Le fait était en soi suffisamment symptomatique (et amplement documenté) pour être noté : lorsque, le 23 février 2019, le « président fantoche » vénézuélien Juan Guaido, interdit de sortie du territoire par la justice de son pays, traversa clandestinement la frontière entre le Venezuela et la Colombie pour y diriger, depuis Cúcuta, l’entrée en force d’une supposée « aide humanitaire », il le fit assisté et accompagné par des membres de l’organisation Los Rastrojos [1].
Détail complémentaire non dépourvu d’importance : cette armée privée criminelle descend en droite ligne du clan des « narcos » du Valle del Cauca, renforcé d’éléments des ex-Autodéfenses unies de Colombie (AUC), les paramilitaires d’extrême droite théoriquement dissous, sous le gouvernement d’Álvaro Uribe, en 2006.
Dernier aspect du problème qu’on aurait tort de négliger (ou simplement sous-estimer) : arrivé côté colombien de la frontière, Guaido fut directement confié par les « narcos » qui l’escortaient à un édile de la ville de Cúcuta, lequel l’accompagna jusqu’à l’hélicoptère qui lui permit de rejoindre le lieu où l’attendait… le président colombien Iván Duque – ainsi que ses homologues Sebastián Pinera (Chili), Mario Abdo Benítez (Paraguay) et l’inévitable supplétif de Donald Trump, le secrétaire général de l’organisation des Etats américains (OEA) Luis Almagro.
D’où un constat de première grandeur qu’il est (théoriquement) difficile d’ignorer : ce « voyage » de Guaido n’a eu lieu que grâce à une étroite coordination entre la droite radicale vénézuélienne, les narco-paramilitaires colombiens et les plus hautes autorités de cet Etat – à commencer par les forces de sécurité et le président Duque. Par chance pour ce dernier, insister sur ces évidences a paru déplacé à de nombreux médias acquis à la cause de l’opposition vénézuélienne, de sorte qu’aucun scandale n’en a résulté. Et que l’épisode aurait dû sombrer définitivement dans l’oubli.
Juste retour des choses ou justice immanente, c’est précisément du Venezuela qu’ont, environ un an plus tard, surgi de véritables ennuis pour le chef de l’Etat colombien. Et pas à l’initiative de celui qu’il exècre, le président Nicolás Maduro ! Mais d’une sénatrice de son pays, qu’il connaît fort bien, car appartenant à sa mouvance : Aída Merlano.
Illustration : Aida Victoria Merlano
Source : Autoridades de Venezuela confirman que Aída Merlano fue detenida en Maracaibo – Noticias Caracol, Noticias Caracol, le 27 janvier 2020.
Siégeant au Sénat de 2014 à 2018, réélue pour la période 2018-2022, cette dernière a été condamnée en première instance en septembre 2019, par la Cour suprême de justice colombienne, à quinze ans de prison pour « corruption électorale » (achat de votes) et « association de malfaiteurs » (plus, incidemment, un « port illégal d’armes » qu’elle conteste énergiquement). La suite tient d’un roman tendance « haletant ». Quinze jours après sa condamnation, l’ex-sénatrice est escortée par des fonctionnaires de l’Institut pénitentiaire et carcéral (Inpec) au cabinet d’un odontologue, pour s’y faire soigner. Du premier étage, à l’aide d’une corde, elle s’échappe acrobatiquement et s’évanouit dans la nature, accrochée aux épaules d’un motard qui l’attendait. Malgré le mandat d’arrêt et la notice rouge d’Interpol lancés contre elle, on perd sa trace pendant quatre mois.
On retrouve la brune Merlano, ses deux perruques blondes et sa fausse identité – Landis del Carmen Ferrer Urdaneta – quand, dans le pays voisin, le 27 janvier 2020, la police vénézuélienne l’arrête au onzième étage d’un luxueux appartement du quartier El Milagro de Maracaibo. Mise en examen pour « entrée illégale sur le territoire », « usurpation d’identité » et « association de malfaiteurs », elle entreprend d’expliquer son cas. De la vie politique colombienne en concentré !
D’après Merlano, sa spectaculaire évasion a été organisée par deux clans colombiens auxquels elle se trouve très étroitement liée, les familles Char et Gerlein. Depuis de très longues années, ces deux puissantes « camarillas » dominent la vie politique de la région de la Caraïbe – le département de l’Atlantique et sa capitale Barranquilla. Partout, à travers le chantage et la coercition, elles placent leurs gens. A la tête de la mairie de Barranquilla (1 200 000 habitants) depuis 2008, la famille Char – Fuad, Arturo (l’actuel maire) et Alex (l’ancien) – y possède la chaîne de magasins Olímpica, le club de football Junior de Barranquilla et la banque Serfinanza. Les Gerlein – Roberto (sénateur, pour le Parti conservateur, pendant 44 ans), Jorge, Julio – et leur entreprise de BTP Valorcon ont pour leur part bénéficié de contrats publics millionnaires octroyés par les administrations Char. Dans le cadre de ce « grand banditisme légal », d’énormes opérations de corruption ont entouré les appels d’offre concernant l’aéroport de Barranquilla, les travaux assurant la navigabilité du fleuve Magdalena (le plus important de Colombie), etc.
S’y ajoute, raconte Merlano, le versant politique de ces pactes mafieux, qu’elle n’a pu révéler, menacée qu’elle était lors de son séjour dans la prison du Bon Pasteur, à Bogotá, et personne, lors de son procès, « n’ayant accepté de l’écouter ». Ce sont les mêmes Char et Gerlein, précise-t-elle, qui, depuis des lustres, lors des campagnes municipales, départementales, législatives, présidentielles, et dernièrement encore pour l’élection d’Iván Duque, organisent et financent les achats de vote auxquels elle a participé et pour lesquels elle a été condamnée.
Enfin, prétend l’ex-sénatrice, elle n’est passée clandestinement au Venezuela que pour sauver sa vie : après avoir organisé son évasion, les Char et les Gerlein l’auraient séquestrée et auraient eu l‘intention de l’assassiner pour l’empêcher de parler dans le cadre d’une autre enquête de la Justice colombienne, mettant en cause un certain nombre de leurs amis – Luis Carlos Sarmiento Ángulo (industriel, banquier et homme le plus riche de Colombie), Néstor Humberto Martínez (procureur général de 2009 à 2016), Germán Vargas Lleras (vice-président de 2014 à 2017), Laureano Augusto Acuña Díaz (sénateur du Parti conservateur), Margarita Ballén (députée), Lilibeth Llinás (candidate battue à la députation), et même Arturo Char, pressenti pour devenir président du Sénat colombien à partir du 20 juillet 2020.
Avec une certaine gourmandise, le pouvoir vénézuélien laisse publiquement filtrer quelques-unes de ces révélations, mais, très respectueux du « pays frère », annonce qu’il tient la détenue à la disposition de la justice colombienne pour peu que Bogotá réclame son extradition. Mesure évidente qui, pourtant, et d’emblée, ne semble guère enthousiasmer l’ « establecimiento » (« establishment ») colombien.Nul n’y ignore que Merlano, issue du cœur de la bête, connaît beaucoup de « petits et grands secrets ». Qui plus est, ne prétend-elle pas détenir des preuves de tout ce qu’elle vient d’avancer ? Sombres présages. Fort heureusement, même dans les configurations les plus sombres, il y a toujours une possibilité d’amortir le coup. Sauf, bien sûr, qu’il y a moyen et moyen…
Dans une démarche même pas digne des Pieds Nickelés [2], Iván Duque demande l’extradition de Merlano à… Juan Guaido. Eclat de rire au Venezuela, embarras, même à droite, en Colombie. Seuls Donald Trump et ses homologues supplétifs (parmi lesquels Duque, Jair Bolsonaro, Sebastián Pinera et Emmanuel Macron, pour ne citer qu’eux) croient encore en cette fiction. Dans son pays, le chef d’Etat imaginaire, même plus président de l’Assemblée nationale depuis le 5 janvier 2020 [3], ne contrôle strictement rien. Ni le pouvoir, ni la Justice, ni les Forces armées, ni ses ex-partisans, qui ne se déplacent même plus lorsqu’il convoque une manifestation.
En bonne logique et en excellent tacticien, Nicolás Maduro, dont Bogota feint ignorer la légitimité, place une nouvelle banderille. Tout en la maintenant en détention, il autorise les médias colombiens à venir interviewer Merlano. Malgré le grossier contrefeu des partisans de l’ex-président Álvaro Uribe – « Comment croire une fugitive entre les mains de Maduro ? –, l’affaire passionne d’autant plus la Colombie que tout un chacun connaît implicitement, ou en tout cas suspecte, et depuis longtemps, les pratiques en cours sur la côte atlantique. Et que tout le monde ne les apprécie pas forcément. L’hebdomadaire Semana dépêche à Caracas l’une de ses journalistes vedettes, Vicky Dávila.
Entretien explosif, le 17 février, immédiatement retransmis sur Semana TV [4]. « Julio Gerlein et la famille Char ont acheté des voix pour faire élire Duque, déclare l’ex-sénatrice. Les Char ont dirigé l’achat de voix de tous les politiques traditionnels de la côte pour qu’ils élisent le président de la République (…) Ils ont tous acheté des voix pour faire élire Duque. » Quelques jours plus tard, Vicky Dávila éditorialisera : « Je ne peux pas assurer que tout ce que dit l’ex-sénatrice est vrai, mais je ne crois pas non plus que tout soit mensonger. Ce qu’elle dit est si grave qu’il faudrait enquêter pour aller jusqu’aux ultimes conséquences juridiques contre elle, si elle ment, ou contre ceux qu’elle accuse, s’ils sont coupables. Ce pays ne peut pas faire le sourd devant les accusations de Merlano [5]. » De fait, dès le 18 février, s’appuyant sur l’écho des déclarations de cette dernière, le magistrat du Conseil national électoral (CNE) Luis Guillermo Pérez a demandé à la sous-secrétaire de cette institution, Lena Hoyos González, d’enquêter sur le présumé achat de voix destiné à favoriser Duque, lorsqu’il était candidat.
Comble de malchance et ajoutant au trouble, un autre événement a secoué la Colombie trois jours auparavant (sans parler du très fort mouvement social qui agite le pays depuis novembre 2019). Le 14 février en effet, les autorités policières ont découvert trois laboratoires capables de produire une tonne de cocaïne par mois, dans une « finca » de 176 hectares, située à une dizaine de minutes de la petite ville de Guasca, à 55 kilomètres de Bogotá. C’est, dans ce pays, un fait banal, mais qui mérite néanmoins qu’on s’y arrête. Car ce « Haras San Fernando » appartient à la famille de Fernando Sanclemente, l’ambassadeur nommé par Duque en Uruguay.
Sanclemente : une trajectoire des plus classiques pour qui appartient au gratin colombien. Propriétaire terrien, il a également été Superintendant des ports et transports, de 2001 à 2005, sous les présidences du conservateur Andrés Pastrana, puis d’Uribe ; directeur de l’Aéronautique civile ; et enfin directeur général de Transmilenio, le système de transport public par bus de Bogotá, fonction qu’il a abandonnée en 2014 pour rejoindre l’équipe de campagne du candidat uribiste à l’élection présidentielle, le plus que droitier Óscar Iván Zuluaga.
Appelée « Las Colinas de Guasca Ltda », la société propriétaire de la « finca » dont il est question a été créée en 1987 pour l’élevage de chevaux de course, de bétail, et la production de lait, par les familles Spiwack (qui possède l’importante chaîne hôtelière Dann) et Sanclemente, chacune en possédant 50 %. Fernando Sanclemente en était le représentant légal jusqu’au moment où, en mars 2019, dépêché à Montevideo par le chef de l’Etat, il a transmis cette fonction à son frère Gilberto.
Première réaction de l’intéressé (à Montevideo) et du ministère des Affaires étrangères (à Bogotá) quand éclate le scandale : les narco-laboratoires étaient situés sur une parcelle boisée de la « finca », d’une surface de 36 fanegadas (environ 23 hectares), récemment louée à des tiers (dont, pour l’heure, on ne sait rien). Personne n’a rien vu, personne n’a rien entendu, les propriétaires et leur administrateur ignoraient tout des activités qui s’y déroulaient. « C’est une situation totalement surprenante pour moi, pour ma famille, pour nos entreprises partenaires », déclare Sanclemente. Pourquoi pas… On ne peut néanmoins écarter un ou deux détails permettant de contextualiser.
Comme Álvaro Uribe avant lui, Fernando Sanclemente a été, on l’a vu, directeur de l’Aéoronautique civile. Le passage du futur (et aujourd’hui ancien) président Uribe, de 1980 à 1982, y a laissé des traces moult fois commentées depuis, non par les médias, mais par les connaisseurs du dossier : au cours de sa gestion, sur les 2 242 licences de vol accordées à des avions et hélicoptères, près de 200 le furent pour des appareils appartenant (sous des noms d’emprunt) à Carlos Lehder, Pablo Escobar, Fabio Ochoa et autres « narcos » du Cartel de Medellín. Le fait fut alors dénoncé par le Conseil national des stupéfiants, dirigé par le ministre de la Justice Rodrigo Lara Bonilla [6].
Sanclemente, lui, en poste de 2005 à 2010 (pendant la présidence d’Uribe), a été rattrapé par la justice pour avoir, en décembre 2007, octroyé d’importants travaux dans l’aéroport El Dorado de Bogotá à l’entreprise arrivée… seconde lors de l’appel d’offres. Une mise en cause infiniment moins grave que celles concernant son prédécesseur, mais révélatrice d’un climat.
Pour assurer sa défense dans l’affaire du « narco-laboratoire », Sanclemente a demandé un congé sans soldes et est rentré d’Uruguay. Comme tout un chacun, il a droit à la présomption d’innocence. On notera simplement que, avant cette démarche de l’intéressé, le gouvernement ne lui avait demandé absolument aucuns comptes et s’était abstenu de toute réaction. Il est vrai que, une actualité chassant l’autre (ou la complétant), il a un embarras infiniment plus encombrant à gérer.
L’affaire commence pendant une enquête que mène le Ministère public depuis 2015 sur l’homicide dont a été victime le jeune Óscar Eduardo Rodríguez Pomar, assassiné par erreur, à la place de son père, Carlos Rodríguez Gómez, un truand qui venait de rentrer des Etats-Unis après y avoir purgé une peine de prison pour « blanchiment d’argent ». Suspecté, José Guillermo Hernández Aponte, dit « Ñeñe », a été placé sur écoutes. Eleveur, propriétaire de l’entreprise La Gloria Ganadería, « Ñeñe » est notoirement proche du contrebandier et narcotrafiquant Marcos « Marquitos » Figueroa (soupçonné de plus d’une centaine d’homicides, arrêté en octobre 2014 au Brésil et incarcéré depuis 2016 en Colombie). Ignorant être surveillé, « Ñeñe »vomit dans ses téléphones un flot de renseignements précieux. Puis se fait assassiner à son tour, au Brésil, en mai 2019, dans des circonstances jamais éclaircies.
La mort d’un individu aussi sympathique ne passe pas inaperçue. L’ex-président Uribe se fend d’un Tweet dans lequel il manifeste que lui « cause une grande douleur l’assassinat de José Guillermo Hernández, assassiné lors d’une agression au Brésil où il assistait à une foire aux bestiaux ».
La mort du suspect éteint l’action judiciaire. Tandis que défilent les semaines et les mois, les résultats d’écoutes et leurs procès-verbaux se recouvrent doucement de poussière dans les entrailles du Parquet général – la « Fiscalía General de la Nación » [7]. Jusqu’à ce que…
Coup de tonnerre ! Sur son site La Nueva Prensa, le journaliste Gonzalo Guillén révèle que, parmi ces archives définitivement enterrées, figurent des enregistrements dans lesquels le truand raconte (bien avant la sénatrice Merlano) les « achats de votes » et la fraude électorale effectués « sur ordre d’Álvaro Uribe », sur la côte caraïbe et dans la Guajira, pour favoriser l’élection de l’actuel chef de l’Etat Iván Duque [8]. L’hebdomadaire Semana, avec lequel Guillén collabore, met en ligne le 6 mars, des extraits de ces enregistrements, prouvant sans contestation aucune le sérieux des allégations [9].
Le scandale dit de la « ñeñepolítica » vient de démarrer. Il touche en tout premier chef les autorités judiciaires, qui n’ignoraient rien du contenu oublié de ces interceptions téléphoniques. Chargé de l’enquête sur « Ñeñe » Hernández Aponte, le procureur Rodríguez Parra n’a entrepris aucune action pertinente, considérant que ces informations sur des délits électoraux « n’apportaient rien à l’éclaircissement du crime » dont il était chargé [10]. Tels sont en tout cas ses dires et ses explications assez entortillées. Au plus haut niveau, parfaitement au courant lui aussi, le Procureur général Néstor Humberto Martínez s’est empressé d’ensevelir ces révélations dérangeantes mentionnant ses amis Uribe, Duque et Germán Vargas Lleras (vice-président de la République de 2014 à 2017).
Seulement, ces derniers jours, les éléments à charge s’enchaînent, toute la boue remonte à la surface, dévastatrice comme un torrent en crue.
Sur les réseaux sociaux, réapparaissent photos et vidéos oubliées ou passées inaperçues. Duque lui-même, des sénateurs et dirigeants du Centre démocratique (le parti créé par Uribe), aux côtés de « Ñeñe ». On découvre aussi que ce dernier a figuré, lors de la cérémonie d’investiture du chef de l’Etat, le 7 août 2018, au Palais de Nariño (siège de la présidence), à une place privilégiée. L’armée doit s’expliquer sur un cliché datant de 2015 et montrant le douteux personnage posant près d’un hélicoptère militaire, en compagnie d’officiers : elle aurait été prise dans une « finca » de Sabana de Torres (Santander), lors d’une rencontre avec des « terratenientes » des départements du Cesar et de Santander, à laquelle participaient le commandant de la Seconde Division, le général Jorge Jérez, et les commandants de deux Bataillons d’infanterie. En ce qui le concerne, le commandant de la Ve Brigade, le général Óscar Rey, doit préciser que s’il a permis à « Ñeñe » de voyager en sa compagnie dans un avion de la Force aérienne, c’était pour assister à une réunion des éleveurs et des commerçants organisée par la Chambre de commerce de Valledupar, dans le nord du pays.
Y a-t-il là matière à s’étonner ? Depuis un certain temps (il s’agit là d’un euphémisme), l’armée, elle aussi, défraie la chronique. Le 7 février dernier, son commandant en chef, le général Eduardo Zapateiro, se fendait d’un message de condoléances attristé : « Aujourd’hui est mort un Colombien ; quoi qu’il se soit passé dans sa vie, l’Armée nationale, en commençant par son commandant, qui a aussi été engagé dans la lutte contre le narcotrafic, devons dire que nous regrettons beaucoup le décès de “Popeye”… » Bel hommage à un authentique petit Saint. Homme de main « numéro un » du roi de la cocaïne Pablo Escobar, Jhon Jairo Velásquez, dit « Popeye », venait de disparaître, emporté par un cancer de l’œsophage. Après avoir passé 24 ans en prison pour ses centaines de crime, ce « général de la mafia » (expression tatouée sur son bras) avait été arrêté à nouveau en mai 2018 pour une affaire d’extorsion.
Ce très sentimental général Zapateiro n’occupe sa fonction que depuis peu de temps. Il y a remplacé le général Nicacio Martínez le 27 décembre 2019. Après trente-huit ans de « bons et loyaux » services, celui-ci venait de démissionner pour « raisons familiales ». On traduira en disant que, devenu quelque peu encombrant pour le pouvoir, il était temps pour lui de se faire discret. En décembre 2018, Martínez s’était fait remarquer en exigeant de ses troupes qu’elles doublent le nombre de « captures » et d’ « éliminations de criminels », rappelant la sinistre pratique des « faux positifs » – exécution de civils présentés comme des guérilleros tués au combat – qui fit (officiellement) 2248 victimes, dont plus de 90 % pendant les deux mandats d’Álvaro Uribe [11].
Mais voici qu’une autre pratique remonte elle aussi du passé.
Il y a un peu plus de dix ans, toujours sous Uribe, les « chuzadas »,« écoutes » menées clandestinement par le Département administratif de sécurité (DAS), ont défrayé la chronique et violé l’Etat de droit. Depuis janvier dernier, une enquête a révélé un nouveau système sophistiqué d’interception des communications mis en place durant le deuxième semestre de 2019 par les Brigades de renseignement militaires et le Bataillon de contre-renseignement de sécurité et de l’information (Bacsi). Parmi les cibles – rien de nouveau sous le soleil ! –, figurent des magistrats de la Cour suprême de justice, des députés et sénateurs (Iván Cepeda, Antonio Sanguino, Roy Barreras), des avocats, des journalistes, des défenseurs des droits humains.
Lors d’une interview récente, l’ex-présidente de la Cour constitutionnelle, Gloria Ortíz, avait manifesté se sentir espionnée. Du côté de la Cour suprême de justice, c’est tout à fait par hasard qu’un employé a découvert, début janvier, dans le faux-plafond, un discret microphone de quelques millimètres placé à la verticale du bureau du magistrat César Reyes [12]. Celui-ci est chargé d’instruire le procès… d’Álvaro Uribe, accusé de « corruption » et « manipulation de témoins » dans une affaire qui l’oppose au sénateur de gauche Iván Cepeda.
D’ores et déjà, dans le cadre de la procédure lancée pour élucider ces interceptions illégales, le procureur Fabio Espitía a demandé l’ouverture d’une enquête contre le général Nicacio Martínez, le plus que jamais controversé ex-chef de l’armée.
Côté « uribisme », et face à l’opinion publique, la vie devient donc très compliquée. Il doit mener une véritable guerre contre l’Organisation des Nations unies, qui le met de plus en plus implicitement en cause dans le torpillage des accords de paix (avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie ; FARC) et le massacre des dirigeants sociaux – plus de 250 durant les deux années de l’actuelle administration (et 190 ex-guérilleros depuis que ceux-ci ont déposé les armes en 2016).
Dans le cadre de la « ñeñepolítica », pour en revenir à ce scandale, la première à réellement « tomber » s’appelle María Claudia Daza. Il a été prouvé que c’est elle qui échangeait sur les « achats de votes » en faveur de Duque avec le polémique « Ñeñe » Hernández. Jolie carrière, profil intéressant. Née à Valledupar, « La Caya » Daza, comme on l’appelle, est une grande amie de María Mónica Urbina, « Miss Colombie 1985 » et épouse (aujourd’hui veuve) de « Ñeñe ». Daza a été vice-consul de Colombie à Miami en 2006, a représenté le Centre démocratique lors d’un voyage en Chine et, surtout, occupe un poste d’absolue confiance au sein de l’Unité de travail législatif (UTL) du sénateur Uribe. D’après les registres de la Casa de Nariño, elle s’est rendue dix-sept fois au palais présidentiel depuis l’arrivée au pouvoir de Duque [13].
Lâchée par son patron, qui a feint être consterné par son implication dans le scandale, Daza lui a présenté le 9 mars sa démission irrévocable.
Le 24 février déjà, après les révélations au Venezuela d’Aida Merlano, la Commission d’accusation et d’enquête de la Chambre des représentants a ouvert une enquête formelle contre le président Iván Duque. Cette Commission a cité à comparaître dans les jours qui viennent María Claudia Daza, la veuve du « Ñeñe » Hernández, le gérant de la campagne présidentielle de Duque, Luigi Echeverry, la ministre de l’intérieur Alicia Arango.
De son côté, ne pouvant se défausser sous les yeux de l’opinion publique, le Procureur général de la Nation, Francisco Barbosa, a ordonné le lancement d’une procédure pour enquêter sur les « présumés faits de corruption » impliquant « le président de la République Iván Duque et l’ex-président Álvaro Uribe ». Ira-t-il jusqu’au bout de la démarche, lui dont on connaît les liens professionnels et personnels avec le chef de l’Etat ? Rien n’est moins sûr. D’ailleurs, dans l’immédiat, ce dernier peut respirer (ne serait-ce que très-très relativement) : pour une durée encore indéterminée, l’épidémie de Covid-19 va monopoliser toute l’attention et l’énergie de la société, faisant passer tous ces désordres inopportuns au second plan.
Sur un autre plan, le 2 mars, à Washington, Duque a eu le plaisir d’être reçu, dans le Bureau ovale, par son grand ami Donald Trump qu’accompagnait le secrétaire d’Etat Mike Pompeo. De ce côté-là, tout va bien. Ils ont essentiellement parlé du Venezuela.
Maurice Lemoine
Notes
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