Il est mort au Finistère. Brest, comme pour reprendre la mer. Il vous montrait des vidéos de son bateau, le pont verni, il tenait la barre en chandail rayé, avec une amie pour le filmer. « Si je n’avais pas besoin d’argent, je resterais sur l’eau, pour l’éternité. Enfin, je dis ça, comment, ce n’est pas certain. J’aime le son. » Il y avait chez Christophe deux goûts fondamentaux qu’il conciliait sans même y songer : la nuit profonde dans la claustration volontaire d’un studio et le petit matin face aux espaces illimités. Il avait 74 ans, la curiosité d’un môme, et si les gens disent du bien de lui aujourd’hui, c’est que c’était vrai.
Les paradis perdues :
Cet appartement rond du boulevard Montparnasse, sur la porte duquel il avait affiché le nom de Marilyn, tenait du pèlerinage pour les musiciens, les noctambules, les actrices, les journalistes qui s’en vantaient. On n’avait pas l’impression de pénétrer dans un musée mais de visiter son intérieur. Littéralement. Partout des postes à galène, des photographies d’Elvis, des microphones chromés, un vieux bluesman, des affiches de cinéma, des jukebox, des cow-boys. On n’aurait pas dit simplement la collection d’un boomer, né juste après la guerre en 1945 et qui aurait fait, comme tout le monde, de l’Amérique sa matière première. On aurait dit un ex-voto vénitien, un temple vaudou méridional : Christophe s’entourait des icônes de sa passion pour y puiser une force démesurée.
Succès fou :
Mots de glaise
Un truc qui remontait loin. Christophe descendait d’immigrés italiens, originaires du Frioul, il s’appelait Daniel Bevilacqua. Fin du XIXe siècle, son arrière-grand-père s’était installé maçon-fumiste à Juvisy ; le maçon-fumiste, c’est celui qui débouche les conduits. Son père est chauffagiste, sa mère couturière. Il n’y a pas trop d’horizon. Mais un jour, il se rend au 10, rue Gabrielle, chez sa tante qui tient une petite boutique en plein Montmartre. Elle possède un oiseau jaune, un serin, qui chante dans le fond. Il y a Johnny Lee Hooker à la radio, Everybody’s Rockin’. Ce jour-là, Daniel s’installe enfin. Pas dans l’Amérique noire, mais sur un territoire imaginaire qui a cet accent-là exactement, et ce son indiscutable. Au point où avant de mourir, il était devenu l’incarnation même de cet accent et de ce son.
La dolce vita :
Il a 15 ou 16 ans, il fonde Dany Baby et les Hooligans – c’est à cette époque qu’il peaufine son « yop ». Il cherche en borborygmes une langue américaine plus vraie que l’originale, une langue qui traduise non seulement la sensation qu’il avait éprouvée à 10 ans devant Robert Johnson et Elvis Presley, mais qui contienne aussi la poésie de Mallarmé, les tableaux cubistes, les grosses cylindrées, le champagne, les vestons de cuir, les femmes, ce monde d’élection dont son yaourt, son anglais de contrefaçon, portait la trace. Même quand il chantait en français, vers la fin, dans ce feulement posé sur un lit de synthétiseurs, Christophe pensait plus grand que le sens, il visait le son. Et les textes écrits par Jean-Michel Jarre, par exemple pour les Mots bleus en 1974, étaient tournés en glaise.
Synthés et Lamborghini
Il avait donc connu des succès. Interrompus par d’immenses éclipses. Presque des malentendus. Le 14 octobre 1965, il s’avance dans ce studio de télévision, dans un complet de portier, la blondeur viking. Le grand orchestre de Raymond Lefèvre lance ses cordes. Christophe regarde en l’air, on dirait qu’il a été forcé. Il ferme les yeux et les poings. « Et j’ai crié. Crié. Aline, pour qu’elle revienne. » Numéro 1 dans tout un tas de pays. Sa vie change au point où récemment encore, pour ses albums de duos, il avait été une nouvelle fois emmerdé par Aline et qu’il en avait confié la réplique à Philippe Katerine. Christophe aimait tant acheter des choses, notamment des synthés, des Lamborghini et des tableaux, qu’il comprenait l’intérêt d’avoir enregistré des tubes.
Aline :
Mais il cherche sans répit un truc très précis, lové tout au fond de lui, que la pop ne peut contenir et auquel la reconnaissance populaire constitue presque une entrave. Dans un premier temps, il s’obstine, pourtant : Les Marionnettes, il pose avec les yé-yé, joue le jeu générationnel mais il est trop fuyant, bizarre, amoureux des mélopées italiennes et des guitares sales – la jeunesse de son temps ne sait trop bien où le parquer. Il lui faut rencontrer Francis Dreyfus, un producteur visionnaire, pour qu’on le laisse faire enfin. Au début des années 1970, il y a bien sûr Les Mots bleus, Les Paradis perdus, il y a surtout une exigence de son, un rapport aux textures, à l’intimité, une écriture de néon et de volutes, que son nouveau look, en moustache et débardeur, entérine.
Expert sonore
Avec la bande originale de La Route de Salina de Georges Lautner, avec les albums Le Samouraï en 1976, puis surtout Le Beau bizarre en 1978, Christophe devient l’objet d’un culte, une référence pour les rockeurs, les jazzeux, les branchés, les couche-tard. Une sorte de double, peut-être plus radical encore, d’Alain Bashung avec qui il travaille intensément et dont les photographies ornaient non seulement ses étagères mais aussi l’immense console qui mangeait à Montparnasse la plus grande partie de son séjour. Dès lors, Christophe fait exactement ce qui lui plaît. Il joue au poker et enregistre avec le chanteur de Suicide Alan Vega, avec le trompettiste Erik Truffaz, il explore dans Bevilacqua des lunes de synthèse et des nappes bruitistes, il sculptait il y a peu pour l’artiste Olivier Mosset des espaces sonores très arizoniens.
Icône de drôlerie et de gentillesse non feinte, Christophe était surtout un des plus grands experts en son de son temps. Il connaissait tout des machines anciennes et des machines récentes, des amplificateurs et des plug-in, il pouvait vous aimer jusqu’à la fin des temps parce que vous connaissiez un fournisseur potentiel pour un microphone introuvable. Même quand il avait fini par jouer seul sur scène, avec un grand piano, dans cette économie du dépouillement qui finalement lui allait bien, il cherchait la friction. Sa voix, chuintée, presque empêchée, qui vrombissait comme une anche de saxophone, cette chose indéfinissable qui n’appartenait ni à une femme ni à un homme mais à toutes les femmes et à tous les hommes, définissait une éthique. Une immense liberté, immense.
Les Mots bleus (version live acoustique, 2014) :
Source: Lire l'article complet de Égalité et Réconciliation