Jean-Baptiste décapité: un regard neuf sur la Révolution tranquille

Jean-Baptiste décapité: un regard neuf sur la Révolution tranquille

Depuis quelques années, on note un regain d’intérêt pour l’étude de ce qu’on appelle communément la « Révolution tranquille ». Geneviève Zubrzycki, professeure titulaire en sociologie à l’Université du Michigan, propose une perspective originale dans son récent essai Jean-Baptiste décapité : Nationalisme, religion et sécularisme au Québec.

L’histoire habituellement transmise, celle de l’émancipation d’un peuple du joug trop zélé d’une Église omnipotente, est de plus en plus remise en question.

Bien qu’on n’assiste que très rarement à une critique globale de ce que l’historien Michael Gauvreau nomme « l’orthodoxie libérale », je constate néanmoins un mouvement de fond qui, pierre par pierre, déconstruit ce qui nous apparaitra peut-être un jour comme le « mythe de la Révolution tranquille ».

En ce sens, le récent ouvrage de Geneviève Zubrzycki apporte une contribution originale qui nous permet de mieux saisir cette période confuse de notre histoire.

Un symbole dérangeant 

L’analyse sociologique de Zubrzycki se concentre sur l’univers symbolique de l’avant et de l’après 1960 à travers le prisme des défilés de la Saint-Jean-Baptiste, particulièrement de la figure elle-même du cousin de Jésus.

Par l’étude de l’évolution esthétique de ce qu’on appelle aujourd’hui « la Fête nationale », l’auteure nous fait assister aux différents changements de paradigme qui ont touché le Québec au XXe siècle. 

On est tout d’abord marqué par l’étrangeté de l’univers qui nous est décrit. Bien singulières nous semblent, en effet, ces processions politicoreligieuses de la nation canadienne-française. De plus en plus rares sont ceux encore en mesure de se rappeler ce à quoi pouvait ressembler la vie au rythme de la « survivance ». 

De 1840 à 1960, le Québec s’était développé autour d’un « récit messianique rétrospectif » (p.61) qui avait eu pour conséquence une « confessionnalisation progressive mais ferme, de l’éducation, de la santé et de l’assistance sociale faisant de l’Église canadienne-française un “crypto-État” » (p.60). Alors qu’aujourd’hui, la désuétude du modèle ethnoreligieux nous semble évidente, comment penser que la mutation entre ces deux époques ait pu se faire sans quelques tensions ? 

[…] la Révolution tranquille serait également la période de la sacralisation de l’État, de sa mutation en « État-providence ».

La décapitation symbolique de la statue de saint Jean-Baptiste a été, pour l’auteure, ce moment pivot : « le défilé traditionnel ne reviendra plus […], cette rupture clôt un chapitre de l’histoire du Québec » (p.129). En d’autres termes, cet évènement fut le moment historique où sont survenus un renversement institutionnel et une politisation de la destinée collective à travers la « construction d’un État-providence » (p.232). 

Le livre rend magnifiquement cette phase de transition importante, mais nous livre également une analyse innovante sur l’identité même de la « Révolution tranquille ».

La Révolution tranquille en question

Plus que de nous remémorer un univers aussi inconnu qu’exotique, l’analyse de Zubrzycki nous invite à aller au-delà de nos aprioris sur ce que représente la Révolution tranquille. Bien que prenant à son compte le canon de l’histoire officielle sur la « Grande Noirceur » et sur Maurice Duplessis (p.12), deux éléments liés au « processus du devenir séculier » (p.29) ont attiré particulièrement mon attention.

Dans un premier temps, on voit comment la « sécularisation » ne peut se limiter à l’extirpation du sacré de la société civile et politique. À cette dimension évidente doit en effet s’ajouter celle de la sacralisation de ce qui était alors considéré comme « profane ».

En ce sens, la Révolution tranquille serait également la période de la sacralisation de l’État, de sa mutation en « État-providence ». La sécularisation est donc une dynamique en deux mouvements. 

Alors que les récits communs sur la Révolution tranquille la présentent comme une émancipation face à la superstition religieuse, l’auteure souligne, à travers les transformations de la célébration du 24 juin, qu’aujourd’hui encore, « la fête témoigne […] d’un syncrétisme religioséculier complexe » (p.154). Cela montre le « rôle ambigu du catholicisme dans la définition de l’identité québécoise » (p.173).

La Fête nationale manifesterait la dimension symbolique de cette divinisation de l’État ou, en d’autres termes, de la tentative d’assimilation des rites traditionnels catholiques en vue d’une sursacralisation du politique.

Le patrimoine religieux au service de l’État

Deuxièmement, cette logique « religieuse » du politique qui tend à sacraliser le profane est également à l’œuvre dans la préservation du patrimoine religieux. En effet, pour la sociologue, « après avoir perdu tout son prestige dans la foulée de la “Révolution tranquille”, le patrimoine religieux a soudainement acquis le statut de bien collectif. L’État l’a resacralisé en invoquant la notion de patrimoine culturel » (p.207). 

Ce double mouvement de la sécularisation ne pourrait trouver de meilleur exemple. Loin d’effacer le sacré de l’espace public, la sécularisation est le processus par lequel les institutions profanes s’accaparent la production du sacré à des fins purement temporelles.

àAinsi, ayant retiré à l’Église sa légitimité comme instance sacrée, la Révolution tranquille allait conférer ce rôle à l’État québécois. Il allait devenir une véritable « religion séculière ». À travers ce prisme symbolique, l’ouvrage de Zubrzycki montre bien les conséquences de ce phénomène de sacralisation de l’État. 

Un pas en avant dans la démythification

La forte symbolique émergeant de la comparaison entre les destins tragiques de saint Jean-Baptiste (Mc 6,28) et celui de l’Église du Québec avait de quoi frapper les esprits. On peut comprendre comment, rétrospectivement, cette interprétation a pu s’imposer médiatiquement (p.125). 

Un demi-siècle plus tard, l’étude de Zubrzycki vient jeter un regard nouveau sur la Révolution tranquille. Que ce soit par la justesse du récit ou par les différentes avenues explorées, Jean-Baptiste décapité : Nationalisme, religion et sécularisme au Québec ajoute une pierre importante à la démythification de cette période. Espérons qu’elle en suscitera d’autres.


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