Le XXe siècle fut, selon Yuri Slezkine, le « siècle juif [1] ». Jamais, sans doute, ne fut davantage vérifié ce principe énoncé par l’historien Simon Doubnov, que « l’histoire juive longe l’histoire universelle sur toute son étendue, et la pénètre par mille trames [2] ». Le XXe siècle fut en tout cas l’un des siècles les plus meurtriers de l’histoire humaine, avec ses deux guerres mondiales comptabilisant soixante-dix millions de morts. Deux guerres mondiales que l’historien allemand Ernst Nolte analyse comme une seule et même « guerre civile européenne » de trente ans, durant laquelle les peuples européens furent poussés à s’étriper sans trop savoir pourquoi [3].
Du point de vue métahistorique adopté dans cette série d’articles, la Première Guerre mondiale aboutit à deux résultats, qui s’inscrivent dans deux mouvements historiques longs que l’on peut considérer comme complémentaires : d’une part, la construction de la nation juive, avec la déclaration Balfour et le mandat britannique sur la Palestine, d’autre part, la destruction de la nation russe chrétienne, avec la révolution bolchevique. Le troisième résultat, l’écrasement de l’Allemagne (résultat de la paix et non de la guerre), assure les conditions de la seconde phase du conflit, lequel propulsera chacun des deux mouvements vers une nouvelle étape : plan de partage de l’ONU et fondation de l’État d’Israël, d’une part, destruction de l’Allemagne nationaliste et judéophobe, d’autre part.
Les conditions de la montée du nazisme sont bien connues. Le premier facteur fut la révolution bolchevique et la Terreur rouge, qui était pour les Allemands une menace très proche : en 1918 avait eu lieu en Bavière une révolution menée par le juif Kurt Eisner, qui avait établi une éphémère République soviétique bavaroise. La forte proportion de juifs parmi les cadres dirigeants de la révolution bolchevique et de la plupart des autres mouvements révolutionnaires européens alimenta l’antisémitisme allemand qui porta Hitler au pouvoir.
Le second ennemi désigné par Hitler était la finance internationale, jugée responsable de la crise mondiale des années 30. À Berlin avant la Première Guerre mondiale, trente banques privées sur cinquante-deux appartenaient à des familles juives, et la proportion s’était accentuée après la guerre [4]. Ainsi, l’horreur du bolchevisme assimilé à un complot juif, et la position supposée dominante des juifs dans l’économie capitaliste — soit la Révolution et la Banque — constituent les deux ferments principaux de l’antisémitisme nazi.
À cela s’ajoutait encore le rôle prêté aux juifs dans la défaite et l’écrasement de l’Allemagne à l’issue de la Première Guerre mondiale, comme l’a reconnu le sioniste anglais Samuel Landman dans un mémoire de 1936 :
« Le fait que les juifs ramenèrent les USA dans la guerre aux cotés des Alliés a eu les pires effets en Allemagne, spécialement dans l’esprit nazi, et a contribué grandement à l’importance que l’antisémitisme occupe dans le programme nazi [5]. »
1933 : « La Judée déclare la guerre à l’Allemagne »
Dès 1939, les nazis s’efforçaient de convaincre le peuple allemand que la guerre avait été voulue et tramée par les juifs. Quelques heures avant son suicide, Hitler écrivait encore :
« Il est faux de dire que j’ai, ou que n’importe qui d’autre en Allemagne, ait voulu la guerre en 1939. Elle a été voulue et provoquée uniquement par les hommes d’États internationaux d’origine juive ou travaillant pour les intérêts des Juifs [6]. »
Jeffrey Herf, auteur de L’Ennemi juif. La propagande nazie, 1939-1945, montre de façon convaincante que les dirigeants nazis croyaient sincèrement au « complot juif » qu’ils dénonçaient. Leur obsession à rendre responsable de la guerre une élite juive anglo-américaine relevait donc, selon Herf, d’« une paranoïa propre à l’antisémitisme radical des nazis [7] ». Cette thèse de la paranoïa n’est convaincante qu’à condition d’escamoter un élément crucial de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Le minimiser ne suffirait pas ; il faut le passer entièrement sous silence, et c’est ce que font les historiens conformistes comme Herf.
Le 24 mars 1933, soit moins de deux mois après la nomination d’Hitler comme Chancelier du Reich, le Daily Express britannique publia en première page un article intitulé : « Judea Declares War on Germany. Jews of All the World Unite in Action », proclamant que :
« Le peuple israélien dans le monde déclare la guerre économique et financière contre l’Allemagne. Quatorze millions de Juifs dispersés à travers le monde s’unissent comme un seul homme pour déclarer la guerre contre les persécuteurs allemands de leurs frères en religion [8]. »
- Première page du Daily Express du 24 mars 1933
Cette campagne était soutenue par la majorité des instances représentatives juives et coordonnée par l’influent avocat d’affaire Samuel Untermeyer (président de la Keren Hayesod, une organisation de collecte de fonds pour le mouvement sioniste), qui avait déjà intrigué en faveur de la Première Guerre mondiale. Dans un discours radiophonique reproduit par le New York Times du 7 août 1933, Untermeyer appelait encore à une « guerre sainte » contre l’Allemagne, « menée sans merci », centrée sur « l’embargo économique de tous les produits allemands, transports et services […] nous saperons le régime d’Hitler et ramèneront le peuple allemand à la raison en détruisant leur commerce extérieur dont dépend leur existence même. »
Untermeyer qualifie de « traitre à sa race » tout juif qui ne se plierait pas à ce boycott ou voyagerait en Allemagne. Les juifs, habitués à la persécution « depuis les temps immémoriaux », vaincront une fois de plus. « Car les Juifs sont les aristocrates du monde [9]. » Cette déclaration de guerre fut promptement suivie d’effets désastreux sur le commerce extérieur allemand.
Cinq jours après l’article du Daily Express, Hitler annonça un boycott des affaires juives à titre de « mesure défensive contre la propagande juive à l’étranger », et prévint :
« La juiverie doit reconnaître qu’une guerre juive contre l’Allemagne conduira à des mesures implacables contre les Juifs en Allemagne. »
Goebbels lui emboîta le pas deux jours plus tard dans un discours radiodiffusé. De façon caractéristique, Jeffrey Herf cite ces deux discours, mais omet de dire qu’ils répondaient à la déclaration de guerre lancée dans la presse anglaise et états-unienne par une élite s’exprimant au nom du « peuple israélien », soit les « quatorze millions de Juifs dispersés à travers le monde [10] ».
Tout en organisant la guerre économique contre l’Allemagne, ces mêmes élites juives poussaient les gouvernements à l’affrontement militaire. Dans son autobiographie, le banquier américain Bernard Baruch, qui avait déjà joué un rôle déterminant dans l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, se félicite de l’efficacité de son lobbying auprès de l’Angleterre en 1939 :
« Je soulignais que la défaite de l’Allemagne et du Japon et leur élimination des échanges mondiaux donnerait à la Grande-Bretagne une opportunité extraordinaire de gonfler son commerce extérieur en volume et en profit [11]. »
(Mais selon Herf, « à aucun moment les Juifs de Grande-Bretagne ou d’ailleurs n’eurent quelque influence sur la politique britannique en temps de guerre [12] ».)
1941 : « L’Allemagne doit périr »
Une fois la guerre mondiale déclenchée, des intellectuels et hauts responsables juifs américains se distinguèrent par l’outrance de leur propagande anti-allemande et la férocité de leur programme génocidaire. En 1941 paraît le pamphlet de l’affairiste juif américain Theodore Kaufman, Germany Must Perish ! L’auteur propose « l’extinction de la race allemande » par la stérilisation de tous les Allemands mâles de moins de 60 ans et femelles de moins de 45 ans, ce qui pourrait être fait en moins d’un mois en mobilisant 20 000 chirurgiens. De la sorte, en l’espace de 60 ans, « l’élimination du germanisme et de ses porteurs serait un fait accompli [13] ». Interviewé par le Canadian Jewish Chronicle, Kaufman évoqua la « mission » des juifs de guider l’humanité vers la « paix éternelle » ; grâce à eux, « lentement mais sûrement, le monde se transformera en paradis » ; mais dans l’immédiat, « stérilisons tous les Allemands et les guerres de domination mondiale cesseront [14] ».
Le ministre de la Propagande Joseph Goebbels fit imprimer massivement et lire à la radio une traduction du livre de Kaufman, commentant dans son journal :
« Ce sera pour chaque homme allemand et pour chaque femme allemande extraordinairement édifiant d’y apprendre ce par quoi on commencera avec le peuple allemand dans le cas où il donnerait encore une fois, comme en novembre 1918, un signe de faiblesse. »
En affirmant en outre que les juifs allemands étaient de son avis, Kaufman fournissait aux nazis un prétexte à la stigmatisation des juifs par l’étoile jaune (septembre 1941) et à leur déportation en tant qu’ennemis de la nation [15]. Herf prétend que le livre de Kaufman était marginal et n’eut d’écho que dans la propagande nazie. C’est faux : il fut immédiatement commenté positivement par le New York Times et le Washington Post et, en 1944, il sera discuté par Louis Nizer dans son livre Que faire de l’Allemagne ?, acclamé par Harry Truman (Nizer juge exagérée et impraticable la solution de Kaufman, mais recommande d’exécuter 150 000 Allemands et d’en condamner plusieurs centaines de milliers à des travaux forcés, ou « bataillons du travail », à perpétuité) [16].
- Germany Must Perish !, de Theodore Kaufman (« le livre qui fait peur à Hitler »), et sa réception par la presse américaine
Tandis qu’en 1942 et 1943 les chances d’une victoire de l’Allemagne s’amenuisent, d’autres événements viennent fournir de l’eau au moulin de la propagande nazie et convaincre les Allemands que la reddition n’était pas une option. Au printemps 1943, les militaires allemands découvrent dans la forêt de Katyn (en Pologne près de la frontière biélorusse) les corps de plus de 4500 officiers polonais abattus d’une balle dans la tête par le NKVD soviétique au printemps 1940. Les soviétiques nient leur responsabilité et prétendent que le massacre a été perpétré par les nazis durant leur avance en 1941. Les Allemands font alors appel à une commission internationale et à la Croix-Rouge internationale, qui confirment tous deux la culpabilité soviétique. Mais leurs conclusions sont ignorées par les Alliés et la presse occidentale. Au plus chaud de cette campagne mensongère, un psychiatre juif américain, Richard Brickner, publie un livre intitulé Is Germany Incurable ?, dans lequel il entend montrer que l’Allemagne est atteinte collectivement d’une « psychose meurtrière » de type paranoïaque dont l’un des symptômes est la mégalomanie, c’est-à-dire la « conviction paranoïaque de leur propre importance mondiale [17] » (diagnostic repris par Louis Nizer dans Que faire de l’Allemagne ?, où il propose une thérapie cognitive de choc [18]).
Peu après le débarquement de Normandie, à la seconde conférence du Québec du 11 septembre 1944, Roosevelt et Churchill discutent de l’avenir de l’Allemagne et signent un projet élaboré par le secrétaire américain au Trésor Henry Morgenthau Junior et son protégé Harry Dexter White (né Weit en Lituanie, accusé en 1948 d’espionnage pour le compte des soviétiques). Ce « Plan Morgenthau », intitulé Suggested Post-Surrender Program for Germany, ou Program to Prevent Germany from Starting a World War III, prévoit de « convertir l’Allemagne en un pays de caractère principalement agricole et pastoral », en démantelant « toutes les usines et les équipements industriels qui n’auraient pas été détruits par les actions militaires », tandis que des millions d’Allemands devront être déportés pour du « travail forcé en-dehors d’Allemagne ». La révélation de ce plan démentiel par le Wall Street Journal du 23 septembre contribua à pousser les nazis dans un jusqu’au-boutisme désespéré, et suggéra à Henry Stimson, secrétaire américain à la Guerre, ce commentaire :
« C’est du sémitisme assoiffé de vengeance, et s’il est finalement mis à exécution (je ne peux croire qu’il le sera), il ne fait aucun doute qu’il sèmera les graines d’une autre guerre pour la prochaine génération [19]. »
Déjà vu
En septembre 1939, lorsque l’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne, les autorités représentatives du Congrès juif mondial, puissante organisation sioniste présidée par le futur premier président d’Israël Chaïm Weizmann, en revendiquent publiquement le mérite en rappelant que « les Juifs du monde entier avaient déclaré la guerre économique et financière à l’Allemagne dès 1933 » et qu’ils étaient « résolus à mener cette guerre de destruction jusqu’au bout ». La mobilisation des juifs d’Amérique contre l’Allemagne s’intensifie. La propagande nazie antijuive y répond aussitôt (typiquement, Jeffrey Herf signale cette « radicalisation de l’antisémitisme nazi en 1939 » sans évoquer ce qui l’a déclenchée [20]).
Trois mois après le lancement de l’offensive allemande contre l’Union soviétique, Weizmann renouvelle la stratégie gagnante de la Première Guerre mondiale, en tentant de monnayer auprès de l’Angleterre la capacité des juifs de faire entrer les États-Unis dans la guerre. Dans une lettre à Churchill datée du 10 septembre 1941, il écrit :
« J’ai passé des mois en Amérique, à voyager d’un bout à l’autre du pays. […] Il n’y a qu’un seul groupe ethnique important prêt à se tenir, unanimement, aux côtés de la Grande-Bretagne et pour une politique de mobilisation pour elle : les cinq millions de Juifs américains. […] Il a été largement reconnu par les hommes d’État britanniques que ce sont les Juifs qui, dans la dernière guerre, ont effectivement aidé à faire pencher la balance en Amérique en faveur de la Grande-Bretagne. Ils sont prêts à le faire — et peuvent le faire — à nouveau. »
Ce que demande Weizmann en échange de cette influence juive, c’est la formation d’une « Armée juive » officielle parmi les troupes alliées [21]. L’ « Armée juive » était une idée de Zeev Jabotinsky, qui l’avait déjà suggérée aux Britanniques en 1917 et le fit à nouveau en 1940 publiquement dans son livre The War and the Jew [22]. Le but, bien évidemment, était de se servir, après la guerre, de cette armée juive officielle comme argument pour la fondation d’Israël ; car quiconque a une armée doit nécessairement avoir un État. L’échec de cette revendication n’empêchera pas les fondateurs de l’État juif d’inscrire dans leur « déclaration d’indépendance » :
« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive de ce pays a pris sa part de la lutte pour la liberté aux côtés des nations éprises de paix, afin d’abattre le fléau nazi, et elle s’est acquis, par le sang de ses combattants comme par son effort de guerre, le droit de compter parmi les peuples qui fondèrent les Nations unies. »
Double jeu
Pendant que le réseau sioniste anglo-américain, Weizmann en tête, mobilise l’Angleterre et les États-Unis contre l’Allemagne, les sionistes allemands courtisent le régime nazi. En 1933, la Fédération sioniste d’Allemagne condamne le boycott des entreprises allemandes promu par l’American Jewish Congress, et adresse « au nouvel État allemand » un mémorandum (daté du 21 juin) déclarant que :
« La réalisation du sionisme n’est gênée que par le ressentiment des Juifs de l’extérieur contre l’orientation allemande actuelle [23]. »
Nazisme et sionisme allemand ont en effet un but commun : l’émigration des juifs hors d’Allemagne. Ils ont aussi un ennemi commun : le juif assimilationniste. Reinhardt Heydrich, adjoint de Himmler, écrit en 1935 dans Das Schwarze Korps, organe officiel de la SS : « Nous devons séparer les juifs en deux catégories : les sionistes et les partisans de l’assimilation. Les sionistes professent une conception strictement raciale et, par l’émigration en Palestine, ils aident à bâtir leur propre État juif. […] Nos bons vœux et notre soutien officiel les accompagnent [24]. » « Aux yeux des nazis, a expliqué Hannah Arendt, les sionistes étaient “les Juifs ‘convenables’” puisque eux aussi pensaient en termes “nationaux”. » C’est pourquoi ils détiennent tous les postes importants de la Reichsvereinigung der Juden (l’administration nazie qui coordonne l’émigration et la déportation des Juifs).
L’Agence juive, proto-gouvernement dirigé par Ben Gourion en Palestine, collabore également avec l’Allemagne nazie, car à leurs yeux, précise Arendt, « leur ennemi principal n’était pas les Allemands qui rendaient la vie impossible aux Juifs dans les vieux pays d’Allemagne ou d’Autriche, mais ceux qui leur barraient l’accès à la nouvelle patrie ; cet ennemi était certainement la Grande-Bretagne, pas l’Allemagne [25] ».
C’est aux Britanniques, en effet, que se heurtent les efforts sionistes pour accroître la population juive en Palestine. Dès 1933, l’Agence juive signe donc avec l’Allemagne un accord secret de Transfert (Haavara en hébreu) pour contourner les quotas britanniques : tout juif fortuné qui émigrait en Palestine pouvait transférer jusqu’à 20 000 marks par une compagnie d’assurance qui utilisait ces capitaux pour payer des fournitures allemandes destinées à la Palestine. Ainsi, commente l’historien israélien Tom Segev, :
« Les nazis se débarrassaient des juifs, augmentaient leurs exportations, même s’ils ne recevaient pas de devises étrangères, et brisaient le boycott qui avait été entrepris contre eux par certaines organisations juives, en majorité américaines. Le Mouvement sioniste gagnait de nouveaux immigrants qui ne seraient jamais venus en Palestine s’ils n’avaient été autorisés à transférer leurs capitaux [26]. »
- Un certificat établi en vertu de l’accord de Transfert
Quelques 60 000 juifs bénéficièrent de cet accord, et leurs capitaux furent décisifs dans la colonisation juive de la Palestine. Cette collaboration cessa avec l’entrée en guerre du Royaume-Uni. Seul le Lehi ou Stern Gang, une dissidence de l’Irgoun, continua de miser sur l’Allemagne et, par un document daté du 11 janvier 1941, offrit formellement au gouvernement allemand de « prendre une part active à la guerre aux côtés de l’Allemagne [en vue de] l’établissement de l’État historique juif sur une base nationale et totalitaire, et lié par un traité au Reich allemand [27] ».
Ces tactiques opposées des différentes antennes nationales du sionisme ne peuvent pas s’expliquer simplement par des divergences de sensibilité ou un manque de coordination. Elles trouvent leur cohérence dans une stratégie « triangulaire » : les sionistes se positionnent au sommet du triangle, et leurs alliances avec l’un ou l’autre des belligérants — ou les deux à la fois — sont purement opportunistes et circonstancielles. L’objectif sioniste, en fait, coïncide en partie avec la politique nazie et en partie avec la politique britannique, mais ne coïncide entièrement avec aucune des deux. Il faut en effet que les juifs allemands quittent l’Allemagne, mais il faut aussi les empêcher d’émigrer ailleurs qu’en Palestine. Or, l’Allemagne cherche aussi d’autres destinations pour l’émigration de ses juifs, et les Alliés, de leur côté, cherchent des solutions d’accueil : c’est le but de la conférence d’Évian (Conférence internationale d’étude des problèmes politiques et économiques posés par l’expulsion des juifs du Grand Reich) qui s’ouvre en 1938. Les sionistes sont unanimes à s’opposer à ce projet d’ouvrir largement les frontières aux millions de juifs persécutés, sous prétexte que, selon les mots de David Ben Gourion :
« La pitié va prendre le dessus et l’énergie du peuple va être canalisée pour sauver les juifs de divers pays. Le sionisme sera rayé de l’agenda non seulement dans l’opinion publique, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, mais ailleurs dans l’opinion publique juive. Si nous permettons que soient séparés le problème des réfugiés et le problème de la Palestine, nous mettons en danger l’existence du sionisme [28]. »
Au début de l’année 1944, Roosevelt entreprend une nouvelle fois d’ouvrir les frontières des pays alliés aux réfugiés juifs, mais se heurte à nouveau à l’opposition des élites représentatives juives. Quand Morris Ernst, envoyé à Londres par Roosevelt pour discuter du projet, revient avec l’accord des Britanniques d’accueillir 150 000 réfugiés, Roosevelt est satisfait, et prévoit, entre l’Angleterre, les États-Unis et quelques autres pays, l’accueil d’ « un demi-million de ces gens opprimés ». Mais une semaine plus tard, il annonce à Ernst l’abandon du projet, « parce que la direction juive dominante de l’Amérique ne veut pas en entendre parler ». Les sionistes, explique Roosevelt, « savent qu’ils peuvent lever des fonds importants pour la Palestine en disant aux donateurs “ce pauvre Juif n’a nulle part ailleurs où aller.” Mais s’il y a une politique d’asile mondial, […] ils ne pourront plus collecter d’argent. »
Incrédule, Ernst fit le tour de ses contacts juifs, et raconte dans ses mémoires que « les leaders juifs ont protesté, ricané, et m’ont attaqué comme si j’avais été un traitre. Lors d’un dîner, j’ai été ouvertement accusé de soutenir ce projet d’immigration libre [aux USA], dans le but de saper le sionisme politique [29]. »
Après la guerre, les sionistes prendront en main le sort des réfugiés juifs pour en faire le gros de ce que Theodor Herzl appelait le « matériel humain » nécessaire à la construction de l’État juif [30]. Abraham Klausner, autorité rabbinique du camp de Dachau après sa libération, écrit dans un rapport du 2 mai 1948 à l’American Jewish Conference, de tendance sioniste :
« Il faut forcer les gens à aller en Palestine. Ils ne sont pas en état de comprendre ni leur propre situation ni les promesses du futur. […] Il ne faut pas leur demander, mais leur dire ce qu’ils doivent faire. »
Les moyens de coercition incluent harcèlement, brimades, confiscation de nourriture [31]. L’opération est une réussite : entre 1945 et 1952, près d’un million de juifs réfugiés s’installent dans les territoires évacués par les Palestiniens. Tout cela est le résultat du grand principe formulé par Ben Gourion dès 1935 :
« Nous devons donner une réponse sioniste à la catastrophe [shoah en hébreu] que subissent les juifs allemands — transformer ce désastre en une occasion pour développer notre pays [32]. »
La prophétie d’Hitler
« La solution finale de la question juive se trouve dans l’établissement de l’État juif [33] », affichait dès 1897 le programme de la première association sioniste allemande, la National-Jüdische Vereinigung Köln, inspirée par la vision de Theodor Herzl, qui lui-même estimait avoir trouvé « la seule solution possible, finale et réussie de la Question juive [34] ». En l’absence de trace écrite, les historiens débattent encore de la date à laquelle cette expression « solution finale » inventée par les sionistes est devenue pour les nazis un mot de code pour « extermination ». L’historien Florent Brayard fait l’hypothèse qu’entre 1941 et 1942,
« “La solution finale de la question juive”, ce meurtre systématique de l’ensemble des Juifs européens, a été conçue et mise en œuvre dans le secret le plus absolu, ou du moins le plus grand possible [35]. »
Dans un ouvrage antérieur consacré à La « solution finale de la question juive », Florent Brayard met à juste titre l’accent sur une fameuse prophétie lancée par Hitler depuis la tribune du Reichstag le 30 janvier 1939. Après avoir rappelé qu’il avait souvent été prophète, en prédisant par exemple son ascension au pouvoir, Hitler ajoute :
« Je veux à nouveau aujourd’hui être prophète : si la finance juive internationale en Europe et hors d’Europe devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait pas la bolchevisation du monde, et par là la victoire du judaïsme, mais au contraire l’anéantissement de la race juive en Europe. »
Cet « Avertissement prophétique à la juiverie ! », selon le gros titre imprimé le lendemain par le Völkische Beobachter, fut largement diffusé et commenté, et des extraits en furent insérés dans une version remaniée du film de propagande Le Juif errant. Cette « prophétie » avait fonction de menace contre l’Angleterre et la France, qui entrèrent malgré tout en guerre le 3 septembre 1939. Hitler la renouvela le 30 janvier 1941, à l’intention des États-Unis qui s’apprêtaient à entrer en guerre à leur tour. Le New York Times, que les nazis tenaient comme le chef de file de la « presse juive », réagit à ce discours par un article qui sonnait comme un défi de passer à l’acte :
« Il n’est pas le moindre précédent qui prouve qu’il [Hitler] tiendra promesse ou donnera suite à une menace. Si l’on peut avoir une certitude, c’est que la seule chose qu’il ne fera pas, c’est ce qu’il dit qu’il fera [36]. »
Les États-Unis entrèrent dans la guerre en décembre sous le prétexte de l’attaque japonaise de Pearl Harbour. C’est alors que, le 12 décembre 1941, Hitler tint en comité restreint des propos que nous connaissons par les notes que Goebbels a retranscrites dans son journal :
« Pour ce qui concerne la question juive, le Führer est résolu à faire table rase. Il a prophétisé aux juifs qu’ils subiraient la destruction s’ils provoquaient encore une guerre mondiale. Cela n’était pas qu’une phrase. La guerre mondiale est là, la destruction des juifs doit en être la conséquence nécessaire. »
C’est à ce moment, estiment certains historiens, qu’Hitler et une partie de son entourage se sont ralliés à l’idée d’exterminer les juifs d’Europe (mais Brayard constate dans le journal de Goebbels qu’en octobre 1943, cet intime de Hitler était encore persuadé que le sort des juifs déportés, une fois la guerre terminée, serait l’expulsion à l’Est des territoires annexés). La prophétie d’Hitler constitue le fil rouge de cette évolution. Car, souligne Brayard, cette prophétie « faisait l’objet de l’attention récurrente de la propagande nazie, laquelle, en certains moments clés, n’avait de cesse de la rappeler ». À partir de 1942, de nombreux dignitaires nazis s’y réfèrent, en privé ou en public, pour appeler de leurs vœux la destruction de la « juiverie » européenne.
« En lançant sa prophétie, Hitler avait ainsi constitué un espace discursif singulier et contraignant. Certes, cette prophétie pouvait être mobilisée dans un but de propagande, mais, au moment où était venu le temps de sa réalisation, sa logique interne déterminait les formes que pourrait revêtir cet emploi. Qui plus est, en choisissant de la réitérer, Hitler avait mis en jeu son statut même de prophète, la puissance oraculaire de sa parole, la nature spécifique de son pouvoir : il n’était pas possible, la guerre mondiale étant advenue, que la prophétie ne se réalisât pas. […] En soi, cette contrainte était suffisante pour enclencher une phase de radicalisation de la politique antijuive [37]. »
Ce que cette analyse occulte, c’est le rôle cynique des Alliés et de leur presse, qui firent mine de ne pas prendre au sérieux cette prophétie de la Shoah, mais qui simultanément, par un harcèlement dont l’élite juive revendiquait clairement l’initiative, prirent en quelque sorte Hitler au piège de sa propre prophétie.
Opération Barbarossa : le pari perdu d’Hitler
En 1941, Hitler avait fait le pari osé que l’Angleterre accepterait au moins une trêve pour permettre à l’Allemagne de vaincre l’Union soviétique. Il avait de bonnes raisons de le croire : depuis 1917, Churchill n’avait cessé de présenter le bolchevisme comme le pire fléau de l’humanité : « Le bolchevisme n’est pas une politique, c’est une maladie », avait-il déclaré à la Chambre des communes le 29 mai 1919, ajoutant : « Ce n’est pas une croyance, c’est une pestilence. » Il prescrivait le gaz comme « le bon médicament pour les bolcheviques ». Le 6 novembre de la même année, il comparait le wagon plombé qui avait transporté Lénine en Russie en 1917 à « une fiole contenant un bouillon de culture de typhoïde ou de choléra ».
Mais trente ans plus tard, le 3 septembre 1939, Churchill déclara devant la même Chambre des communes : « Nous nous battons pour sauver le monde de la pestilence de la tyrannie nazie et la défense de tout ce que l’homme a de plus sacré [38]. » Et alors qu’il avait, en 1919, recommandé à Lloyd George de « Libérer l’Allemagne ; combattre le bolchevisme ; faire en sorte que l’Allemagne combatte le bolchevisme », en 1939, il dénonça le refus de Chamberlain d’initier un rapprochement avec l’Union soviétique.
- Célèbre article de Churchill paru en 1920, exaltant les juifs comme « la race la plus formidable et la plus remarquable jamais apparue dans le monde », et prenant parti pour le sionisme contre le bolchevisme.
C’est néanmoins en misant sur l’intérêt de Churchill qu’en mai 1941 Hitler parachuta son dauphin Rudolf Hess en Écosse avec mission d’informer secrètement Churchill de son offensive imminente contre l’URSS, et lui proposer un traité de paix. Hess fut capturé, Churchill refusa de l’entendre et le fit emprisonner jusqu’à la fin de la guerre, puis refusa de le libérer comme prisonnier de guerre et le fit condamner à perpétuité pour « complot et crime contre la paix [39] ».
Le jour même du déclenchement de l’opération Barbarossa, le 22 juin 1941, Churchill s’exprima sur la BBC, en expliquant que le régime nazi était pire que le communisme :
« Par l’efficacité de sa cruauté et la férocité de son agression, il surpasse toutes les formes de méchanceté humaine. »
Le gouvernement britannique, poursuivait-il, n’a « qu’un objectif et une seule fin irrévocable. Nous sommes résolus à détruire Hitler et chaque vestige du régime nazi. […] Tout homme et tout État qui combat le nazisme aura notre aide. […] Il s’ensuit que nous apporterons toute l’aide possible à la Russie et au peuple russe. »
Soudain, Churchill ne parle plus de l’Union soviétique, mais de la Russie et du « peuple russe », pour affirmer que « la cause de tout Russe qui se bat pour son foyer et sa maison est la cause des hommes libres et des peuples libres de tous les coins de la planète [40] ». Dans un texte dicté le 4 février 1945 et inclus dans son « testament politique », Hitler explique avoir espéré que Churchill comprendrait son intérêt « de s’entendre avec moi », afin de « permettre l’unification de l’Europe » face aux deux « géants que sont les États-Unis et la Russie » :
« En attaquant à l’Est, en crevant l’abcès communiste, j’ai eu l’espoir de susciter une réaction de bon sens chez les Occidentaux. Je leur donnais l’occasion, sans y participer, de contribuer à une œuvre de salubrité, nous laissant à nous seuls le soin de désintoxiquer l’Occident. […] J’avais sous-estimé la puissance de la domination juive sur les Anglais de Churchill [41]. »
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Ce qu’Hitler ne pouvait comprendre c’est que, dans les coulisses du pouvoir anglo-américain, il avait été décidé, non seulement que l’Allemagne nazie était un pire ennemi que l’URSS, mais que l’URSS n’était pas, en réalité, un ennemi à abattre. Il avait été décidé, en fait, de livrer la moitié de l’Europe à Staline. Certains faits peu connus prouvent même que la disparition d’Hitler et la reddition de l’Allemagne n’étaient pas souhaitées avant 1943, car elles auraient contrecarré ce plan. Peu après que Roosevelt et Churchill se furent mis d’accord, à Casablanca en janvier 1943, pour exiger de l’Allemagne une « reddition sans condition », George Earle, ambassadeur américain en Bulgarie officiant depuis Istanbul, fut contacté par l’amiral Wilhelm Canaris, chef des services secrets allemands, qui lui expliqua que, si le président Roosevelt indiquait clairement qu’il accepterait une « reddition honorable », les généraux allemands, dont beaucoup étaient hostiles à la politique suicidaire de Hitler, livreraient celui-ci à la justice internationale et remettraient l’armée allemande aux forces américaines pour s’allier contre l’URSS, l’ennemi véritable de la civilisation occidentale, et protéger l’Europe centrale de l’assaut des troupes soviétiques. Earle rencontra ensuite l’ambassadeur allemand Fritz von Papen, fervent catholique et antihitlérien, puis le baron Kurt von Lersner, autre dignitaire allemand. Convaincu à la fois de la sincérité des Allemands et de la détermination de Staline de conquérir l’Europe, Earle envoya à trois reprises, par canaux diplomatiques et militaires, un message urgent à Roosevelt l’invitant à saisir cette chance inespérée. La seule réponse que reçut Earle de Roosevelt fut l’ordre de s’en remettre au commandant en chef en Europe, le général Eisenhower. Cela équivalait à tuer l’initiative des dignitaires allemands antinazis ; ils furent exécutés par Hitler après avoir vainement tenté de l’assassiner le 20 juillet 1944. Eisenhower, en effet, avait pour consigne de laisser le champ libre à Staline en Europe centrale, c’est-à-dire de livrer au communisme les peuples que les Alliés s’étaient donnés comme mission, par la Charte de l’Atlantique du 14 août 1941, de libérer du nazisme [42].
La partition de l’Europe ne résulta pas d’un échec des États-Unis, mais au contraire d’une volonté secrète. Non seulement l’Allemagne avait été prise en tenaille entre les forces anglo-américaines et les forces soviétiques mais, une fois l’Allemagne écrasée, les mâchoires devaient continuer d’enserrer l’Europe. La Guerre froide permettrait de maintenir l’antagonisme dont avait besoin Israël pour fonder son État en Palestine en 1948, puis en étendre les frontières en 1967.
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