En des temps où une ample crise financière et bancaire se profile à l’horizon du confinement, des échos s’ébruitent de tous côtés que la finance mondialiste serait sur le point d’exiger des mesures de résorption drastique de l’endettement des États.
Il y a peu, le Fonds monétaire international présidé par Christine Lagarde s’interrogeait à voix haute sur l’opportunité de prélever 1/10e de l’épargne des citoyens des États-Unis, d’Europe et du Japon. Les réseaux sociaux partagent leur crainte que soit diminué le plafond de garantie des dépôts à vue. Le drame vécu voici dix ans par les Grecs et les Chypriotes, qui n’étaient autorisés qu’à effectuer des retraits quotidiens de 60 €, demeure dans tous les esprits. Ces perspectives lugubres pourraient donc raviver dans la communauté des juristes une très ancienne controverse, vieille de plus de deux mille ans, passée aux oubliettes depuis vingt ans : celle de la nature juridique du dépôt des fonds en banque.
Notre époque moderne n’ayant rien inventé en la matière, il importe de signaler que les jurisconsultes romains s’étaient déjà entrechoqués sur la question de savoir si la remise de deniers à un banquier en vue de leur conservation, qu’ils appelaient la commendatio, s’analysait en un dépôt (depositum) ou un prêt portant sur des choses de genre consomptibles par le premier usage (mutuum), du moins dans l’hypothèse où ces fonds n’étaient pas individualisés dans un contenant fermé (sac ficelé, coffre scellé, etc.). Ils se demandaient si le client tenait le rôle de déposant ou de prêteur de fonds et le banquier, de dépositaire ou d’emprunteur. L’enjeu, double, était de savoir si cette remise pouvait s’accompagner de l’obligation pour le banquier de verser un intérêt, d’une part, et de savoir si le banquier pouvait réclamer le remboursement de ses frais à son client, d’autre part : questions qui, comme on le pressent, sont encore d’actualité. Les jurisconsultes romains étaient conscients des vives ressemblances qu’entretenait la commendatio avec le prêt de deniers (mutuum). Et pour cause : dans celui-ci, prêteur et emprunteur de fonds s’accordent pour que le premier transfère au second la propriété des sommes d’argent, à charge pour l’emprunteur de restituer leur valeur après les avoir utilisés ; cet usage est même le but du contrat. Mais ils remarquaient que la remise de deniers non individualisés pour leur conservation chez un banquier n’oblige pas non plus ce dernier à restituer les pièces mêmes qui lui ont été remises. Il lui est demandé de ne restituer que le montant du dépôt, de quelques pièces qu’il provienne. Il en devient donc propriétaire (Digeste, 19, 2, Locati, 31), en quelque sorte par défaut… de ne pouvoir distinguer son argent de celui du remettant. En cela, la commendatio diffère du dépôt ordinaire de « corps certain », c’est-à-dire d’une chose individualisée à l’instar d’un esclave qui était objet d’appropriation en droit romain, d’un animal, d’un bijou, etc. Ce dépôt prohibe au dépositaire tout usage de la chose qui lui a été remise. Au contraire, la commendatio comporte une faculté implicite pour le banquier d’utiliser les fonds remis. Elle entretient donc une parenté quasi incestueuse avec le prêt de choses de genre consomptibles (mutuum). Ce qui les distingue paraît tenu : la consommation des deniers est l’objet même du contrat de prêt, tandis qu’elle n’est qu’une faculté dans la commendatio.
Le grand jurisconsulte Paul avait estimé pour sa part que l’opération ne pouvait qu’être un prêt. Il en déduisait que le banquier, emprunteur de son client, devait lui régler un intérêt (Paul, Coll., 10, 7, 9). Le mutuum appartenant à la liste des contrats dits de droit strict, aucune action n’aurait en sus permis aux banquiers d’obtenir remboursement de leurs dépenses et frais de conservation. On se doute que les banquiers, inquiets d’un tel augure, se sont organisés à l’époque pour contrer cette analyse… C’est ainsi que l’opinion contraire d’un autre jurisconsulte, Papinien, l’emporta finalement. Voici le banquier qui était requalifié en dépositaire et ne devait par suite aucun intérêt à son client (Digeste, 16, 3, 24 ; A.-E. Giffard et R. Villiers, Droit romain et ancien droit français (obligations), éd. Précis Dalloz, 1976, n° 150). La profession faisait aussi d’une pierre deux coups, car le dépôt ressortissant à la catégorie des « contrats ex bona fide » (de bonne foi), le banquier dépositaire pouvait engager une action en justice (actio depositi contraria) contre le client pour obtenir le remboursement de ses frais (J.-P. Lévy et A. Castaldo, Histoire du droit civil, Précis Dalloz, 1re éd., n° 478). Les frais bancaires, agio et autres, étaient validés.
L’argument retenu pour soutenir, à cette époque lointaine, un tel point de vue était assez convaincant il faut le reconnaître. Le prêt à la consommation (mutuum) est consenti dans l’intérêt du récipiendaire des fonds – accipiens – alors que la commendatio, comme le dépôt ordinaire, l’est, aux yeux des romains, dans l’intérêt de celui qui les remet – tradens (P. F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, éd. 1906, p. 528). Raison pour laquelle le dépositaire, qui n’a aucun intérêt au contrat, sinon celui de rendre service, ne doit pas d’intérêt. Le raisonnement était imparable, en des temps où la remise de fonds à un banquier était destinée à en assurer la protection, lors d’un voyage ou d’un déplacement, contre le banditisme et le cambriolage des latrones. Sous l’Ancien Régime, les grands jurisconsultes Dumoulin et Pothier, suivant les traces des romains, firent siennes cette analyse du banquier dépositaire. Au XIXe siècle, le Code civil de 1804 ayant entériné la figure du dépôt des choses de genre, qu’il dénomme « dépôt irrégulier », nombreux furent les auteurs à défendre cette qualification appliquée aux dépôts bancaires. Ils arguaient d’un motif, supplémentaire, celui qu’un dépôt doit être immédiatement restitué à la première réquisition du déposant (art. 1936), alors qu’un prêt ne peut l’être quand le prêteur le juge à propos, mais à la date convenue, l’échéance, ou, en l’absence de date et conformément aux dispositions de l’article 1900 du Code civil, à l’issue d’un délai que peut consentir le juge pour lui permettre de s’organiser (J.-M. Pardessus, Droit commercial, t. II, 1824, n° 514, p. 590 et s. ; A. Laurin, Droit commercial, 1883, p. 31). Au milieu du XXe siècle, rares furent les voix à s’élever contre ce consensus. Un seul auteur se fit le héraut de l’assimilation du prétendu dépôt bancaire à un prêt à la consommation (Hamel, Droit commercial, t. II, n° 754). Il lui fut répondu sèchement, à la manière de Papinien à Paul, que « les contrats doivent être classés d’après le but économique poursuivi par les parties et qui se révèle par l’objet et l’étendue de leurs obligations. Or la personne qui dépose des fonds en banque se propose essentiellement de se décharger sur une autre de la garde de ses fonds », d’autant que le banquier « ne sollicite pas des avances de fonds dans un but déterminé » (G. Ripert, Traité élémentaire de droit commercial, 1948, n° 2133). Cette antienne est aujourd’hui devenue la doxa de la doctrine universitaire.
Que constatons-nous pourtant depuis une vingtaine d’années ? De nombreux établissements bancaires ne permettent pas un retrait immédiat d’espèces, que ce soit en D.A.B. ou au guichet, supérieur à un plafond fixé par leurs conditions générales dont le montant varie en fonction de la carte bancaire attribuée au client, qui dépend elle-même de ses revenus. Toutes les fois que ce plafond se trouve dépassé, l’autorisation de la banque est requise et celle-ci n’y défère souvent que plusieurs jours après. S’agissant des règlements par carte bancaire, leur montant quotidien et hebdomadaire est également plafonné ; une autorisation de l’établissement est nécessaire pour « gratter » sa carte davantage. Au prétexte de surveillance du blanchiment, beaucoup de banques frappent d’indisponibilité temporaire les fonds d’un certain montant que l’on reçoit sur son compte bancaire. Le blocage de ces fonds interdit, durant plus d’une semaine, la disposition de ces fonds par voie de virement. Or toutes ces opérations – retrait, règlement par carte bancaire et virements – expriment une même réalité juridique : un refus opposé au prétendu déposant de lui rendre sur-le-champ tout ou partie de son dépôt. L’article 1900 du Code civil, s’il était vraiment applicable comme d’aucuns le prétendent, proscrirait de telles pratiques bancaires, qui reviennent à imposer un délai aux clients déposants et à leur refuser une restitution « à vue ». La violation des textes du dépôt serait plus flagrante encore si, comme les Chypriotes ou les Grecs, les Français n’étaient autorisés à l’avenir qu’à retirer une certaine somme (60 €) par jour, alors même qu’un déposant peut exiger à tout moment la restitution de l’intégralité de son dépôt.
Il est de principe par ailleurs, dans le « dépôt irrégulier », que le dépositaire, qui est tenu d’une obligation de restitution de résultat, doit conserver constamment à portée de main l’équivalent en valeur et nature de ce qui lui a été remis (F. Collart Dutilleul et P. Delebecque, Contrats spéciaux, 11e éd., Précis Dalloz, n° 830). Car, ainsi qu’une doctrine universitaire minoritaire l’a démontré (E. Alfarandi, D. Torck, D.R. Martin), le déposant, s’il n’est plus propriétaire des fonds déposés parce qu’ils se sont confondus avec ceux du dépositaire, demeure néanmoins propriétaire de fonds équivalents qu’il peut donc revendiquer. Or, chacun sait que les normes comptables et financières européennes – dites « Bâle III » – ne contraignent les établissements de crédit qu’à conserver un ratio de fonds propres de 8 % au moins de leurs actifs pondérés. De tels fonds propres représentent nécessairement une fraction infime du montant total des dettes de restitution des « dépôts » qui leur ont été consentis par les particuliers et les entreprises. Dès lors, cette seconde réalité heurte de front un trait majeur du dépôt, en faisant courir un risque à leurs propriétaires, contraire à l’essence de l’opération. Ajoutons que transposant une directive européenne 2014/49/UE du 16 avril 2014, le gouvernement français a fixé par décret à l’été 2015 un plafond de garantie des dépôts, exigible auprès d’un fonds (FGDR) à hauteur de 100 000 €, en cas de procédure collective (faillite) d’un établissement de crédit. La mesure a été présentée comme un bienfait pour les particuliers, puisqu’elle les avantagerait par rapport à la situation des autres créanciers de la banque faillie. En réalité, la supercherie est indicible : les clients, s’ils étaient véritablement des déposants, seraient propriétaires du solde créditeur de leur compte bancaire et pourraient le revendiquer en totalité et non seulement dans la limite de 100 000 €. Enfin, et nous l’avons vu, l’élément insigne du dépôt est d’être contracté dans l’intérêt du déposant et non du dépositaire. Le temps où l’on remettait des fonds à son banquier pour les protéger des prédations est révolu. Au prétexte de lutter contre l’économie souterraine, la réglementation n’a cessé de restreindre le paiement en espèces dans les transactions commerciales, le règlement des impôts et le paiement des salaires. Le dernier décret en date, paru au Journal Officiel le 27 juin 2015, a restreint à 1000 € le montant des achats commerciaux en espèces. Aussi, ne nous voilons pas la face, les particuliers n’ont plus le choix : ils sont dans la nécessité légale de déposer leurs fonds en banque. Et ces fonds, qui sont systématiquement utilisés par celles-ci pour être placés sur des marchés financiers, leur rapportent d’importantes plus-values. En d’autres termes, les pseudo dépôts bancaires profitent aux banques davantage qu’aux particuliers. On arrive de la sorte à une conclusion sans appel : si les jurisconsultes romains pouvaient à raison qualifier de dépôts les sommes remises aux banques, les pratiques modernes de ces dernières proscrivent désormais cette qualification. Ces pseudo dépôts bancaires n’en ont pas la saveur : l’absence de risque et la disponibilité absolue et immédiate pour les clients. Or, ne rêvons pas. Il n’est pas vraisemblable que les pratiques dénoncées plus haut s’évanouiront parce qu’une association de consommateurs entendrait aligner le régime du dépôt bancaire sur celui du dépôt irrégulier du Code civil. À ce type de tentative, il serait sans doute rétorqué que le dépôt bancaire est un dépôt irrégulier spécial, dérogatoire en somme au droit commun du dépôt régulier. Le système bancaire est trop solide pour encaisser pareil coup.
Mais, alors, si aucun espoir ne subsiste de voir ce pseudo dépôt en devenir un vrai, qu’est-il devenu au XXIe siècle, sinon un prêt de deniers sans échéance, comme le jurisconsulte Paul l’avait soutenu, suivi au XXe siècle par Hamel ? Tout deviendrait cohérent sous cette qualification. Le client, prêtant de l’argent à sa banque, prend le risque qu’elle ne le lui restitue pas en intégralité. Il accepte d’emblée qu’à sa première réquisition, elle ne consente pas immédiatement à les lui remettre (art. 1900 C. civ.). S’en trouvent justifiées toutes les pratiques bancaires qui ont été évoquées précédemment, de même que la présentation de la limitation du plafond de garantie à 100 000 € comme une faveur faite aux épargnants. Un prêteur n’est en effet jamais propriétaire ni des fonds prêtés, ni de fonds équivalents que détient l’emprunteur. Il n’est que créancier, parce qu’il fait confiance (credere). Il court ainsi le risque que son débiteur soit insolvable. L’établissement de crédit est celui des contractants qui a le plus intérêt à la réception de ces fonds, qu’il utilise à son profit, comme le ferait n’importe quel emprunteur, peu important que ce prêt ne soit pas affecté à une opération déterminée. Tout, dans le régime contemporain du « dépôt bancaire », concorde donc avec le régime du prêt de sommes d’argent. Mais, alors, il faudrait être conséquent : les particuliers doivent pouvoir refuser ce prêt aux banques et préférer de payer en cash les transactions de leur vie quotidienne quel qu’en soit le montant ; ils doivent pouvoir exiger le versement d’un intérêt ; et les banques ne sauraient leur facturer des frais de tenue de compte. Sans quoi les banques continueront à bénéficier d’une qualification juridique erronée (le dépôt) sans en supporter les inconvénients (ceux du dépôt irrégulier), tout en profitant des effets positifs mais non négatifs d’une autre qualification (prêt). Il est temps que des associations se liguent pour mettre fin à cette duperie qui permet aux banques de conserver notre beurre et l’argent de notre beurre !
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