Depuis quatre ans, les trumpologues se posent la question de savoir si le pourfendeur du Deep State a fini par être récupéré, si l’assécheur du marais s’y est finalement noyé. Convaincus de sa conversion, les pessimistes n’en attendent plus rien ; les optimistes, eux, espèrent encore. Une chose est sûre : le Donald fait parler et sa politique étrangère (qu’il n’est pas seul à mener, précision importante) se retrouve au centre d’innombrables débats.
Il est vrai que celle-ci prête à la discussion tant elle bouleverse les cadres habituels. Le fidèle lecteur de nos Chroniques avait été prévenu dès le lendemain de son élection :
Géopolitiquement, qu’est-ce que ça nous donne ? Il est évidemment trop tôt pour faire une analyse générale et exhaustive de la future politique étrangère du nouveau président états-unien, qui n’entrera d’ailleurs en fonction qu’en janvier, mais l’on peut déjà esquisser schématiquement quelques évolutions possibles ou probables :
Rapprochement avec la Russie. Poutine a été l’un des premiers à féliciter Trump et espère que son élection conduira au rétablissement des relations américano-russes qui ont atteint un plus bas historique sous Barack à frites. La relative proximité entre le Donald et Vladimirovitch est un secret de polichinelle, au grand dam des officines impériales. Dans son premier discours post-élection, Trump a dit quelque chose qui devrait avoir l’heur de plaire à Moscou : « Nous nous entendrons avec tous les autres pays qui ont la volonté de s’entendre avec nous ». Loin des lénifiants « exceptionnalisme américain » et autre « nation indispensable » du parti de la guerre à Washington.
Assad peut dormir tranquille. Trump n’a jamais caché sa détermination à combattre les djihadistes et pas seulement l’utile épouvantail daéchique. Les coupeurs de tête « modérés » syriens et leurs parrains pétromonarchiques doivent l’avoir mauvaise. Fin du soutien de la CIA à Al Qaïda, Ahrar al-Cham & co ? Probable. Ajoutons pour finir que la modération de Poutine autour d’Alep ces derniers temps (deux semaines sans bombardements russes, y compris au plus fort de l’offensive barbue sur le secteur ouest de la ville) avait peut-être pour but de ne pas prêter le flanc à la propagande de la MSN jusqu’à l’élection présidentielle américaine, dans l’espoir que Trump soit élu et s’entendre ainsi avec lui. Désormais, l’offensive peut reprendre et il n’y aura plus aucun bâton dans les roues (à moins d’une possible fronde des secteurs néo-conservateurs de l’armée d’ici janvier).
Apaisement du front de l’est. Trump et OTAN, ça fait deux. Le Donald a choqué son monde il y a quelques mois quand il a déclaré qu’avec lui, l’article 5 de l’organisation atlantique ne serait pas automatique avec les pays qui ne payent pas leur écot. Plus généralement, l’OTAN ne semble absolument pas au cœur de ses préoccupations et on peut parier que la course militaire vers la frontière russe connaîtra un gros coup de mou.
Tout ceci étant dit, le monde ne deviendra pas tout rose du jour au lendemain. D’abord parce que Trump tient des positions plus dures vis-à-vis de certains alliés de la Russie : Chine et Iran (mais avec des déclarations contradictoires). Il sera intéressant de voir comment tout cela se combinera avec le prévisible rapprochement américano-russe. A l’instar de ce qu’il a fait sur la scène américaine où il a transcendé les habituels clivages politiques, le Donald risque de faire la même chose sur le plan international. Ses prises de position n’entrent en effet dans aucun schéma actuel.
Oui à Assad mais non à l’Iran ; oui à Moscou mais non à Pékin ; non à l’Iran mais non également aux pétromonarchies sunnites… Bien sûr, ce ne sont que des esquisses et beaucoup d’eau peut couler sous les ponts, mais la chose est intéressante car l’on pourrait assister à une nouvelle donne internationale assez complexe.
Reste enfin à savoir quelle sera la réaction de l’establishment US, c’est-à-dire du parti de la guerre. Un président américain n’est pas Louis XIV et on a constaté à plusieurs reprises la désobéissance presque ouverte de plusieurs secteurs de la CIA, du Pentagone ou même du Département d’Etat sous Obama. Qu’en sera-t-il sous Trump ? Saura-t-il garder la main et imposer ses vues ?
La plupart des hypothèses se sont révélées exactes, à quelques exceptions près : le rapprochement avec Moscou a été consciencieusement torpillé par le Deep State et sa folle campagne médiatique sur la « collusion russe » ; quant aux liens avec les pétromonarchies, ils étaient trop forts pour être endommagés par la méfiance initiale du Donald. Pour le reste, tout s’est à peu près déroulé comme prévu, ce qui relativise tout de même l’apparente versatilité de sa politique étrangère.
Un autre élément, historique celui-là, permet de mieux appréhender la position du président américain. L’on a en effet peut-être un peu trop tendance à vouloir absolument diviser les leaders états-uniens entre impérialistes et isolationnistes. Si ce schéma est globalement vérifié (et que les premiers sont très majoritaires parmi l’establishment), certaines nuances sont à apporter : il existe, et il a toujours existé, un entre-deux, une zone grise entre ces deux positions extrêmes. Le représentant le plus illustre, quoique totalement oublié en France, de ce ni-ni fut le sénateur Robert Taft au début des années 50.
Lors de la prise de fonction du Donald en janvier 2016, des publications un peu plus sérieuses que CNN avaient déjà dressé un parallèle entre les deux hommes :
Avec ses antécédents et sa personnalité, Trump paraît tellement singulier qu’il serait tentant de penser que sa vision est totalement étrangère à la tradition de la politique étrangère américaine. Elle ne l’est pas, même si ce courant est resté dormant pendant un certain temps. Elle fait particulièrement écho aux positions du sénateur Taft, qui brigua sans succès la nomination Républicaine en 1940, 1948 et 1952, et représentait l’aile conservatrice de ce parti. Taft était un isolationniste affirmé qui s’opposa à l’aide américaine à l’Angleterre avant 1941. Après la guerre, il combattit la politique de Truman. Malgré son anti-communisme viscéral, il s’opposa au containment de l’Union soviétique, pensant que les Etats-Unis n’avaient pas d’intérêts en Europe, et désavoua la création de l’OTAN. Les discours de Taft sont la dernière fois qu’un important leader émit une critique significative et générale du système d’alliances américain.
En réalité, cet extrait contient un certain nombre d’erreurs. Au moment de la campagne pour l’élection de 1952, comme le montre un remarquable article de The National Interest, Taft n’était déjà plus isolationniste, sans toutefois avoir rejoint le camp des interventionnistes. Il demeurait dans un entre-deux prudent, élaborant une stratégie globale contre l’URSS tout en voulant maintenir les dépenses militaires et la participation américaines au strict minimum.
Sa vision, originale et non exempte de contradictions, peut globalement se résumer de la façon suivante : l’Union soviétique est le Mal mais nous n’avons pas à faire de sacrifices pour défendre le monde contre elle. Nous devons dominer l’hémisphère occidental et maintenir un équilibre des pouvoirs ailleurs (Europe, Asie) sans nous y investir. Pour contrer l’URSS, il faut s’appuyer sur nos forces aériennes et navales, ainsi que sur l’arme atomique, mais surtout pas envoyer de troupes au sol susceptibles de combattre sur le continent eurasiatique. Il faut également rendre responsables de leur propre défense les pays du pourtour (Rimland, quand tu nous tiens…) et accentuer la propagande contre Moscou.
Un étonnant mélange d’isolationnisme et d’interventionnisme ou, dit autrement, de participation au Grand jeu sans les moyens de l’empire. En langage militaire US, on parle d’Offshore balancing, opposé à l’Onshore containment qui était alors (et est toujours) la conception universellement admise par les élites stratégiques américaines. Le modèle évident est l’Angleterre de l’époque moderne, soucieuse de maintenir l’équilibre des puissances sur le Vieux continent sans y intervenir directement.
Plusieurs éléments du Grand jeu sont présents dans cette conception nourrie au lait « spykmanien » : pouvoir thalassocratique, Eurasie et soutien du Rimland contre le Heartland etc. Mais la hantise d’impliquer directement, financièrement et matériellement, les Etats-Unis diffère considérablement de ce qui prévaut à Washington depuis 1945. Et la peur que suscita, malgré ses concessions, le sénateur Taft parmi l’establishment poussa les Républicains à soutenir la candidature d’Eisenhower, qui fut élu en 1952 et réélu en 1956.
Toutes proportions gardées, le parallèle avec l’actuel occupant de la Maison Blanche est effectivement tentant. Le Donald n’est pas du tout ignorant des choses du Grand jeu mais, conscient du déclin impérial et favorable au concept des sphères d’influence, il répugne à y consacrer beaucoup de moyens. Comme Taft en son temps, il flatte l’hégémonie US sur l’hémisphère occidental (Venezuela) mais rechigne à aller plus loin (multiples tentatives de retrait syrien, bisbilles financières avec l’OTAN et la Corée, désengagement ukrainien) même s’il fait des concessions à son Deep State et/ou aux États clients (Iran). Plus intéressé par l’économie que par la stratégie, la Chine a remplacé le Heartland russe dans son imaginaire.
Un Trump de l’entre-deux, ni vraiment interventionniste ni tout à fait isolationniste, abordant les dossiers au cas par cas, avare sur les moyens à mettre en œuvre mais devant constamment louvoyer avec son État profond. Un comportement finalement bien plus prévisible que ce qu’il s’en dit…
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu