Montréal en 1701 -, ni une croisade héroïque des Iroquois contre des pillards invétérés. Pour ce qui est de la thèse du « territoire non cédé », ce qui voudrait dire que les Français auraient été les « premiers immigrants », autre formule à la mode, c’est aussi ridicule dans la mesure où les Français ne sont pas arrivés en profitant d’infrastructures déjà construites par les Premières Nations, ils n’ont pas saisi des villages déjà existants, mais ont bâti les leurs sur des terres inoccupées.
Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui la Nouvelle France est perçue comme une grande entreprise de dépossession de peuples vivants dans une harmonie utopique. Champlain, Laviolette, Maisonneuve, Mance, Radisson, Iberville, Vaudreuil, Frontenac, Talon et Montcalm sont tous classés sous la même étiquette injuste, celle d’envahisseurs. La persévérance de nos ancêtres qui érigent une colonie viable au milieu d’un climat inhospitalier au possible ? Ignorée. Les exploits des coureurs des bois ? Ignorés.
Nos ancêtres ont été déclarés coupable, sur la base de charges injustes et de preuves peu étoffées. Les milléniaux, si prompts à dénoncer toute tâche dans notre histoire, s’émeuvent pourtant peu de tragédies historiques comme la déportation des Acadiens ou la guerre de la Conquête, qui tue dix mille habitants de la Nouvelle France. Mais l’indignation, à notre époque essentialiste, ne dépend pas de la cruauté de l’acte tant que de la couleur des victimes.
Les Patriotes
Les Patriotes ne reçoivent pas beaucoup plus de considération que les pionniers français. Le mouvement prodémocratie est bien souvent résumé à – et condamné pour – des affirmations indélicates de Papineau au sujet des femmes et de l’esclavage américain.
Le chef patriote est accusé d’être en fait un esclavagiste, alors que la réalité est beaucoup plus complexe. Même si l’on fait abstraction de l’absurdité argumentative de résumer l’entièreté d’un mouvement de plusieurs milliers de personnes à quelques déclarations d’un individu, il est impossible de ne pas voir, dans le procès fait aux Patriotes, la tendance à l’anachronisme extrêmement forte aujourd’hui lorsque vient le temps de lire l’histoire. Papineau et les Patriotes sont jugés selon des normes établies 150 ans après leur mort. Cela témoigne d’une incapacité de penser le monde autrement que selon une vision contemporaine.
Les commentaires de Papineau suffisent donc à faire ombrage à l’ensemble de l’histoire des Patriotes et à ses autres figures cruciales dans pour le Québec – Nelson, Morin, Viger, Cartier, Chénier, Lafontaine, De Lorimier, Dorion. La conscience de la durée de l’engagement des Patriotes – du début du 19ième siècle à la Confédération – et de leurs accomplissements, comme l’établissement de la démocratie au Canada avec le Gouvernement Responsable de 1848, est pour sa part inexistante.
Il faut admettre – tout en restant conscient de l’époque ! – que les Patriotes ont interdits le droit de vote des femmes, mais il est important de comprendre que le scrutin n’est pas universel dans les années 1830. Il repose sur la propriété. Or, la plupart des femmes propriétaires sont des bourgeoises, proches du gouverneur britannique, qui utilisent leur droit de vote pour encourager la mouvance antidémocratique.
Les Patriotes n’abolissent pas le vote de toutes les femmes, mais s’opposent à une élite fortunée et en faveur de l’autocratie. La mesure est, certes, rude et contraire aux principes républicains, mais dans une colonie au bord de la guerre civile, la rudesse risque d’être courante. Il faut aussi mentionner la présence indéniable d’esclaves en Nouvelle-France, puis au Bas Canada, mais en gardant en tête que le phénomène, bien qu’odieux au dernier degré, n’a pas l’ampleur, ni la violence, qu’il a aux États-Unis. Cela n’efface pas la tache, mais permet de l’aborder avec nuance.
La Grande Noirceur
Mis à part l’anachronisme, ma génération a la fâcheuse habitude de penser l’histoire en blanc et en noir. Il y a, par exemple, le mauvais Québec de 1867 à 1960 et le bon, celui d’après 1960. Tout le Québec traditionnel est perçu comme étant celui de la Grande Noirceur. Ce Québec est méprisé pour les pensionnats amérindiens – bien qu’établis en 1883 par le gouvernement fédéral de McDonald, administrés par l’Église catholique qui ne répond pas au Québec, mais à l’autorité papale romaine, et situés dans le nord, donc à l’insu de la majorité de la population – et pour son excès de catholicisme – comble d’ironie, les milléniaux sont en majorité contre la laïcité -. L’avatar le plus détesté de ce mauvais Québec est Maurice Duplessis, nonobstant le fait que la réputation du premier ministre commence à être relativisée.
La Révolution tranquille
Les milléniaux célèbrent la Révolution tranquille… du moment où ils pensent que son enjeu principal était le « progressisme », plutôt que l’affirmation nationale. Voilà pourquoi ils se font un portrait erroné de René Lévesque et du Parti Québécois, auxquels ils retirent toute leur substance nationaliste pour ne se concentrer que sur les politiques économiques.
Voilà également pourquoi ma génération méprise Jacques Parizeau, dont les propos identitaires sont contraires à l’idée illusoire qu’elle se fait d’une Révolution tranquille en rupture totale avec le « mauvais Québec » de la Grande Noirceur, alors que la Révolution tranquille ne représente en fait que l’évolution des revendications identitaires des Québécois de la première moitié du XXe siècle.
L’anachronisme, le manichéisme et la simplification outrancière sont autant d’éléments qui, aujourd’hui, faussent le jugement des faits historiques, particulièrement chez ma génération. Cela témoigne d’un double échec du système d’éducation québécois en ce qui a trait à l’histoire ; il n’est ni capable de transmettre un sentiment de fierté aux étudiants, ni n’arrive à leur inculquer des notions de bases pour comprendre le passé, comme celle que le réel est plus complexe qu’un film de Walt Disney et que, donc, des évènements moins reluisants se sont produit dans notre récit national, sans que cela lui enlève sa valeur. Je ne souhaite pas que les cours d’histoire deviennent des occasions de propagande nationaliste – une perspective critique du récit historique n’est pas à bannir -, mais il serait bon qu’ils génèrent d’autres sentiments que la haine et la honte. À quoi bon former des individus à la citoyenneté, s’ils partent avec l’a priori que la société qu’ils habitent est viciée, depuis son origine. Pourquoi expliquer aux générations futures leurs origines, si le mépris d’eux-mêmes les décourage de vouloir s’inscrire dans la continuité québécoise ?
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