La Société québécoise de la déficience intellectuelle lance une campagne afin que le gouvernement Legault révise le protocole national de triage qui déterminera quels patients auront droit à un respirateur, si les soins intensifs des hôpitaux débordent durant la pandémie. L’organisme craint que les personnes ayant un handicap soient exclues d’emblée de ce traitement en raison de critères qu’il juge discriminatoires.
« Le protocole actuel nous inquiète fortement, dit Anik Larose, directrice générale de la Société québécoise de la déficience intellectuelle (SQDI). On n’exclut pas d’entamer des démarches juridiques. »
L’organisme vient de mettre en ligne un site Internet (triage.quebec), appelant la population à se mobiliser contre ce protocole de triage. « Aujourd’hui, on ne l’applique pas, mais dans la perspective du déconfinement, on craint qu’on se rende là », dit Anik Larose.
La Société québécoise de la déficience intellectuelle a mis la main sur le protocole intitulé « Le triage pour l’accès aux soins intensifs (adultes et pédiatriques) et l’allocation des ressources telles que les respirateurs en situation extrême de pandémie ». Le Devoir a aussi obtenu ce document confidentiel en avril.
L’organisme se dit préoccupé par trois critères d’exclusion apparaissant dans un formulaire de triage des soins intensifs, qui doit être rempli par deux médecins (dont un intensiviste).
Il y a beaucoup de préjugés à l’égard de la qualité de vie des personnes handicapées
Selon ce formulaire, les personnes ayant une « maladie neuromusculaire avancée et irréversible (par exemple, la maladie de Parkinson, la sclérose latérale amyotrophique) » n’auront pas droit aux soins intensifs en cas de situation extrême.
Le même sort attend ceux qui ont une « déficience cognitive sévère due à une maladie progressive » ou une « incapacité totale d’effectuer les activités de la vie quotidienne et domestique de manière indépendante en raison d’une déficience cognitive progressive ».
Les gens ayant une déficience intellectuelle ne souffrent pas d’une « maladie progressive ».
« Mais ces critères laissent énormément de place aux erreurs d’application et d’interprétation », croit M Stéphanie Cloutier, avocate spécialisée en santé publique et mère d’un enfant ayant une déficience intellectuelle.
Selon la SQDI, un autre critère d’exclusion pose problème : le « score de fragilité clinique » de 7 et plus, en raison d’une condition ou atteinte progressive sous-jacente. Une note de 7 signifie que la personne est « totalement dépendante pour les soins personnels, quelle que soit la cause (physique ou cognitive) », peut-on lire au bas du formulaire.
« Ce score a été conçu pour une clientèle ayant un profil gérontologique, dit Anik Larose. Une personne ayant la trisomie 21, qui a de la difficulté à articuler des mots et qui a une déficience motrice, obtiendra un score de fragilité très élevé. Il sera d’emblée exclu. »
La Fédération québécoise de l’autisme trouve les critères « questionnables et contestables ».
« Les capacités fonctionnelles des gens qui ont un trouble du spectre de l’autisme sont affectées, dit le directeur général Luc Chulak. Le score de fragilité va donc être plus élevé. Ça ouvre la porte à des dérapages. »
Il souligne qu’une personne atteinte d’autisme peut être en meilleure santé qu’un autre individu du même âge, n’ayant pas ce trouble.
Des protocoles qui font débat
Le Dr Joseph Dahine, qui a participé à l’élaboration du protocole de triage, rappelle que celui-ci ne sera appliqué qu’en situation extrême, lorsque tout le réseau de santé québécois manquera de respirateurs artificiels.
Il souligne que les critères d’exclusion du formulaire ont été déterminés à partir de la littérature scientifique, selon les « meilleures chances de survie » du patient « sur un court laps de temps sous respirateur ».
La discrimination n’est que clinique et ne concerne que les respirateurs, assure-t-il.
« Ces critères ne font pas en sorte que le patient n’aura pas de lit ou de traitement en soins intensifs, dit le médecin intensiviste, qui pratique au CISSS de Laval. Depuis deux mois, on réalise que beaucoup de patients sont capables de survivre sans respirateur artificiel. »
Le trouble du spectre de l’autisme et la déficience intellectuelle ne font pas partie des critères d’exclusion, ajoute-t-il. Quant aux gens souffrant de la maladie de Parkinson ou de la la sclérose latérale amyotrophique, seuls ceux qui sont en stade avancé de la maladie ne pourront bénéficier d’un respirateur, en cas de pénurie. « On ne parle pas d’un début de Parkinson », précise le Dr Joseph Dahine.
Le score de fragilité de 7, lui, a été fixé en fonction de la mortalité associée à une telle note, dit-il. « D’après les études, il y a 80% de mortalité aux soins intensifs avec un score de 7 », rapporte le médecin.
La Société québécoise de la déficience intellectuelle estime que cet instrument de mesure ne devrait pas être utilisé. C’est aussi ce que pense la clinique juridique ARCH Disability Law Centre, qui milite pour que le gouvernement ontarien retire de son protocole les critères d’exclusion faisant référence à des handicaps. Ces derniers, dit l’organisme, violent la Charte canadienne des droits et libertés.
« Il faut s’assurer que l’évaluation clinique soit objective et individualisée, dit Anik Larose, de la Société québécoise de la déficience intellectuelle. Il y a beaucoup de préjugés à l’égard de la qualité de vie des personnes handicapées. »
L’organisme réclame que le ministère de la Santé et des Services sociaux fasse preuve de transparence et rende public le protocole de triage en soins intensifs.
Aux États-Unis, des organisations de défense des personnes ayant un handicap ont contesté avec succès le protocole de l’Alabama. Le document indiquait que les individus ayant un retard mental sévère ou une démence modérée à sévère n’étaient pas admissibles au respirateur en période de rationnement. L’État a fait marche arrière après avoir été rabroué par le gouvernement fédéral.