Il y a deux ans, la spécialiste de Nietzsche s’installe à Bordeaux où elle enseigne depuis quinze ans, (elle y est responsable du master : soin, éthique et santé). À cette époque elle n’imagine pas à quel point la société va traverser de telles turbulences. Et alors qu’elle découvre la capitale girondine son quotidien est confronté aux mobilisations citoyennes. Elle va s’en faire le témoin privilégié. Entretien.
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Pourquoi une telle improvisation dans la gestion de cette crise ?
C’est vrai que nous ne sommes pas dans un pays pauvre, nous sommes la 6e puissance économique mondiale ; les causes sont liées à une vision néolibérale de la manière de gouverner.
La pénurie n’est pas involontaire, elle a été sciemment orchestrée par les dirigeants des entreprises pour s’adapter à la compétition mondiale. Le modèle néolibéral organise une société de flux basée sur des ressources rares. Une entreprise qui a des stocks perd des points.
Moins il y a de lits de matériels, de médicaments, de personnels, plus il y a d’agilité, d’innovation de dépassement, d’adaptation et cela est considéré comme moteur de progrès. C’est une façon de montrer que l’on est en avance au regard du monde d’avant. Il faut être performant, moderne, autrement dit « Il faut s’adapter » ! C’est avec cette injonction que s’est faite la gestion de l’hôpital.
Sauf qu’à flux tendu il est impossible de faire face à l’imprévu. Cette vision néolibérale est totalement contraire aux conditions de la vie et aux besoins fondamentaux des vivants. Et ce n’est pas valable que pour l’hôpital. C’est aussi le cas dans le monde de la recherche et de l’enseignement, détruit par cette culture de l’optimisation et de l’innovation sur fond de pénurie.
Vous dénoncez la médecine proactive, est-ce une erreur d’avoir voulu remplacer le bon vieux docteur ?
Dans la médecine classique, on tient compte du patient, de sa plainte, de son mal. Mais cela est jugé archaïque et dépassé. La médecine proactive, portée par les prouesses du numérique, tourne le dos à la médecine traditionnelle qui porte assistance à la personne malade. La médecine dite « proactive » demande à l’individu de taire sa souffrance, de s’adapter, y compris dans un environnement dégradé et d’être comptable de la manière dont il optimise les risques.
Elle fait l’impasse sur ce qui est négatif, refuse d’avoir une vision critique sur les causes de nos pathologies. Refusant de regarder en face la souffrance, la mort et le négatif, elle fantasme l’optimisation de la performance.
De plus cette médecine de l’innovation, focalisée sur les nouvelles technologies et le biomédical, est incapable de prévenir ce genre de crise sanitaire car elle est dépourvue de toute réflexion critique sur les facteurs environnementaux des maladies et sur nos organisations sociales, qui sont pourtant des déterminants fondamentaux en santé publique.
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Dans la vision néolibérale, la conduite des individus doit être modelée par les recommandations des experts. Mais cette crise du coronavirus […] révèle le retard des gouvernants, dont les visions sont de plus en plus inadaptées aux réalités et dont les décisions sont de plus en plus éloignées du bon sens des populations.
C’est leur aveuglement du flux et leur phobie irrationnelle des stocks qui leur a, par exemple, fait détruire nos stocks de masques, nos contingents de lits et nos effectifs de soignants. C’est le même aveuglement qui les conduit à supprimer des postes de chercheurs et d’enseignants capables d’avoir une vision sur le temps long, pour leur substituer une main-d’œuvre précaire, fluide, adaptable.
Il y a en réalité beaucoup d’argent dans la santé et l’éducation mais affecté à une logique de flux, qui détruit la stabilité nécessaire réclamée par ces métiers. Cette pression du flux conduit à installer la pénurie et la compétition partout, alors même qu’il y a une débauche de dépenses du côté du management, de l’évaluation, de la machine normative et réglementaire.
Dans ces métiers de santé, d’éducation et de recherche, nous passons de plus en plus de temps à l’évaluation, à l’optimisation, à la compétition et de moins en moins de temps à soigner, éduquer et faire de la recherche.
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