par Guillaume Berlat.
« L’illusion est une foi démesurée » (Honoré de Balzac). La construction européenne n’est-elle pas l’histoire d’une illusion perdue au cours des six dernières décennies écoulées ? Illusion auquel vient de mettre un brutal coup d’arrêt le départ du radeau de la méduse de la Perfide Albion qui plonge les Vingt-Sept dans un abîme de perplexité[1]. Après les envolées lyrico-médiatiques ayant accompagné le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne, le 31 janvier 2020 à minuit[2], il convient de savoir raison garder (« Le Brexit est un échec terrifiant pour l’Union européenne qui doit se transformer en alliance européenne des nations », Marine Le Pen, 1er février 2020) alors que l’Union et Londres envisagent leur avenir[3]… lorsque la crise du coronavirus sera derrière nous. Regarder loin dans le passé et dans le futur pour tenter de comprendre d’où nous venons[4] et, qui sait, où nous allons. Toutes questions jugées incongrues par les technocrates et autres experts qui n’ont que faire des doutes grandissant des citoyens et des peuples sur la pertinence du projet européen au XXIe siècle sans parler des gouvernements (espagnol et italien).
Non content de se méfier des peuples, les dirigeants accentuent leurs pressions pour les contourner en mettant sous surveillance les pensées non agréées par la bien-pensance européiste (« Le progressisme ne tolère que lui-même », Mathieu Bock-Côté). À trop les contourner et les humilier, ils peuvent, un jour ou l’autre, se venger sur tout ce qu’ils trouveront sur leur passage, par lassitude de la démocratie. Au-delà de l’écume des jours que nous servent à jet continu nos folliculaires collapsologues[5], quelles leçons peut tirer de ces quarante-sept années de vie commune, pour ne pas dire de chambre à part avec le Royaume-Uni qui risque de rouler dans la farine l’Union européenne[6] ? Elles relèvent d’une sorte de maïeutique[7] des relations internationales, d’un recours aux « forces profondes », concept vulgarisé par l’historien Pierre Renouvin. Pour la commodité de l’exposé, nous en retiendrons arbitrairement cinq qui expliquent en grande partie la chronique d’une désunion annoncée[8].
L’élargissement plutôt que l’approfondissement
Depuis plusieurs décennies déjà, le paquebot Europe prenait l’eau. De larges fissures étaient présentes sur sa coque fragile. À tel point que les mécaniciens de bord avaient convaincu les armateurs de la compagnie que la plus grande prudence s’imposait à l’avenir. Avant d’embarquer de nouveaux passagers à bord, il était important de procéder aux réparations indispensables pour éviter la grosse avarie. Cette approche de pur bon sens trouvait sa traduction conceptuelle dans la formule : pas d’élargissement sans approfondissement. Mantra répété ad nauseam par les Éliacins des pays fondateurs pour repousser les avances pressantes des candidats au périple sur ce qui était présenté comme le vaisseau amiral de la flotte alors qu’il n’était qu’un frêle esquif. N’écoutant que leur cœur, nos bons apôtres – qualifiés de dirigeants mais qui ne dirigeaient rien – jugeaient mesquine, malthusienne cette approche. Les six copropriétaires fondateurs invitèrent à bord maints prétendants en sept vagues successives (qualifiées d’« élargissements ») : 1973 (Royaume-Uni, Irlande, Danemark), 1981 (Grèce), 1986 (Espagne, Portugal), 1995 (Autriche, Suède, Finlande), 2004, 2007, 2013. Au fur et à mesure de ces arrivées, le paquebot s’enfonçait, perdait cap et boussole, errant tel un somnambule sur des mers de plus en plus agitées. L’Union ne s’est toujours pas remise de l’élargissement à dix nouveaux membres en 2004 : Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Lettonie, Lituanie, Estonie, Malte, Chypre rejoints en 2007 par la Roumanie et la Bulgarie et en 2013 par la Croatie. Sans parler de l’arrivée du trouble-fête nommé Royaume-Uni en 1973 qui n’a eu de cesse qu’en faire à sa tête et à instiller l’idée d’une Europe à la carte, sorte d’auberge espagnole. Le 1er février 2020, les Britanniques quittent définitivement un navire passablement surchargé, chahuté qui n’est plus que l’ombre de lui-même[9]. Son équipage, à l’allure d’une tour de Babel, se trouve dans l’incapacité de décliner son cap et sa route tellement règne la zizanie au sein de cette cour du roi Pétaud. Le départ du Royaume-Uni[10] promet quelques turbulences[11]. Qu’est-ce que la Commission européenne n’a pas trouvé de mieux aujourd’hui ? Relancer l’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du nord[12]. Chaque élargissement à un nouveau membre se traduit par un élargissement des fissures sur les structures maîtresses de la felouque immatriculée à Bruxelles sur Senne (rien à voir avec notre Seine)[13]. Avec le départ des Britanniques, les cartes sont rebattues entre les Vingt-Sept[14]. Mais d’ici là, la bataille va être rude[15]. L’Union européenne et Londres seraient d’accord sur leurs désaccords[16]. Et, les sujets de divergence ne manquent pas en ce début d’année devant déboucher sur le prononcé du divorce[17].
Fissures d’autant plus béantes que l’on privilégiait la procédure (les multiples procédures) à la substance.
La procédure plutôt que la substance
Pour qui a fréquenté assidument les locaux du technopole bruxellois et de ses annexes luxembourgeoise et strasbourgeoise, une vérité d’évidence s’impose qui semble échapper aux non- initiés. Le poids excessif des questions de procédure dans le traitement des questions de fond qui plombe le fonctionnement d’une organisation internationale comme l’est l’Union européenne. Les technocrates européens ne parlent-ils pas, avec des airs entendus, de « comitologie » ! Qu’est-ce donc que cet OVNI ? Le terme « comitologie » concerne l’ensemble des procédures en vertu desquelles la Commission européenne exerce les pouvoirs d’exécution conférés par le législateur européen, assistée des comités de représentants des pays de l’Union européenne (UE). Ces comités de comitologie sont présidés par un représentant de la Commission et donnent un avis sur les actes d’exécution proposés par la Commission. Le règlement (UE) n° 182/2011 pose les principes généraux applicables aux mécanismes de contrôle par les pays de l’UE de l’exercice des compétences d’exécution conférées à la Commission. Il met en œuvre l’article 291 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) sur les actes d’exécution. Conformément au règlement, les comités peuvent utiliser deux types de procédures : la procédure d’examen, la procédure consultative[18]. Pour faire simple, avant de s’engager à faire quoi que ce soit, il faut d’abord savoir qui fait quoi. Et cela prend du temps, beaucoup de temps.
On comprend mieux pourquoi on passe plus de temps à Bruxelles à s’écharper sur les questions de procédure plutôt qu’à débattre, voire à s’entendre sur les questions de substance[19], comme celle de la solidarité interne entre ses États membres. Nous nous trouvons au cœur de l’usine à gaz qui explique l’inertie d’un monstre qui manque d’agilité et de réactivité face à des situations d’urgence, de crise grave. On réagit aux crises dans l’urgence – ce qui n’est pas toujours le cas -, on n’anticipe pas (Cf. la crise du coronavirus). Or, ce travers sévit du bas au haut de l’échelle, ayant même contaminé les réunions des conseils européens des chefs d’État et de gouvernement (à l’instar des questions budgétaires traitées les 20 et 21 février 2020 sans avoir fixé au préalable des priorités claires[20]) à tel point qu’ils en oublient l’objet même de leurs rencontres médiatiques. Personne ne semble avoir trouvé le remède miracle à cette déplaisante réalité alors que les sujets de préoccupation ne manquent pas aux gens réfléchis. « Personne ne pouvait le dire. Personne ne le dirait »[21]. Tant que l’on n’aura pas procédé à un effort de simplification du mécano institutionnel européen, il y a fort à parier que la machine continuera à se gripper… avant, un jour prochain, d’exploser en vol[22]. Ce qui est plus qu’une probalité.
Explosion en vol d’autant plus probable que le clinicien européen privilégie le traitement du mal secondaire au mal premier, le traitement de l’accessoire plutôt que du principal.
L’accessoire plutôt que le principal
Quelle fascination pour les querelles de chiffonniers sur des sujets sans importance ! On déguise des banalités faciles à saisir en pensées profondes. Dans la diplomatie, il n’y a ni réponses simples, ni panacées. Ce sont souvent des promesses vides et dépourvues de tout fondement que pondent à longueur d’années nos technocrates ressemblant à s’y méprendre à nos petits marquis de Bercy[23]. Alors que les crises s’accumulent, la machine tourne à plein régime. Nous parlons bien évidemment de la machine normative. Il ne se passe pas une journée sans que nous découvrions les dernières interdictions adoptées, avec l’aval des États et non à leur insu comme ils essaient de nous le faire croire. Tout y passe de la taille des préservatifs à celle des fruits et légumes sans parler d’interdictions encore plus baroques et insignifiantes au regard de l’ampleur des défis. Mais dès qu’il s’agit de sujets plus importants, l’Union pratique la politique du chien crevé au fil de l’eau. Moins de normes, plus de débats politiques et l’Europe se porterait certainement mieux. À côté de la dimension normative, il existe une dimension coercitive significative. La machine à sanctions contre la Russie, la Syrie, le Venezuela… ne faiblit pas. Au passage, on est moins regardant pour l’Arabie saoudite qui guerroie au Yémen et découpe à la tronçonneuse ses ressortissants dans l’Empire ottoman. On évoque la menace de l’article 7 pour châtier les démocratures que sont les pays du groupe de Visegrad. Contraindre, sanctionner sont les mots d’ordre du moloch européen alors qu’il ne sait pas où il va[24]. Imaginer, créer, c’est une toute autre histoire.
A contrario, il brille moins dès qu’il s’agit de penser positif. Quels sont les défis que l’Union doit relever pour protéger ses citoyens ? Comment peut-elle les relever collectivement en faisant en sorte que l’Union fasse la force. Quels sont ses véritables ennemis (Chine, États-Unis, Russie…) ? Comment anticiper l’avenir de la mondialisation, du libéralisme, la montée des partis dit « populistes »[25], la militarisation des relations internationales, le retour de la puissance dans l’après Covid-19 ? Alors, il n’y a personne, ou à défaut, de la friture sur la ligne. Le poison de la division l’emporte sur le carburant de l’union, du jouer collectif. C’est le chacun pour soi avec le retour des égoïsmes nationaux. Le fameux Service européen pour l’action extérieure (SEAE), sorte de diplomatie européenne est censé appliquer une politique étrangère de défense et de sécurité commune n’est qu’une vulgaire chimère qui coûte un « pognon de dingue » tout en étant inefficace en dépit de quelques proclamations lyriques[26]. Et, l’on pourrait multiplier à l’infini la liste des gadgets inutiles qui font les délices d’une Union jamais aussi désunie qu’aujourd’hui, faute pour elle d’établir de réelles priorités de réflexion suivies d’actions concrètes aux effets tangibles pour ses citoyens.
On l’aura compris, se contenter de faire fonctionner des jouets relevant du gadget va de pair avec un autre travers mortifère sur le moyen et le long terme, privilégier la tactique sur la stratégie.
La tactique plutôt que la stratégie
Le monde change, ne cesse de changer. Et cela n’est pas prêt de changer. Les crises s’empilent aux crises. Jamais, le monde n’a été aussi imprévisible que complexe. La grammaire des relations internationales du XXe siècle est désormais dépassée. Mais, elle constitue toujours l’alpha et l’oméga de la structure européenne. Elle s’accroche au sacro-saint principe du multilatéralisme alors que son géniteur américain n’en a que faire. Elle ne semble pas avoir pris la mesure des données du nouveau monde[27]. Elle continue de se laisser inonder par les exportations en provenance de Chine sans protéger son marché intérieur. Elle accepte sans broncher l’imposition de sanctions par les États-Unis au nom de l’extraterritorialité du droit américain (« Les Européens se sont accommodés de la vassalisation », Jean-Pierre Chevènement). Elle continue à pratiquer une politique d’exclusion à l’encontre de la Russie depuis l’annexion de la Crimée dans le même temps où la France s’en rapproche depuis le sommet de Brégançon (août 2019). Sur les grands enjeux tels que le commerce, le climat, la défense…, l’Union européenne est plus divisée que jamais au moment où va commencer la grande négociation entre Bruxelles et Londres[28].
C’est que le principe, gouverner, c’est prévoir n’a pas cours au sein de l’Union. Où est la stratégie globale de l’Union comportant les deux traditionnelles parties : défis, réponses ? C’est que la machine procrastine avec bonheur sur la tactique du très court terme pour se dispenser de réfléchir à la stratégie de long terme qui fait la force de toute diplomatie qui se respecte. Existe-t-il au sein des institutions européennes une structure chargée de la prévision, de la prospective pour ne pas être pris de court par les grandes révolutions, y compris technologiques, à venir ? Une institution internationale qui ne réfléchit ni sur ce qu’elle est, ni sur ce qu’est le monde au sein duquel elle évolue est condamnée à terme.
Comme l’écrivait en son temps, Paul Valéry, « L’Europe n’aura pas eu la politique de sa pensée ». Comment envisager un seul instant l’existence d’une action collective cohérente, dans le temps et dans l’espace, sans une réflexion collective préalable dégageant les linéaments d’une pensée commune. « La charrue avant les bœufs n’a pas creusé de sillon »[29]. Comment, dans ces conditions, l’Union européenne peut-elle être prise au sérieux dans un monde marqué par le retour de la puissance alors qu’elle fait l’étalage quotidien de son impuissance ? Elle ne pourra sortir de l’ornière dans laquelle elle s’est installée en multipliant beaux discours et vains traités. L’Europe est plus réceptrice qu’émettrice Elle tricote, détricote, retricote de manière fébrile sans s’interroger sur le pourquoi et le comment. Connait-on sa « grammaire fédérative » alors que la règle est le chacun pour soi sans vergogne ?
Pour reprendre une formule ciselée de Régis Debray : « Les chiffres ont pris les commandes, le Livre des Comptes devient le Livre Saint, et l’expert-comptable un haut dignitaire »[30]. Mais, point de stratégie cohérente en vue à l’horizon 2020. Boris Johnson surfe sur la vague de ses succès pour tout promettre[31]. « Si la sortie du Royaume-Uni place Boris Johnson devant un défi politique, elle impose à l’Union européenne un défi existentiel »[32]. Parmi lesquels celui de l’usage de l’anglais, question que pose la secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie, la rwandaise, Luise Mushikiwabo[33].
En dernière analyse, le plus grand mal qui ronge l’Union tient à la dissimulation de la vérité qui fait place à un mensonge européen destiné à enfumer les citoyens de moins en moins dupes de toutes ces carabistouilles indignes.
Le mensonge plutôt que la vérité
« Nous traversions une époque où les vérités des faits n’existaient plus. Le faux et le vrai se concurrençaient et plus rien ne les départagerait »[34]. Nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité. Les formules « ère post-vérité » et « ère post-factuelle » se sont répandues en 2016 lors des campagnes du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne et de l’élection présidentielle américaine. Pour avoir été employée 20 fois plus que l’année précédente, la première est consacrée mot de l’année 2016 par le dictionnaire d’Oxford. Celui-ci définit ainsi le néologisme « post-vérité » : « qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». Elles sont employées non seulement aux États-Unis et au Royaume-Uni mais aussi en Australie, en Inde et dans les pays où sont développés l’information en continu, le faux équilibre médiatique et les médias sociaux. En France, le mot est fréquemment utilisé par les commentateurs politiques dès 2016, au point d’entrer l’année suivante dans le Petit Larousse et le Robert illustré[35]. Pour sa part, l’Union européenne est entrée de plain-pied dans l’ère de la post-vérité. Elle pratique pensée unique, langue unique, le quick de l’abréviation version techno, parler cash sonnant efficace dans une diplomatie déclaratoire permanente qui n’impressionne personne tant elle n’a ni carotte, ni bâton. Plus l’Union européenne se fédéralise, plus elle se disloque à vue d’œil.
Tant qu’elle n’adoptera pas le parler vrai (« le rapport véridique au réel », Jacques Lacan), tant qu’elle n’abandonnera pas les consensus de façade, elle se perdra. La « vérité des faits » chère à Hannah Arendt devrait être écrite en lettres d’or au début de sa constitution. « La plupart des dévots dégoute de la dévotion » (La Rochefoucauld). À trop controuver la réalité et la vérité, l’Europe est devenue l’idiote du village mondial sans s’en apercevoir. Les mensonges et les calculs de court terme ont eu raison de tout, y compris de l’idéal européen. Avec le « Brexit », un « dogme tombe, celui du caractère irréversible de la construction européenne »[36].
Vouloir est bien, pouvoir est mieux. La vie se charge souvent d’administrer des leçons aux présomptueux qui font fi de la vérité, « l’âpre vérité », pour reprendre la célèbre formule de Danton. « Il n’est pas de tyran au monde qui aime la vérité ; la vérité n’obéit pas » (Alain). La vérité n’obéit pas aux injonctions de l’Europe surtout la vérité qu’il faut dire et non celle qu’il faut taire[37]. Et ce qui doit arriver, arrive comme le démontre amplement le « Brexit ». « Les grands naufrages, parait-il, s’annoncent par d’imperceptibles craquements tandis que l’on continue de danser sur les ponts »[38]. Celui de l’Europe est programmé tant les craquements ressemblent à des bruits assourdissants d’un édifice qui s’effondre sous l’effet d’un séisme de forte magnitude comme celui du Covid-19.
Pour conclure sur ce sujet éternel de la vérité et du mensonge, tournons-nous vers Blaise Pascal dont les pensées sont toujours aussi lumineuses qu’actuelles :
« La vérité est si obscurcie en ces temps et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la reconnaître ».
Avis à tous nos Pinocchio qui font la pluie et le beau temps mais risquent d’être la victime du prochain orage, de la colère des peuples !
« Le Brexit, indice d’une crise de civilisation »[39]
« Se voir soi-même c’est être clairvoyant » (Lao Tseu). Au moment où vont être lancés les travaux de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, dont les conclusions sont attendues pour 2022, il est indispensable que les Vingt-Sept se livrent – une fois n’est pas coutume – à un véritable exercice d’introspection, de retour d’expérience (« retex » dans le langage militaire). Pour être utile, il devra être conduit sans le moindre tabou, en particulier en analysant les derniers avatars de la déconstruction européenne[40], la chronique d’une désunion annoncée depuis belle heurette[41], les avatars de la crise sanitaire. Faute de quoi, il est fort probable que la croisière lancée à Rome en 1957 se termine, à échéance proche, en embrassant un iceberg à la manière du Titanic[42].
Un remake de la Société des nations (SDN) qui, à trop pratiquer la diplomatie lacustre, est tombée dans le lac. Alors que les États membres et les institutions européennes (Commission, Conseil, Parlement…) devraient s’évertuer à s’adapter sans cesse à la réalité[43], ils s’accrochent à un passé révolu, à une fiction flatteuse[44]. Ils préfèrent le présent au passé, le bouillant au refroidi, l’éphémère à l’éternel[45]. Car, en toute logique, il est bon d’identifier les erreurs de calcul pour tenter de les corriger, de rectifier le tir dans l’intérêt général. Spectateurs impuissants d’un faux suspense, les Européens se retrouvent une fois encore pris entre le marteau et l’enclume[46].
Ils sont malades, comme d’une épidémie sans faire de mauvais jeu de mots, de leur fausse croyance sur l’état réel du monde et de l’Union, en quête de nouvelles alliances[47]. Comme le relève fort justement, Régis Debray : « l’histoire de l’Union européenne aura été l’histoire de la sortie de l’Europe de l’histoire »[48]. Nous sommes au cœur de la problématique des cinq leçons du « Brexit »., « un feuilleton qui va durer des années »[49].
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[1] Nicolas Baverez, Brexit, le jour d’après, Le Figaro, 3 février 2020, p. 21.
[2] Le jour où le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne, Le Monde, 2-3 février 2020, pp. 1 à 11.
[3] Anne Rovan, L’UE et Londres se cherchent un avenir, Le Figaro, 2 mars 2020, p. 6.
[4] Ian Kershaw, L’âge global. L’Europe de 1950 à nos jours, Seuil, 2020.
[5] Franz-Olivier Giesbert, Bienvenue dans le monde de la collapsologie, Le Point, 5 mars 2020, p. 5.
[6] Patrick Cahart, Brexit : comment Boris Johnson va rouler dans la farine l’Union européenne, Le Figaro, 5 février 2020, p. 18.
[7] La maïeutique, du grec ancien μαιευτική, par analogie avec le personnage de la mythologie grecque Maïa, qui veillait aux accouchements, est une technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer (accoucher) des connaissances. La maïeutique consiste à faire accoucher les esprits de leurs connaissances. Elle est destinée à faire exprimer un savoir caché en soi. Son invention remonte au ive siècle av. J.-C. et est attribuée au philosophe Socrate, en faisant référence au Théétète de Platon. Socrate employait l’ironie (ironie socratique) pour faire comprendre aux interlocuteurs que ce qu’ils croyaient savoir n’était en fait que croyance. La maïeutique, contrairement à l’ironie, s’appuie sur une théorie de la réminiscence qui affirme faire ressurgir des vies antérieures les connaissances oubliées. Au sens de « faire accoucher », le terme maïeutique est utilisé par les sages-femmes, www.wikipedia.org.
[8] Guillaume Berlat, L’union européenne au péril de la désunion, www.prochetmoyen-orient.ch , 24 septembre 2018.
[9] https://www.touteleurope.eu/actualite/les-elargissements-de-l-union-europeenne-de-6-a-28-etats-membres.html
[10] Thibault Muzergues, Comment le Brexit de Johnson a enterré le thatchérisme, Valeurs Actuelles, 30 janvier 2020, p. 15.
[11] Arnaud de la Grange, Après le Brexit, Boris Johnson passe à l’offensive face à l’Union européenne, Le Figaro, 4 février 2020, p. 6.
[12] Jean-Pierre Stroobants, La Commission donne des gages à Macron pour élargir l’UE aux Balkans, Le Monde, 7 février 2020, p. 5.
[13] Brexit : Macron craint la contagion à d’autres pays, Valeurs Actuelles, 6 février 2020, p. 7.
[14] Isabelle Mandraud, Après le Brexit, l’est de l’Europe perd un allié mais gagne en influence, Le Monde, 20 février 2020, pp. 1-2-3.
[15] Cécile Ducourtieux/Sophie Petitjean, Brexit : Londres prêt à tout face à l’UE, Le Monde, 27 février 2020, p. 4.
[16] Anne Rovan, L’UE et Londres d’accord sur leurs désaccords, Le Figaro, 6 mars 2020, p. 11.
[17] Cécile Ducourtieux/Virgnie Malingre, Brexit : Barnier liste quatre sujets « sérieux » de divergence, Le Monde, 7 mars 2020, p. 5.
[18] https://eur-lex.europa.eu/summary/glossary/comitology.html?locale=fr
[19] Virginie Malingre, Entre les Vingt-Sept, rapports de force et marchandage budgétaire, Le Monde, 20 février 2020, p. 2.
[20] Ludovic Lamant, UE : l’échec sur le budget révèle une Europe balkanisée, www.mediapart.fr, 22 février 2020.
[21] Jack Kerouac, Sur la route, Gallimard, 1960, p. 345.
[22] Ludovic Lamant, Avec le Brexit, l’UE devient démontable, www.mediapart.fr, 29 janvier 2020.
[23] Ali Baba, Moralisation de la vie publique. Les petits marquis de Bercy, www.prochetmoyen-orient.ch , 27 janvier 2019.
[24] Isabelle Mandraud/Jean-Pierre Stroobants, Mésentente européenne sur le budget commun, Le Monde, 23-24 février 2020, p. 11.
[25] Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Seuil, 2020.
[26] Généraux Philippe Lavigne, Ingo Gerhartz, Javier Salto, France, Allemagne, Espagne : construisons la puissance aérienne européenne, Le Figaro, 1er – 2 février 2020, p. 18.
[27] Marc Semo (propos recueillis par), Ian Kershaw : « Nous quittons le convoi au moment où l’Europe arrive dans des eaux dangereuses », Le Monde, 31 janvier 2020, p. 24.
[28] Cécile Ducourtieux/Virginie Malingre, Après le Brexit, Bruxelles et Londres entrent en confrontation, Le Monde, 5 février 2020, p. 5.
[29] Régis Debray, L’Europe fantôme, collection « Tracts », Gallimard, 2019, p. 16.
[30] Régis Debray, précité, p. 12.
[31] Audrey Garric, Climat, Boris Johnson promet d’agir après des critiques cinglantes, Le Monde, 6 février 2020, p. 6.
[32] Alain Frachon, Comment vivre après le Brexit, Le Monde, 7 février 2020, p. 27.
[33] Luise Mushikiwabo, Après le Brexit, quel avenir pour l’anglais en Europe, Le Monde, 7 février 2020, p. 25.
[34] Patrick Rambaud, Emmanuel le Magnifique. Chronique d’un règne, Grasset, 2019, p. 152.
[35] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%88re_post-v%C3%A9rit%C3%A9
[36] Bruno Le Maire, Le nouvel empire. L’Europe du vingt et unième siècle, Gallimard, 2019, p. 15.
[37] Arnaud de la Grange/Anne Rovan, David Frost, le voltigeur de « Bojo » sur le front bruxellois, Le Figaro, 2 mars 2020, p. 6.
[38] Jean-Christophe Rufin, Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla, Gallimard, 2019, p. 109.
[39] Theodore Zeldine, « Le Brexit, indice d’une crise de civilisation », Le Figaro, 1er – 2 février 2020, p. 18.
[40] Catherine Chatignoux, Brexit : les négociations s’annoncent féroces, Les Échos, 4 février 2020, p. 8.
[41] Guillaume Berlat, De l’Union européenne à la Désunion européenne, www.association-desinternationalistes.org/tribune, 8 juin 2014.
[42] Virginie Malingre/Jean-Pierre Stroobants (propos recueillis par), Amélie de Montchalin : « Après le Brexit, un délitement pernicieux peut se produire », Le Monde, 4 février 2020, p. 5.
[43] Sylvie Kauffmann, Brexit, acte II : la revanche de Boris, Le Monde, 5 mars 2020, p. 33.
[44] Chantal Delsol, Coronavirus : « L’Europe prêche une morale universelle et dédaigne la solidarité interne », Le Figaro, 8 avril 2020, p. 26.
[45] Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid, Gallimard, 2019, p 109.
[46] Renaud Girard, Quelle renaissance pour l’Europe à 27 ?, Le Figaro, 4 février 2020, p. 19.
[47] Benjamin Masse-Stamberger, Les nouvelles alliances de l’après-Brexit, Marianne, 14 – 20 février 2020, pp. 36-37.
[48] Régis Debray, précité, p. 21.
[49] Éric Albert, Le Brexit, un feuilleton qui va dure des années, Le Monde, 12 février 2020, p. 27.
source : http://prochetmoyen-orient.ch/ya-pas-que-le-covid-19-dans-la-vie-cinq-lecons-du-brexit/
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