Un coup d’État bien à la canadienne

Un coup d’État bien à la canadienne

L’ancienne ministre canadienne des affaires étrangères et actuelle vice-première ministre Chrystia Freeland est désormais une praticienne du coup d’État en douceur reconnue. Du bilan de ses prises de position, de ses actions et de ses interventions politiques émergent de nombreux signaux d’alarme. Ses récentes machinations politiques semblent indiquer qu’elle fait passer sur le front domestique ses prédilections pour les renversements de régime lointains.

La légende politique veut que le chef libéral de l’époque, Justin Trudeau, ait pourchassé Chrystia Freeland jusqu’à New York pour la convaincre de se présenter au Parti libéral. À l’époque, Freeland était une journaliste bien connue qui entretenait d’excellentes relations au sein de l’establishment politique américain. Elle avait des liens étroits avec Lawrence Summers, haut fonctionnaire du département du Trésor de Bill Clinton et ensuite Directeur du Conseil économique national d’Obama. Elle a depuis longtemps une vision du monde profondément antirusse figée dans l’ère et l’air de la guerre froide. 

L’élection de Justin Trudeau à la tête du Parti libéral en 2013 a suscité de graves inquiétudes parmi les puissants détenteurs du pouvoir aux États-Unis. Leur solution : faire en sorte que Chrystia Freeland se glisse tout doucement au sein du Parti libéral en tant que police d’assurance pour le Beltway de Washington, une sorte de garde-fou contre les impulsions politiques jugées trop progressistes de Trudeau. Peu importe l’ampleur des efforts déployés par Trudeau pour les amadouer depuis le début de son premier mandat, ils ne lui font tout simplement pas confiance pour mettre pleinement en œuvre leur vision.

Le tout premier Ministre des Affaires étrangères de Trudeau, Stéphane Dion, a cherché à renforcer les relations avec la Russie et s’est efforcé de resserrer la collaboration avec la Chine, notamment en lançant des négociations en vue d’un accord de libre-échange. Il a beaucoup investi dans la Banque asiatique de développement et dans d’autres instruments de développement économique asiatiques afin d’inscrire le Canada dans le monde multipolaire naissant. Ces choix politiques ont suscité la grogne de nombreux initiés à Washington, tant républicains que démocrates clintoniens, pour qui la Chine représente une menace directe à la domination mondiale par les États-Unis. Quelques mois seulement après sa nomination au nouveau cabinet Trudeau, Mme Freeland aurait plaidé en faveur d’un changement de cap majeur dans le programme de politique étrangère du gouvernement canadien et aurait manifesté son désir d’occuper le poste de ministre des affaires étrangères. 

Ainsi, la phase I du stratagème de changement de régime s’est mise en place. Bien que, contrairement à ce que la plupart des Canadiens croient, le Canada ne s’est jamais comporté en véritable phare des droits de la personne, sa politique étrangère a pris un virage déplorable. Le 10 janvier 2017, Stéphane Dion fut expulsé du ministère des Affaires étrangères et du conseil des ministres et commodément remplacé par Freeland. La politique étrangère du Canada a été profondément transformée et mise sur la voie Trumpienne. 

Le 6 mars 2017, l’ambassade des États-Unis au Canada envoyait une dépêche à Washington intitulée « Le Canada adopte la politique étrangère « America First » ». Coup sur coup, le Canada devient ouvertement antagoniste à l’égard de la Russie. L’arrestation peu convaincante de la vice-présidente de Huawei, Huang Wei, a constitué une suite naturelle à ce changement de cap politique. Il est tout à fait concevable que Trudeau n’ait pas approuvé l’arrestation initiale, car il se peut fort bien qu’il n’ait été mis au courant qu’après quelques heures critiques, c’est-à-dire après que l’acte ait été commis. Sous la direction de Freeland, le Canada a adopté une position de plus en plus guerrière contre tous les gouvernements progressistes d’Amérique latine. Cette agression illégale a notamment consisté à intensifier l’ingérence de notre gouvernement dans les affaires intérieures du Venezuela en finançant et en soutenant activement les justiciers suprémacistes blancs qui tentaient de renverser son gouvernement dûment élu. 

Avec l’élection de Donald Trump, la Dame de Rouille Chrystia Freeland (du funeste moule de la Dame de Fer Margaret Thatcher) devint hyperactive. Elle a expédié les forces armées canadiennes en Lettonie pour faire des simagrées aux soldats russes qui se trouvaient de l’autre côté de la clôture frontalière. En collaboration avec le ministre de la Défense, Freeland a dépêché nos soldats au Mali pour protéger les opérations minières canadiennes, aider la Mère Patrie France à maintenir son emprise colonialiste sur l’économie du pays ainsi que pour préserver le monopole des multinationales françaises. Cette aventure a eu pour conséquence d’approfondir le fossé entre le puissant Sud et son armée tribale sans scrupules, d’une part, et le peuple Touareg du nord du pays (à ne pas confondre avec les terroristes de Boko Haram), longtemps exploité et laissé pour compte, d’autre part. 

La Dame de Rouille Freeland a piloté le clandestin Groupe de Lima, orchestré des actions illégales contre le Venezuela et mené la guerre médiatique mensongère contre celle-ci, légitimé les bellicistes effusions verbales et les infiltrations de mercenaires de Trump, imposé des sanctions et réduit le soutien financier au Nicaragua, soutenu la dictature hondurienne avec l’argent des contribuables canadiens tout en lui fournissant une protection politique, entretenu le coup d’État bolivien et affaibli les liens du Canada au Cuba en fermant le consulat canadien dans ce pays. Ses actions ont alimenté des exactions et des campagnes de dégradation de la démocratie dans diverses parties du monde. En termes simples, elles ont permis et légitimé le génocide de centaines de milliers d’âmes. En notre nom et sans notre consentement. Quant à Trudeau, même pour les cas où il a été poussé ou piégé à adopter des politiques et des actions horripilantes, il doit répondre des choix et des actes de son gouvernement et, bien sûr, de ses déclarations souvent enthousiastes et trompeuses à leur sujet.

Présentement installée dans le fauteuil de vice-première ministre, Freeland étend son champ d’action à l’échelle nationale. Ses premières décisions politiques furent déplorables. Elle a bloqué les demandes des Premières nations du Manitoba visant à faire venir des médecins cubains pour fournir des soins de santé dont le besoin se fait cruellement sentir. Elle est en voie de constituer un triumvirat conservateur en puissance en compagnie de Doug Ford et de Jason Kenny. Après qu’Andrew Scheer a commis l’impardonnable en perdant les élections de 2019, la crème de la crème du Parti conservateur est empêtrée par un champ de candidats à la chefferie décevant. Les dirigeants du parti ratissent le paysage à la recherche de solutions alternatives, sous l’œil attentif d’un certain Stephen Harper. 

Rappelons que Stephen Harper est le président de l’Union internationale des démocrates (UID), une alliance de dizaines de partis politiques de droite importants à l’échelle mondiale. En bref, son travail consiste à renforcer les gouvernements de droite et d’extrême droite et/ou à impulser l’installation de tels régimes dans les pays présentement dirigés par des progressistes. Harper abhorre le fait qu’une espèce de parti progressiste soit au pouvoir sur son propre territoire, d’autant plus qu’il est dirigé par un Trudeau. Harper est soutenu par une écurie d’anciens journalistes et d’autres experts serviles dont le mandat à plein temps est de dégrader Trudeau. Cela dit, Harper et ses compagnons d’âme américains ont désespérément besoin d’un partenaire fiable. Ils en ont peut-être trouvé un à un endroit jusqu’ici insoupçonné, même si cela puisse impliquer des manœuvres pour qu’elle obtienne la direction du Parti libéral. Parce que Freeland s’acquitterait de leurs directives plus efficacement que n’importe quel candidat conservateur disponible.

Dans la foulée de son presqu’échec et mat ‘Blackface’, Trudeau était censé perdre. Bien sûr, nous ne savons pas qui a orchestré la fuite des photos en noir (elles se sont avérées abominables et indéfendables). Les dresseurs de Freeland étaient-ils nécessairement distants de cette dynamique étant donné que les photos ont été dévoilées dans les médias américains avec lesquels elle a des liens si étroits ? 

Maintenant que le moment de remplacer un « Trudeau faible » est apparemment révolu, elle a l’air de conduire une grande campagne d’autopromotion, seule ou autrement, en suscitant des articles flatteurs dans le Los Angeles Times, le Toronto Star et McLeans. Ces chefs-d’œuvre ont été repris par d’innombrables autres médias. Ils caractérisent son ascension au poste de Premier ministre comme étant inévitable. Il ne s’agit pas d’un hasard, ni d’une quelconque fabrication spontanée d’une icône politique. C’est délibéré et orchestré.

Malheureusement pour la Dame de Rouille, le COVID-19 procure au Premier ministre un nouvel élan. Alors qu’il investit des centaines de milliards pour atténuer le choc et préserver un plancher de survie essentiel à la reprise économique, il reconstitue son capital politique. Chaque fois que quelqu’un identifie une tranche de personnes passant entre les mailles du filet, Trudeau tente de combler la brêche. Pendant ce temps, les Conservateurs et les extrémistes blancs, ainsi que les entreprises américaines et les évangélistes qui les soutiennent, sont en panne et cherchent une voie vers la rédemption politique. 

Soit dit en passant, n’exagérons pas l’équité des choix politiques de Trudeau, et certainement pas celle de la plupart des dirigeants provinciaux. Les pauvres, les marginaux, les femmes, les communautés racialisées et les Premières nations font les frais du cataclysme économique actuel. Un grand nombre de personnes âgées vivant en institution (de facto victimes de violations des Droits humains en raison de la négligence chronique et des coupures financières des gouvernements provinciaux) paient de leur vie le COVID. Les démunis du monde entier seront condamnés à y gouter, en raison de leur marginalisation et donc de leur statut inférieur, du moins aux dires des princes financiers. Tout en se sentant faussement coupables de la propagation de COVID parce qu’ils sont contraints de travailler pour pouvoir mettre la main sur leur pain quotidien. 

Les riches et les puissants canadiens s’en sortiront généralement assez bien, car ils tirent fébrilement profit du chaos. Aux États-Unis, cette dynamique est bien pire ; les crypto-riches siphonneront des centaines de milliards de dollars du financement d’urgence de COVID. En effet, nous pourrions assister à l’émergence du premier ‘trillionnaire’ du monde engraissé aux vapeurs de COVID, et ce, au beau milieu de la mort ou des souffrances aiguës de grands nombres de citoyens. 

Pressé par les chefs d’entreprise et le triumvirat Freeland/Ford/Kenny, Trudeau va probablement inonder les champs pétrolifères de milliards, même si le problème des sables bitumineux n’est pas foncièrement de nature financière. Le secteur pétrolier est épris dans une impasse structurelle, alors que la pression monte en faveur de sources d’énergie plus durables et plus respectueuses de l’environnement, et que des sources de pétrole moins coûteuses sont mises en chantier. Les arguments économiques en faveur de cette solution ne sont tout simplement pas réunis, Monsieur le Premier ministre. Ne faites pas cela. Ne laissez pas le lobby pétrolier des investisseurs américains, Jason Kenny ou Chrystia Freeland vous acculer au pied du mur.

La dernière étape de la tentative de changement de régime canadien se concrétisera-t-elle, ou Trudeau réussira-t-il un autre tour de magie genre gants de boxe ? Le COVID-19 anéantira-t-il le capitalisme dans un fantasme de lutte contre les inégalités, ou le néo-capitalisme gagnera-t-il la partie au prix de lourdes pertes et souffrances pour le peuple ? Le roi est mort. Vive le Roi. Ou la Reine ? « Un coup d’État bien à la canadienne », à la douce et d’apparence souriante et polie, avec comme vaisseau amiral la Dame de Rouille Chrystia Freeland.

Pierre LeBlanc

Le 16 avril 2020

Photo en vedette : Chrystia Freeland au Forum économique mondial, le 21 janvier 2016. Benedikt von Loebell /flickr.com

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