Sibylle Rizk : « Au Liban, plus de la moitié de la population est passée sous le seuil de pauvreté »

Sibylle Rizk : « Au Liban, plus de la moitié de la population est passée sous le seuil de pauvreté »

Entretien | Au Liban, la colère a pris le pas sur le confinement, et il n’est pas certain que le plan de sauvetage proposé par le gouvernement parvienne à la calmer. Car l’économie du pays du cèdre est un naufrage, et les politiques n’y sont pas pour rien. Décryptage avec Sibylle Rizk, de l’ONG Kulluna Irada.

Des manifestants incendient la façade de la Banque du Liban à Saïda, dans le sud du pays, le 29 avril 2020.
Des manifestants incendient la façade de la Banque du Liban à Saïda, dans le sud du pays, le 29 avril 2020. Crédits : Mahmoud ZayyatAFP

Au Liban, les mesures adoptées contre le nouveau coronavirus ont amplifié la crise économique, la pire depuis la guerre civile : inflation galopante, pénurie de liquidités et forte dépréciation de la monnaie par rapport au dollar. Un naufrage qui a précédé la crise sanitaire, puisqu’il a été l’un des déclencheurs, en octobre 2019, d’un soulèvement inédit contre l’ensemble de la classe politique.

Ce soulèvement n’est pas éteint, loin de là. En témoignent les récentes explosions de violences à Tripoli, la deuxième ville du pays, où les Libanais ont battu le pavé pour dénoncer une chute de leur pouvoir d’achat.

C’est dans ce contexte que le gouvernement libanais a demandé l’aide du Fonds monétaire international (FMI) après avoir adopté jeudi un « plan de relance », qui va, a assuré le Premier ministre Hassan Diab, mettre le pays sur la voie du « sauvetage financier et économique ». Un programme vital pour tenter de relever la pays de la situation qui est la sienne. Mais un programme sans doute difficile à mettre en œuvre dans un pays au système politique essoufflé et contesté, où incompétence et corruption sont depuis plusieurs mois dénoncés.

Sibylle Rizk est directrice des politiques publiques de l’organisation non gouvernementale Kulluna Irada, un groupe d’influence pour la réforme politique et économique au pays du cèdre, fondée et financé exclusivement par des Libanais de la diaspora et du Liban. Elle dresse le dramatique état des lieux de l’économie et de la société libanaises.

Comment analysez-vous la reprise des manifestations au Liban ?

C’est clairement une reprise et une amplification des mouvements de protestation de l’automne dernier, qui se sont essoufflés pour différentes raisons, pour laisser une chance, notamment au cabinet de Hassan Diab, qui a succédé à celui de Saad Hariri, poussé à la démission par la rue. Mais les manifestations ont ensuite été clairement empêchées par les mesures de confinement. Aujourd’hui, la situation économique et financière est tellement grave que les gens n’ont pas attendu pour redescendre dans la rue, parce qu’ils n’en peuvent plus.

Pourquoi ces manifestations sont-elles si violentes à Tripoli, la grande ville du nord, où un jeune de 26 ans a été tué en début de semaine dernière ? 

La région de Tripoli est l’une des régions les plus pauvres du pays, où la crise se fait durement sentir. C’est un foyer de révolte, même s’il ne faut pas exclure que les protestations soient manipulées par tel ou tel acteur politique, ce qui est souvent le cas au Liban, étant donné la complexité du paysage politique. Mais fondamentalement, Tripoli est la région libanaise où il y a le plus de raisons objectives, sur le plan social et économique, de se révolter.

Au Liban, globalement, 30 % de la population était sous le seuil de pauvreté avant l’éclatement de la crise. Aujourd’hui, on est passé à plus de la moitié de la population.

Le 3 mai 2020 sur la place al-Nour, au centre de la ville portuaire du nord de Tripoli.
Le 3 mai 2020 sur la place al-Nour, au centre de la ville portuaire du nord de Tripoli. Crédits : Ibrahim ChalhoubAFP

Peut-on dire que la situation est pire qu’en octobre dernier ?

Oui, sans aucun doute, l’économie est en chute libre et il n’y a toujours pas de pilote à la barre pour tenter de redresser la situation, en raison de l’ébranlement du système de pouvoir en place depuis trente ans. Le chômage et l’émigration sont des symptômes permanents du modèle économique en place depuis des années. Mais son improductivité était compensée par des flux incessant de capitaux étrangers attirés par des rendements [financiers] irrésistibles qui ont maintenu une illusion de richesse et entretenu l’activité économique.

Aujourd’hui, le système s’effondre. Le système financier est en faillite et les Libanais découvrent que leurs dépôts ont financé des dettes publiques et privées irrécouvrables.

Depuis l’éclatement de la crise à l’automne dernier, les gens perdent leurs revenus, leur emploi, leur épargne. La perte de pouvoir d’achat est d’environ 60 % depuis l’été dernier, et aucun signe d’amélioration n’est en vue, au contraire.

Cela s’est traduit par la dévaluation de la monnaie libanaise. Le taux de change était resté stable à un peu plus de 1 500 livres pour un dollar au cours des vingt-cinq dernières années, malgré des fondamentaux qui ne le justifiaient absolument pas et qui explique en partie l’ampleur de la crise. Aujourd’hui, ce taux de change a dégringolé. On avoisine les 4 000 livres pour un dollar, dans un pays où l’écrasante majorité des biens de consommation sont importés. Cela représente une énorme perte de pouvoir d’achat et donc de chute de niveau de vie pour la population.

Où en est le plan de sauvetage que doit présenter le gouvernement libanais ?

Une version du plan a été présentée en Conseil des ministres. Ce projet est composé de plusieurs parties. La première est une reconnaissance de l’ampleur des pertes, un point de départ indispensable pour sortir du déni. Il faut savoir que la position officielle du gouverneur de la banque centrale et de l’Association de banques consiste à nier que le secteur bancaire soit en faillite.

Le document propose ensuite une série de mesures et de pistes pour résoudre la problématique financière. Il établit notamment qu’il est impossible d’espérer un « bail-out » extérieur – de l’aide financière de bailleurs internationaux qui viendrait combler les pertes. Mais il juge en tout cas indispensable cette aide extérieure pour aider l’économie libanaise à redémarrer et invoque pour cela la nécessité pour le Liban de recourir à un programme du FMI [aide que le Premier ministre a annoncé avoir demandée lors du allocution télévisée jeudi après-midi, ndlr].

Au moins, il insiste sur l’impératif pour le secteur financier d’assumer ses pertes en interne,conformément aux règles internationales établies après la crise financière de 2008 autour du principe du « bail-in ». Il s’agit pour les déposants, principaux créanciers des banques, de participer de façon forcée à la recapitalisation des banques.

Le document du gouvernement s’oppose aussi en principe à une ponction sur les actifs de l’État et sur ceux des contribuables pour compenser les pertes. Il établit enfin toute une série de réformes budgétaires et sectorielles.

Mais là où le bât blesse, c’est dans la capacité de mise en œuvre de ce plan, dont beaucoup d’éléments restent discutables. La passe d’armes par médias interposés cette semaine entre le Premier ministre et le gouverneur de la Banque centrale n’est que la face émergée d’une crise de pouvoir profonde, tout aussi importante que la faillite économique et financière.

Le système de pouvoir en place depuis trente ans est très fortement ébranlé et le gouvernement de Hassan Diab n’a ni ligne politique claire, ni les mains libres.

Le Liban entre dans une phase nouvelle, avec les défenseurs du système politico-financier qui s’accrochent à leur pouvoir, certains acteurs qui essaient de se refaire une virginité et des forces nouvelles mais pas encore structurées qui espèrent en finir avec le système qui a mené le pays à la ruine.

Tous sont en tout cas à la merci d’un acteur majeur : la crise, qui se déploie à grande vitesse et modifie en profondeur le visage de la société libanaise.

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