D’autant que je me souvienne, le sourire n’était pas hose naturelle pour moi. Il me faisait peur. Il engageait trop. Dévoilait mes imperfections, était trop éloigné d’un idéal esthétique marqué par le marbre et le bronze. Puis j’ai travaillé dans le commerce, et à mesure que je recevais des sourires, j’ai commencé à les rendre ; j’ai même fini par les offrir. Je n’avais, jusqu’alors, jamais mesuré l’absolue liberté, le plaisir gratuit de cet acte à la fois et anodin et sacré du lien social. Namasté « Je reconnais le divin qui est en toi », c’est cela un sourire.
S’il anime tout le visage de celui qui sourit, c’est grâce au bas du visage, à la bouche, souffle de l’âme, qu’on le reconnait, qu’on l’identifie. Mais alors que nous nous dirigeons peut-être vers une ère où le port du masque serait généralisé, pour une période plus longue que nous pouvons nous figurer, il m’est apparu comme une fatalité : un monde sans sourire.
Le sourire charmant de la boulangère, premier de la journée pour beaucoup d’entre nous : fini. Le sourire échangé avec un enfant dans les transports en commun ou la queue du supermarché, instant fugace de tendresse et de complicité : fini. La joie non verbale d’une rencontre dans l’espace public : fini lui aussi. Sourires forcés, gênés, timides, sincères, ouverts, rayonnants, gratuits : balayés du paysage de nos journées. Quand les corps seront déconfinés, c’est notre sourire qui ne pourra plus sortir de sa prison textile. A bouche confinée, mine déconfite. Certes, nous pourrons toujours sourire sous nos masques. Mais le sourire étant un échange, à n’en plus recevoir, comment en donner ?
Cette terrible fatalité est déjà palpable. Nos commerçants, et tant d’autres acteurs de notre quotidien, exposés à de grands risques de contamination, se sont transformés en héros masqués ; leurs sourires, si nécessaires, sont étouffés sous les fibres. Alors que j’effectuais mes courses, non masquée, jamais je n’avais autant ressenti ce besoin si primaire, cette pulsion de vie, cette liberté de sourire, et d’être vue. Alors j’ai souris pour deux. Mais jusqu’à quand ?
Pauline Grandin
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