Secte d’assassins légendaires, les thugs ont nourri l’imaginaire jusqu’à nos jours, de la littérature coloniale au cinéma. Mais qui étaient ces Indiens à la réputation sanguinaire ?
Origine, organisation et fonctionnement
Il est difficile de cerner précisément l’origine des thugs, car la confrérie est secrète et sa fondation plus ou moins légendaire. Le mot thug lui-même apparait dès les textes sanscrits antiques, signifiant caché, dissimulé. Les sources les plus anciennes et les traditions de nombreux thugs font remonter l’existence de leur fraternité à la fin du XVIème siècle, au temps de l’Empereur Moghol Akbar (1556-1603)1 ; il y aurait eu à cette époque sept familles de thugs, uniquement musulmanes et habitant Dehli ; découvertes par l’Empereur, elles s’enfuirent dans différentes régions de l’Inde. Ainsi on a pu trouver des thugs, sous diverses appelations (phansigars dans le sud de l’Inde par exemple), dans tout le sous-continent. Historiquement, et bien que de nombreux thugs s’enorgueillissent d’être natifs de haute caste musulmane, il semble que dès l’origine ils fussent aussi bien hindous que musulmans et issus de soldats déserteurs et autres auxiliaires moghols sans emploi, de toute caste.
Les thugs étaient organisés en bandes de diverses tailles, allant de seulement 5 ou 6 personnes à plus d’une centaine, dirigés par des jemadars2 qui répartissaient les tâches et le butin. Ils se différenciaient des autres voleurs (car tel était leur mobile) par l’assassinat systématique de leurs victimes à l’aide d’un foulard appellé rumal, par principe religieux mais aussi pour éviter d’être repérés à cause d’une arme. Leur mode opératoire était particulier car ils s’associaient à des voyageurs de passage et s’évertuaient à gagner leur confiance jusqu’à les attirer dans un lieu retiré3 pour accomplir leur besogne. Certains thugs étaient assassins, mais toutes les tâches avaient leurs spécialistes, de « l’entremetteur » gagnant la confiance par sa sociabilité et son allure, jusqu’aux assistants de l’étrangleur ou au fossoyeur. Les thugs étaient surtout actifs durant la saison froide, la plus propice au voyage, et agissaient toujours à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux ; en effet, ils reprennaient le reste de l’année emploi et existence tranquille, rien ne permettant alors de les différencier des autres indiens.
On était en général thug de père en fils, mais parfois des membres extérieurs étaient initiés, y compris les jeunes enfants des victimes, souvent adoptés par les assassins. Ils parlaient enfin leur propre argot, le ramasee, qui permettait à toutes les bandes de se reconnaitre entre elles, du Nord au Sud de l’Inde.
Culte et mystique
Ce qui peut surprendre un occidental habitué à un certain « exclusivisme » religieux, c’est qu’hindous comme musulmans, tous les thugs honoraient Kali comme la patronne de leur métier et lui offraient cérémonies et sacrifices. Les légendes montrant la protection de la déesse, appellée parfois Devî4, abondent dans leur folklore. Malgré d’éventuels manquements, tous adhéraient aussi à un code religieux de leur pratique qui impose de nombreux interdits et indique les signes favorables ou non à une expédition (les bandes ont un devin attitré) ; Il serait fastidieux de tout citer ici : néanmoins le meutre des femmes, des brahmanes et des sikhs était particuliérement maudit, tandis que le meutre d’une dizaines d’autres catégories portait malheur. Pour ce qui est des mauvais présages, citons le cri du liévre (duheea), qui épargne la cible en cours et celui du jeune hibou entendu en pleine journée, le plus terrible de tous, nécessitant l’arrêt complet de la campagne. Les contrevenants seraient chatiés par la déesse, les exposant dans cette vie à la capture et à la mort. La principale légende sur la pratique de l’étranglement est d’ailleurs liée à un manquement : à l’origine, les thugs laissaient les corps au sol sans les enterrer afin que Kali les dévore, ce qui permettait aux thugs de ne pas être découverts ; cependant, personne ne devait regarder, afin de ne pas déranger la déesse. Evidemment, un jeune novice finit par trahir cet engagement et Kali déclara alors qu’elle ne dévorerait plus les cadavres, mais accepta de laisser aux thugs une de ses côtes comme couteau, sa ceinture pour garrot et une dent comme pioche.
C’est de ce don de Kali que vient la cérémonie la plus spécifique aux thugs, faite avant chaque expédition : la bénédiction de la pioche5. En effet, l’instrument était disposé au-dessus d’un trou et recevait successivement de l’eau, puis de l’eau sucrée, du lait aigre et enfin de l’alcool. Ensuite on y faisait sept marques de vermillon, représentant le sang des futures victimes. On finissait alors par allumer un feu alimenté d’encens et de bois de santal, la pioche devant passer sept fois au-dessus. Le clou de la cérémonie avait lieu lorsque le jemadar mettait une noix de coco sur le sol et demandait à la cantonnade s’il devait frapper ; devant la clameur affirmative de la bande il éventrait le fruit avec la pioche et partageait sa chair entre les étrangleurs. Cette pioche était si sacrée qu’elle n’était confiée qu’à des individus exceptionnels et si par malheur elle tombait au sol, la bande devait la consacrer à nouveau avant de changer de route, les bandes les plus supersticieuses annulant même leurs expéditions.
La religiosité des thugs doit quand même être nuancée, car si les chefs et les plus anciens tenaient beaucoup aux rites, il semble que nombre de thugs n’y attachaient qu’une importante plus limitée, n’adorant Kali que dans le cadre de leur métier.
Apogée et décadence des Thugs
Paradoxalement, l’heure de gloire des thugs commença et pris fin avec la domination britannique dans le sous-continent6 : en effet, la pax britannica permis le retour de masses de voyageurs sur les routes et donc une multiplication des victimes potentielles et l’amélioration de leurs revenus. Cependant les territoires gérés directement par les anglais étaient encore minoritaires et cohabitaient avec de nombreux petits états, dans lequel les thugs pouvaient aisément s’abriter pour fuir la répression (souvent protégés par des notables et grands propriétaires corrompus).
Avec un nombre de thugs bien plus élevé qu’avant, beaucoup n’étant pas fils de thugs, la pratique de leur « art » se dégrada et la solidarité entre les membres des bandes s’étiola, annonçant le début de la fin. Les meurtres à l’arme blanche et la mauvaise inhumation des cadavres se multipliant, la discrétion des bandes diminua d’autant. Pour beaucoup de thugs traditionnels, c’est aussi les manquements de plus en plus grands au code de l’honneur de leur confrérie qui explique sa chute finale : assassinats de femmes et d’enfants, de brahmanes, non respects des rites et présages etc…
Cependant c’est la traque des thugs par les administrateurs et les forces britanniques qui expliquent en premier lieu cette extinction. En effet, si les thugs étaient ignorés comme tels jusqu’aux années 1820, les disparitions croissantes d’auxillaires indiens allant en permission sur les routes avec leur solde finit par mettre la puce à l’oreille des autorités. Ainsi, un département spécial de lutte anti-thugs fut mis en place et de nombreux informateurs furent recrutés pour dénoncer les bandes, tandis que la police auxilliaire n’hésitait plus à traquer les thugs jusque dans les états natifs. Le principal instigateur de cette campagne fut Sleeman, gouverneur de Saugor et Nerbudda (Inde centrale) qui acquit une telle popularité chez les indiens (lesquels détestaient en majorité, et logiquement, les thugs) qu’une ville porte encore aujourd’hui son nom.
Les thugs disparurent définitivement dans les années 1850, mais leur existence marqua durablement l’imaginaire occidental, à tel point que du Juif Errant d’Eugene Sue jusqu’au film Indiana Jones et le temple maudit, on peut retrouver des personnages directement inspirés de leur confrérie. Le terme même de thug est toujours utilisé dans l’argot anglais d’aujourd’hui, où il désigne bandit ou voyou et redevient populaire au travers du rap !
Pierre Lucius
Note :
1L’empire Moghol domina la majorité de l’Inde de 1526 à 1707, et officiellement jusqu’en 1857, quoique devenu une coquille vide.
2Le titre correspond à celui de lieutenant dans l’armée indienne soumise aux anglais.
3Lieux favorables aux meutres appellés bele par les thugs
4Littéralement « force femelle »
5Pioche utilisée pour creuser les tombes.
6Les anglais s’installent au Bengale à partir de 1756, à la suite de la compagnie des Indes Orientales.
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