L’Histoire nous réserve de ces clins d’œil…
Polonais sans pays (la Pologne était alors divisée entre les empires russe, prussien et autrichien), Jan Czerski participa très jeune à la grande révolte indépendantiste de 1863. Arrêté comme bons nombres de ses compatriotes rebelles par les autorités russes, il fut intégré de force dans l’armée et exilé en Sibérie. Autodidacte, il se passionna alors pour les sciences et finit par devenir géologue et explorateur au service des tsars. Ses nombreuses explorations sibériennes lui valurent les médailles de la Société russe de Géographie et de l’Académie des sciences et il mourut, comblé d’honneurs, lors d’une équipée dans le grand Nord.
Son nom fut donné à des montagnes, à une ville et, plus récemment, à un bateau. Pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de l’Académicien Czerski, censé poser les derniers tubes du Nord Stream II auquel s’oppose de toutes ses forces… la Pologne ! Ironie, quand tu nous tiens.
Nous avions déjà mentionné ce navire début février :
Alors que le Danemark avait, après un feuilleton digne d’une télénovela brésilienne, fini par donner son accord à l’achèvement du Nord Stream II, les sanctions du Congrès américain ont poussé vers la sortie la compagnie suisse de pose de tubes Allseas, abandonnant en rase campagne le chantier déjà réalisé à 94%. Il ne manquait plus que 80 km, soit environ… deux semaines de travail !
Si d’aucuns auraient souhaité que Gazprom poursuive en justice l’entreprise suisse pour rupture abusive de contrat, Poutine puis le ministère russe de l’Energie ont assuré que le projet serait terminé, mais avec un retard d’un an :
« Le chantier étant gelé, Gazprom doit désormais avoir recours à ses propres équipements, beaucoup moins performants. Une mission a priori réaliste car la fin du chantier n’est plus en eaux profondes. Un premier bateau, le Fortuna, pourrait déjà être à l’œuvre dans les eaux allemandes. Mais sa capacité est de seulement 3 kilomètres de tuyaux posés par jour. Et il n’est pas autorisé à fonctionner dans les eaux danoises où demeure l’essentiel du chantier à achever.
Gazprom, qui n’a pas précisé l’ampleur des surcoûts provoqués par ces changements, dispose d’un autre navire de construction, l’Akademik Tchersky. Mais celui-ci serait pris pour le moment sur un autre chantier près de… Vladivostok, à l’autre bout de la Russie. Son transfert prendra plusieurs mois. Selon l’agence russe Interfax, il est en fait en cours de reconstruction pour modernisation. D’où les multiples délais et donc un retard final d’au moins un an pour ce projet qui, sans les nouvelles sanctions américaines, devait être terminé tout début janvier, avec une mise en exploitation prévue dès ce printemps. »
A défaut de pouvoir empêcher durablement les pipelines russes de gagner le Rimland, la thalassocratie fait tout pour en retarder l’échéance. Une lutte à mort dont dépend sa survie en tant que superpuissance.
L’académicien a finalement largué les amarres et se trouve maintenant au niveau du Cap de Bonne espérance, en route vers la Baltique où il devrait arriver d’ici peu.
La question à un million est de savoir s’il sera capable de poser les dernières dizaines de kilomètres de tubes…
Dans un billet récent, nous évoquions la politique d’auto-suffisance russe qui lui permet maintenant de tenir bon dans la tempête :
La presse américaine regrette que les sanctions impériales d’hier contre la Russie lui aient permis d’être bien mieux armée, aujourd’hui, que l’immense majorité des États de la planète face à la pandémie. Nous avons montré à plusieurs reprises (ici ou ici par exemple) que ces sanctions, parfois gênantes à court terme, étaient en réalité une bénédiction à long terme pour l’ours, réduisant sa dépendance vis-à-vis de l’Occident et l’obligeant à ne compter que sur lui-même.
Auto-suffisante sur le plan agricole, libre de dette et disposant de réserves considérables, la Russie va désormais empocher les dividendes de cette politique clairvoyante. « Gouverner, c’est prévoir » : personnifié par Colbert qui, en son temps, fit planter un million d’hectares d’arbres pour servir de bois de construction à la marine pour les siècles à venir, ce célèbre adage est repris avec sérénité du côté de Moscou.
Aussi curieux que cela puisse paraître, cette approche perspicace n’a pas été étendue au domaine de la pose sous-marine de pipelines. Le Kremlin a peut-être pensé, avec une certaine logique, que le jeu (investir massivement dans ce secteur technologique si particulier) n’en valait pas la chandelle (les gazoducs offshore ne sont pas légion dans le monde). M’enfin, il était tout de même difficile d’ignorer l’obsession de la thalassocratie impériale. En juin 2017, nous rapportions :
Si quelqu’un doutait encore que les Américains tentèrent, tentent et tenteront de torpiller l’intégration de l’Eurasie et d’isoler énergétiquement la Russie, une membre du comité des Affaires étrangères du Congrès a rappelé fin mai les fondamentaux de la politique étrangère de son pays :
« Les Etats-Unis devraient agir contre le projet russe de gazoduc afin de soutenir la sécurité énergétique de l’Union européenne [défense de rire ; qui eut cru que la novlangue pouvait être amusante ?] L’administration Obama et l’UE ont travaillé contre le Nord Stream II (…) L’administration Obama a fait de la sécurité énergétique européenne une question de haute priorité de la politique étrangère américaine. L’administration Trump serait bien avisée de continuer sur cette voie. »
Dans ce dossier, Donaldinho s’est sagement rangé derrière son Deep State et les sanctions sont tombées, effrayant la compagnie suisse chargée de poser les derniers kilomètres de tubes et laissant les Russes face à eux-mêmes. L’académicien, sans expérience dans ce domaine, pourra-t-il relever le défi ? Les avis sont partagés même si l’on sait que Poutine, qui n’est pas adepte des promesses en l’air, a assuré que le pipeline serait terminé sous un an. Le feuilleton continue…
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu