Décidément, les think tanks impériaux ne cesseront jamais de nous étonner… Chez les crânes d’œuf qui planchent sur la manière d’enrayer le déclin américain, c’est à qui aura l’idée la plus extrême, la plus dangereuse ou la plus saugrenue, et parfois les trois en même temps.
Mais avant de nous pencher sur la dernière trouvaille en date, rappelons ce que nous écrivions en janvier sur le banditisme de plus en plus ouvertement affiché de Washington :
L’Histoire est décidément un éternel recommencement… Qu’un empire vienne à décliner et le vieux schéma reprend, invariable : perte de légitimité et de puissance, hystérie, corruption, cupidité et brigandages en tout genres.
A cet égard, l’Amérique de Donaldinho, sans masque et sans scrupules, fait très fort, portant un coup terrible au prestige de Washington, donc à sa légitimité internationale. Certes, les administrations précédentes ne faisaient pas fondamentalement autre chose, mais subsistait toujours un vernis moral qui prétendait faire illusion, enrobé de belles phrases propres à convaincre la ménagère de moins de cinquante ans. Désormais, on ne prend plus de gants et la vérité crue apparaît aux yeux de tous.
Assad ne disait pas autre chose il y a quelques mois, lorsque l’occupant de la Maison Blanche sortait ses gros sabots et assurait benoîtement rester en Syrie pour le pétrole (…) On se rappelle que cette franchise d’ailleurs exagérée (le pétrole syrien n’est qu’un prétexte) avait mis mal à l’aise le Deep State impérial. Si ce dernier est évidemment d’accord sur le fond, il a toujours été très soucieux sur la forme, habitué qu’il est à habiller ses intrigues/invasions d’élégants concepts : liberté, démocratie etc. C’est avant tout une question de légitimité. Si l’hyperpuissance US n’a pas fondamentalement été remise en cause durant des décennies malgré ses turpitudes, coréenne ou vietnamienne entre autres, c’est qu’elle conservait un certain magistère moral face à une URSS totalitaire. Cette bonne conscience est maintenant en train de s’écrouler et le monde entier assiste au spectacle d’un empire rapace et déclinant qui ne lutte plus que pour ses intérêts.
L’on a vu dans le dernier billet que le parlement irakien avait voté le départ des troupes américaines et que la décision était entre les mains du gouvernement. Sentant le danger venir, Washington a pris les devants et proféré une folle menace qui relève carrément du grand banditisme : si Bagdad ordonne le retrait US, l’Irak n’aura plus accès à ses comptes de la Federal Reserve Banque de New York (la banque centrale américaine) où sont partiellement déposés ses revenus pétroliers ! De la piraterie à l’état pur…
Jamais à court d’idée, nos petits génies sont allés encore plus loin même si, et la précision est d’importance, il ne s’agit ici que des délires d’un think tank ayant très peu de chance d’être érigés en politique officielle.
Le United States Naval Institute est un vénérable groupe de réflexion militaire créé au XIXème siècle et regroupant de hauts pontes, retraités ou en active, de la marine américaine. Sa publication phare, Proceedings, périodique influent sur les questions navales et de sécurité, paraît sans discontinuer depuis 1874.
Quelle n’a pas été la surprise des observateurs et plus encore de Pékin quand, dans sa dernière livrée, la revue a osé publier deux articles appelant, tenez-vous bien, à recourir à des corsaires pour contrer la flotte chinoise. Et ça n’a rien d’un poisson d’avril…
Le premier article, intitulé « Lâchez les corsaires !« , analyse le profit que les Etats-Unis retireraient de cette stratégie et revient sur l’historique de la course et des lettres de marque. Le second tente de justifier la chose en affirmant sans rire que la flibuste impériale serait tout à fait légale et constitutionnelle.
Et les esprits chagrins en qui subsisteraient quelques scrupules seront rassurés par la légende d’une photo montrant un cargo de la compagnie publique chinoise Cosco : « Bien que cela ne fasse pas légalement de différence, la perception du public serait influencée de manière positive en sachant que ce sont le gouvernement chinois et le Parti communiste qui en paieraient le prix« .
Cela laisse rêveur… Quant à savoir si cette fabuleuse idée pourrait être reprise à son compte par Washington, la probabilité est évidemment minime. Déjà passée au tambour trumpien puis coronavirien, la légitimité de l’empire perdrait définitivement ses derniers oripeaux.
***
Ceci est l’occasion de faire un petit point historique. Si votre facétieux serviteur a licencieusement utilisé le terme « pirate » dans le titre pour parler de cette affaire de corsaires, les deux mots ne doivent en réalité pas être confondus.
Un corsaire était un capitaine autorisé par une lettre de marque (ou de course) à attaquer, en temps de guerre, tout navire battant pavillon ennemi. Il exerçait donc son activité au service de son gouvernement et, capturé, avait théoriquement droit au statut de prisonnier de guerre. Le pirate, lui, est un bandit des mers qui ne travaille que pour son propre compte.
Aux Caraïbes, la colonisation espagnole de l’Amérique entraîne l’apparition de la course, d’abord française, puis anglaise et hollandaise. Ces corsaires participent au Grand jeu de l’époque et la course est éminemment géopolitique. C’est parce qu’il veut sa part de l’Amérique, mais n’a pas la marine pour la disputer à l’Espagne, que François Ier recourt au secteur privé, donc aux armateurs qui commanditent des corsaires. L’État partage ensuite avec eux le butin.
De 1520 à 1560, les Français sont seuls à écumer les mers face à l’Espagne. L’un d’eux, Jean Fleury, s’empare en 1523 du trésor du roi aztèque Moctezuma, provoquant la fureur de Charles-Quint. Ce n’est qu’ensuite qu’ils sont rejoints dans la danse par les Anglais (Drake) et les Hollandais.
Dans les années 1600-1620, France, Angleterre et Hollande forcent l’interdiction espagnole et s’installent dans les Antilles (Guadeloupe, Jamaïque etc.) La métropole est loin, les ordres lâches, les gouverneurs locaux autonomes. Les marins de ces trois pays ont de plus en plus tendance à se mettre au service du plus offrant ou, tout simplement, du pays qui est en guerre contre l’Espagne. C’est la flibuste, premier pas vers la piraterie. Les allégeances « patriotiques » disparaissent et l’on voit des flibustiers anglais tour à tour au service de la France ou de la Hollande et vice-versa.
L’âge d’or de la flibuste dure jusque dans les années 1660. Elle voit des exploits remarquables (prise de villes, attaques contre la Flota de oro) et des personnages assez extraordinaires, comme Morgan ou encore Laurent De Graaf, un franco-hollandais qui faisait jouer sur le pont un orchestre de musique de chambre avant une attaque.
Louis XIV ayant uni l’Europe contre lui, la France se retrouve finalement seule à poursuivre la flibuste dans les Caraïbes pendant une quarantaine d’années avant d’y mettre, elle aussi, un terme. L’Europe des années 1710 est en paix et, dans les Antilles, c’est désormais le commerce qui compte. Si la majorité des flibustiers acceptent de rentrer dans le rang, de se faire planteurs ou capitaines de navire marchand, une minorité entêtée refuse. Déjà habitués, du temps de la flibuste, à passer d’un gouverneur à un autre, à ne plus avoir d’allégeance, ils deviendront pirates.
Si la piraterie existe depuis la nuit des temps, c’est, dans les Caraïbes, un phénomène récent, court et franchement mineur. Elle ne dure grosso modo que de 1710 à 1730 et se concentre principalement sur les bateaux transportant du coton ou des esclaves. Malgré la légende urbaine hollywoodienne et quelques noms médiatisés par la suite (Barbe Noire), point de grands trésors, point d’aventures exaltantes. On est loin, très loin de l’âge d’or de la course (1520-1600) ou de la flibuste (1620-1660)…
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu