Le Monstre, étymologiquement, c’est celui que l’on montre, que l’on exhibe. Paria, bouc émissaire ou animal de foire, ses tares physiques sont le fruit d’un accident, d’une maladie ou d’une punition divine : il est la graine de chaos dans l’ordre naturel et divin. La fascination qu’il suscite est équivalente à la peur que l’on ressent en contemplant sa taille, ses crocs, ou ses tentacules. Godzilla est à ce titre un cas particulier : né en 1954 de l’esprit de Tomoyuki Tanaka, il est à lui seul le symbole d’un Japon vaincu et traumatisé par le feu nucléaire. Nous allons tenter de montrer comment Godzilla nous interroge.
Godzilla et le questionnement du traumatisme de la guerre
Le synopsis de Godzilla est connu : une série d’incidents inexpliqués, des militaires, un monstre réveillé par des scientifiques ou des pêcheurs, selon la version du film. Mais à chaque fois revient la question du nucléaire au cœur de l’intrigue. Dans le film de 1954, soit neuf ans après la fin de la seconde guerre mondiale seulement, l’effet est retentissant au Japon : neuf millions de spectateurs iront voir le film.
Mais aux Etats-Unis, qui sont entrés dans la guerre froide et portent déjà sur le dos le poids d’Hiroshima et de Nagasaki, la question est plus délicate. Le montage américain minimise l’impact de la question nucléaire et réduit le film à 81 minutes au lieu de 98 pour la version japonaise.
Au cours des décennies et des films, particulièrement de la série Shówa, Godzilla deviendra tour à tour menace ou protecteur contre divers autres monstres et métaphoriquement contre ce danger nucléaire encore si présent, même dans l’esprit des plus jeunes. Quand il combat des monstres encore plus gros et incontrôlables que lui, il est souvent l’allié de la police ou de l’armée comme dans « Méchagodzilla contre-attaque » (1975) réalisé par Ishiró Honda.
Godzilla, enfant monstrueux de la technique
En naissant si vite après les bombardements nucléaires, Godzilla pose une question tant aux vainqueurs qu’aux vaincus : « pourquoi vis-je ? ». L’histoire de sa folie destructrice est celle de parents dépassés par leur propre création, qui ont « trop aimé la guerre » pour reprendre les mots de Louis XIV. Si la seconde guerre mondiale a marqué l’aboutissement de l’horreur dans le nombre de morts, civils et militaires, c’est sans doute la faillite de la technique et de la raison qui marque cette période. L’utilisation de l’arme nucléaire a en l’occurrence montré qu’en quelques secondes, on pouvait supprimer et briser des vies sur des décennies. Voilà ce que dit aussi Godzilla, renvoyant de fait les Américains et Japonais dos à dos qui se sont entretués. Cette créature gigantesque, capable de raser d’immenses tours des deux côtés du Pacifique, rappelle là aussi l’union de deux civilisations [unies] dans la modernité et la froideur du béton de l’après 1945.
Godzilla : Resurgence (2014), fable écologique?
Il est temps de s’intéresser à la nature de Godzilla, pour commencer. Dinosaure de l’espèce Godzillasaurus dans la série Heisei (1984-1995), iguane mutant dans le film de Roland Emerich (1998), il devient finalement une créature préexistant les dinosaures dans le film de 2014. Il s’y nourrit alors des radiations naturelles de la Terre. Véritable puissance antédiluvienne, Léviathan amphibie, il est alors plus proche d’un véritable Kaijū (« monstre » littéralement), ces esprits ou forces de la nature que l’on retrouve dans les films de Hayao Myasaki par exemple.
Dans ce film, c’est un accident dans une centrale nucléaire qui est le déclencheur du film, allusion évidente à l’incident de Fukushima. Dans un Japon soumis aux séismes, aux typhons, aux moussons, les forces de la nature s’incarnent en Godzilla. En effet, son nom Gojira ( ゴジラ) vient du mot « Gorira » ( ゴリラ), le gorille, et « kujira » ( くじら), la baleine. Les deux animaux renvoient respectivement à la silhouette et à la taille de la créature. Dans le film, Godzilla apparaît comme une divinité ambiguë : puissance chtonienne courroucée, elle détruit des immeubles et des ponts mais sauve néanmoins les humains des monstres que sont les MUTO (mutant ultime terrestre d’origine inconnue), jouant là son rôle de super prédateur. Godzilla est donc celui qui rappelle, à la manière des créatures de Howard P. Lovecraft, que l’Homme n’est pas seul sur Terre, que son règne est jeune, fragile et éphémère.
Enfant monstrueux ou créature semi-divine, Godzilla a réussi à s’inscrire dans le panthéon de la science-fiction et de la culture pop de façon durable. Les enjeux de société ont su se le réapproprier et il est probable qu’à l’instar de son rival King Kong, on le revoie prochainement au cinéma. Le monde a besoin de lui.
Hubert Dubois
Article paru dans rébellion 84 ( juillet 2018)
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