La démographie est un défi existentiel à la nation
Dans Atlantic City, le grand Michel Piccoli, qui est décédé cette semaine, joue un tenancier de casino autoritaire qui apprend le métier de croupier à la jeune Susan Sarandon. Le film est une métaphore de la disparition du vieil Atlantic City des boardwalks et de l’alcool, au profit de l’arrogante citée des casinos et de la drogue. Est-ce un hasard si son producteur était un certain Denis Héroux ? Seul un Québécois pouvait en effet fusionner avec un tel talent le génie de Louis Malle, de Michel Piccoli, de Susan Sarandon et de Burt Lancaster.
Ce n’est peut-être pas un hasard non plus si le film a été tourné en 1980, date fatidique et symbolique s’il en est dans notre histoire. Comme dans Atlantic City, 1980 marque la disparition d’un monde ancien et l’apparition d’un nouveau. L’échec du référendum du 20 mai 1980, que nous commémorions cette semaine, reste une date charnière sans laquelle on ne comprend rien au Québec d’aujourd’hui.
Comme quand Louis Malle filme le dynamitage du mythique Traymore Hotel, 1980 se détache aujourd’hui dans notre rétroviseur comme le dénouement avorté de la Révolution tranquille et le point de départ d’un tragique déclin politique.
On reproche souvent à René Lévesque son impréparation et la formulation alambiquée de la question. Pouvait-il en être autrement ? Les Québécois, eux, savaient pourtant bien à quelle question ils répondaient. Parions que l’histoire oubliera ces broutilles, mais qu’elle retiendra que 1980 inaugura 15 ans d’un bras de fer qui se solda par l’échec encore plus dramatique de 1995.
Si 1980 est Trafalgar, 1995 est Waterloo. Entre les deux, on assistera à un véritable coup d’État constitutionnel. On serait presque tenté de parler du 18 brumaire de Pierre Elliott Trudeau. Toute défaite a un prix. Avec la complicité des provinces anglophones, Trudeau saisit l’occasion pour rapatrier la Constitution et y inscrire une Charte des droits qui non seulement réduisait les compétences québécoises, mais dessinait en outre le projet d’une lente dilution des Québécois dans les méandres du multiculturalisme.
La Constitution de 1982 est au référendum de 1980 ce que fut à la Conquête la proclamation royale de 1763 et aux rébellions de 1837-1838 l’Acte d’union. Le nouveau pays était fondé sur la disparition de l’ancien. Depuis 1980, épaulé par un imparable gouvernement des juges, Ottawa a de moins en moins besoin du Québec pour gouverner. Sur le plan démographique, l’immigration nous enferme dans un cercle infernal. Soit disparaître dans le Canada en limitant l’immigration — les accusations de racisme en prime. Soit mettre notre identité en péril en ouvrant les portes à des populations de plus en plus difficiles à assimiler.
On a aussi assisté depuis 20 ans à la disparition lente et minutieusement planifiée de la personnalité internationale du Québec. Il fut une époque où les premiers ministres québécois prononçaient des allocutions au Parlement européen, où le Québec connaissait les fastes des grandes saisons culturelles françaises, où il brillait dans la Francophonie et forçait l’UNESCO à adopter un traité sur la diversité culturelle.
Cette époque semble révolue. L’action internationale du Québec, aujourd’hui réduite à quelques tractations économiques, n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Plusieurs des fleurons économiques québécois ont d’ailleurs été achetés par des étrangers. Le dernier cinéaste québécois qui a gagné un grand prix à Cannes s’y est exprimé en anglais.
Il faut dire que, depuis 1995, les élites québécoises se sont systématiquement détournées de la France pour s’enfermer dans une « américanité » suicidaire qui ne peut mener à terme qu’à notre lente dissolution dans l’Amérique de Netflix. On pourrait même parler de colonisation culturelle, tellement les milieux universitaires et intellectuels rivalisent de servilité à l’égard des toutes dernières modes idéologiques en vogue chez l’oncle Sam. « La défaite non seulement divise l’homme d’avec les hommes, mais elle le divise avec lui-même », écrivait Antoine de Saint-Exupéry. On aura compris que, lorsqu’un Québécois n’est pas fier de lui, il n’est guère enclin à se tourner vers l’extérieur, et encore moins vers la France et cette part en lui qui l’empêcherait de se noyer dans l’Amérique. D’où cette amnésie collective que cultivent nos écoles et nos universités.
À la fin d’Atlantic City, Burt Lancaster rompt enfin avec sa vie d’obéissance et de résignation en assassinant froidement les deux truands qui menacent Susan Sarandon. Ce meurtre symbolique, les Québécois hésitent toujours à le commettre. Comme dans les films de Xavier Dolan où le héros ne tue jamais sa mère, mais ne fait qu’en parler.
Heureusement, il reste un peuple qui, contrairement à ses élites, n’a rien perdu, lui, de sa résilience, comme l’a montré le récent débat sur la laïcité. Il n’y aura pourtant pas de renaissance sans lucidité. Pour l’essentiel, l’observation de Tocqueville faite en novembre 1831 n’a rien perdu de son acuité : « Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. »
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