Le nombre de décès liés au coronavirus a atteint un total de 3.405 le jeudi 19 mars en Italie. Le pays, qui compte 60,48 millions d’habitants, dépasse ainsi en nombre de victimes la Chine d’où est partie la maladie et qui compte 1,39 milliard d’habitants. Comment expliquer que le covid-19 fasse autant de dégâts en Italie? Ce n’est pas tant le virus qui tue, que la faiblesse du système de santé italien. Le manque de lits, de personnel et de matériel médical est criant à cause des coupes budgétaires pratiquées ces dernières années et qui se révèlent fatales aujourd’hui. Explications.
En pleine explosion de l’épidémie liée au Coronavirus, tous semblent s’accorder sur l’existence d’un sérieux danger de manque d’installations et d’équipements, comme les appareils respiratoires et le nombre de lits en soins intensifs. Tôt ou tard, la situation mettra les professionnels du système de santé dans la position de devoir choisir à qui administrer les soins ou pas, en augmentant de cette façon la mortalité de la maladie pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’agressivité spécifique du Covid-19. Le 14 mars, la déclaration de l’adjoint en charge de la santé en Lombardie, Giulio Gallera, fait état d’un nombre désormais très limité de lits en soins intensifs dans la région, nombre totalement insuffisant face aux nouveaux patients enregistrés chaque jour.
A cet égard une polémique politique a éclaté sur les raisons d’une telle incapacité du système hospitalier à absorber le nombre croissant de patients graves. Tous s’accordent sur une chose : le Service Sanitaire National (SSN) est évidemment inadapté pour affronter cette situation. Toutefois, deux positions différentes émergent du débat sur cette insuffisance.
De toutes parts, on souligne que la cause principale de telles difficultés serait les coupes budgétaires dans la santé publique effectuées au cours des dernières années. Dans le camp de l’opposition, au contraire, les causes seraient à rechercher dans la mauvaise gestion des financements publics (dont l’attribution aurait carrément augmenté dans les dernières années), attribuable à l’inadéquation des dirigeants du secteur sanitaire et au chantage. Essayons de nous sortir de ce débat.
Nous partons, en premier lieu, d’une donnée incontestable : le SSN se révèle à ce jour, gravement inadapté pour affronter cette situation d’urgence. Les données italiennes sur le nombre de lits sont alarmantes : en 2017 (dernières données disponibles) il y avait 3.2 lits pour 1000 habitants (au lieu de 3.9 en 2010). Il s’agit d’une donnée impitoyable si on la rapporte à la moyenne de l’OCSE (4.7), et surtout à la France (6) et à l’Allemagne (8). De 2010 à 2017, s’est effondré le nombre de structures hospitalières, passant de 1.165 à 1.000 (-14.2%), ainsi que le nombre total de lits passant de 244 310 à 210 907 (-13.7% , qui devient 30% si nous partons de 2000).
De notre point de vue, ce déclin est issu d’un dessein politique et économique bien précis communément défini comme l’austérité : il s’agit d’un processus de privatisations et de réduction des dépenses publiques mené par les gouvernements de toutes les couleurs politiques des trente dernières années, sous l’impulsion du processus d’intégration européenne, et dont la réalisation a subi une violente accélération à partir de la crise de 2008.
Le système de santé est inapproprié car des dizaines de coupes budgétaires ont réduit le personnel médical et infirmier, le nombre de lits, les équipements et les services, au sein d’un plus ample projet politique qui est en train de désintégrer l’Etat social pour favoriser l’accumulation de profits d’une minorité. Il n’est pas surprenant que ces jours-ci, ceux qui ont favorisé, mis en pratique et encouragé l’austérité soient évidemment embarrassés et tentent de cacher leurs responsabilités historiques et politiques.
En particulier, le responsable économique du parti politique Italia Viva, Luigi Marattin, a déclaré que l’histoire des coupes budgétaires de la santé serait un canular et qu’au contraire, les financements publics au SSN a presque doublé au cours des 20 dernières années. Luigi Marattin, tout comme la ministre des Politiques agricoles, alimentaires et forestières Teressa Bellanova, fonde sa déclaration sur les données des dépenses de santé courantes (c’est-à-dire, les dépenses de personnel et les biens de consommations non durables) exprimées en termes nominaux. Ainsi calculées, en effet, les dépenses consacrées au SNN montrent une certaine croissance qui se prolonge, bien qu’à un rythme modeste, même pendant les années d’austérité les plus dures, après 2011. Marattin conclut que la faute de l’état d’urgence du SSN devrait donc être attribuée à une mauvaise gestion des ressources.
Le graphique auquel fait référence Marattin et la ministre Bellanova se base sur des données fournies par le Ministère de la Santé. Les données de l’OCSE qui sont ici rapportées sur le graphique 1, confirment la tendance mise en évidence par Marattin : en termes nominaux, les dépenses courantes de la santé ont augmenté de manière assez significative jusqu’en 2008, et par la suite, bien qu’à un rythme plus lent, elles ont continué de croître.
Graphique 1 : Source : traitements sur les données OCSE, banque de données Cofog (dépenses gouvernementales par fonction). Milliards d’euros à prix courants. Les investissements ont été soustraits des dépenses globales (total government expenditure).
DEPENSES PUBLIQUES COURANTES DE LA SANTE (en termes nominaux)
Cependant, calculer le financement du système de santé en faisant référence aux données en termes nominaux signifie ne pas prendre en considération l’évolution des prix des biens et services achetés par l’administration publique dans le secteur de la santé. Au cours des années prises pour référence, en effet, il y a eu une augmentation du niveau des prix dans l’économie qui a dévalué le montant de ces crédits. Par ailleurs, le taux d’inflation annuel spécifique pour le secteur de la santé s’est révélé constamment supérieur par rapport au taux moyen d’inflation de l’économie (de 2000 à 2015 les prix moyens dans l’économie italienne ont augmenté d’environ 25%, tandis que l’augmentation des biens et des services du secteur de la santé a été de 37%), contribuant ainsi à dévaluer encore plus les valeurs nominales du financement.
Pour ces raisons, afin d’évaluer l’évolution des dépenses publiques de la santé, il est opportun de considérer le financement du système de santé en termes réels. Pourquoi est-ce cette donnée qui compte ? N’importe quelle grandeur économique doit être évaluée en termes réels dans son évolution temporelle, étant donné que 1 milliard d’euros en 2000 n’est pas équivalent à 1 milliard d’euros en 2020, puisque la hausse des prix signifie qu’en 2020 le même chiffre en termes nominaux ne permet pas d’acheter les mêmes quantités de biens, de services et de force de travail. En ce qui concerne le secteur de la santé, la croissance très marquée des prix des produits pharmaceutiques et des instruments médicaux ainsi que la dynamique plus lente des dépenses nominales de santé ont provoqué une réduction continue de la quantité des produits pharmaceutiques, équipements et de services médicaux à disposition du SSN.
En considérant la valeur déflatée, c’est-à-dire en termes réels, des dépenses publiques de la santé, obtenue en utilisant l’indice des prix d’un panier de biens et des services sanitaires, la dynamique de cette ampleur change radicalement (Graphique 2).
Graphique 2 : Source : traitements sur les données OCSE, banque de données Cofog (dépenses gouvernementales par fonction). Milliards d’euros à prix courants (base 2015). Les dépenses en termes nominaux présentées sur le graphique 1 ont été déflatées en utilisant le déflateur des prix de la santé disponible sur ce lien.
DEPENSES PUBLIQUES COURANTES DE SANTE (en termes réels)
Voici comment les valeurs en termes réels montrent clairement qu’après une phase de croissance dans la première décennie du nouveau siècle, à partir de 2011 il y a une contraction constante des dépenses de santé, causée par l’application des sévères politiques d’austérité européennes lancées par le gouvernement Monti et ensuite poursuivies. Il s’agit d’une baisse d’environ 26 milliards, soit 12%, du niveau des dépenses de 2009 à celui de 2018, qui se traduit par une baisse de 400 euros par habitant.
En outre, les données jusqu’à présent prises en considération ne tiennent pas compte des investissements publics dans le secteur de la santé, c’est-à-dire des achats par l’Etat des biens de consommations durables, comme les installations et équipements, capables par exemple d’augmenter le nombre de lits ou de maintenir un niveau élevé d’installations standards (qui, par exemple, si elles ne sont pas renouvelées, peuvent souffrir d’obsolescence). Même dans ce cas, à partir de l’analyse effectué en termes réels nous enregistrons une constante diminution des investissements annuels (graphique 3), qui passent de 6.1 milliards en 2009 à 3.4 en 2018 (-44%). Les données sont encore plus frappantes si nous faisons référence aux seuls investissements dans le secteur hospitalier, celui qui est le plus sous pression ces jours-ci, diminués de 3 à 1.3 milliards (-56%).
Graphique 3 : Source : traitements sur les données OECD, banque de données Cofog (dépenses gouvernementales par fonction). Milliards d’euros à prix courants (base 2015). Les dépenses pour les investissements (gross capital formation) ont été déflatées en utilisant le déflateur des investissements globaux.
INVESTISSEMENTS PUBLICS DE SANTE (en termes réels)
Dans l’ensemble, le montant de l’effort public (dépenses courantes plus les investissements) dans le secteur de la santé a chuté de 13% depuis 2008, de 136 milliards à 118 milliards annuels.
La baisse des ressources se révèle encore plus considérable si on considère qu’au cours des deux dernières décennies il s’est produit, en Italie comme dans de nombreux autres pays du monde occidental, un significatif vieillissement de la population : une part considérable des dépenses de santé est en effet allouée aux personnes âgées, et cela signifie que pour garantir un niveau égal de services, ceteris paribus, les dépenses auraient dû augmenter en termes réels, ne serait-ce que pour tenir compte de ces changements démographiques.
De plus, l’évolution technologique- particulièrement marquée dans le secteur sanitaire- entraîne elle aussi une augmentation des financements dans le temps, indispensable pour l’adoption des nouveaux équipements, qui permettent à un système de soin d’évoluer au rythme des temps, et l’affinement de toutes les compétences spécifiques nécessaires.
Comme si cela ne suffisait pas, les ressources destinées à l’achat de produits pharmaceutiques et de matériels toujours plus coûteux ont été en partie identifiées grâce à la réduction de la masse salariale des médecins et des infirmiers. Voilà pourquoi dans les hôpitaux on enregistre un manque toujours plus préoccupant d’infirmiers et de personnel soignant (moins 36.000) et médical (moins 8.000). Afin de rejoindre l’équilibre budgétaire, des régions et des entreprises sanitaires ont réduit leurs effectifs. Il n’est pas surprenant du tout que le secteur de la santé ainsi que celui de l’assistance soit le pire en termes de déficit d’emplois par rapport à la moyenne européenne : en Italie, en 2017, il manquait 1 435 000 employés pour rejoindre le même taux d’emploi sectoriel que l’ensemble de l’UE15.
Finalement, nous voyons que les autres grands pays européens ont augmenté les dépenses nominales de façon beaucoup plus marquée que nous dans la période de référence. L’évolution la plus récente a encore réduit les dépenses de santé publique italiennes par rapport à celles des autres pays européens, où aucune réduction similaire n’a été effectuée en termes réels, dans un contexte d’application moins stricte des politiques d’austérité financière. En 2018, les dépenses publiques dans le secteur de la santé correspondent en Italie à 6.8% du PIB (7.4% en 2009), contre 8.1% pour la France (8%), 7.2% pour l’Allemagne (7.1%) et pour l’UE15 (7.5%).
Nous avons vu comment les différents Marattin essayent, de toutes les manières, de nier l’évidence, c’est-à-dire de nier que la responsabilité de l’insuffisance de notre NHS doit être attribuée aux politiques d’austérité. C’est l’austérité qui a décimé les hôpitaux, réduit le nombre de lits et le personnel médical, un choix tout politique que nous risquons désormais de payer très cher.
Ceux qui tentent aujourd’hui de détourner l’attention de l’austérité à une autre cause présumée du déclin du système national de santé (une mauvaise gestion pour Marattin, voire 100 pour Boeri!), le font par honte, car face à l’urgence sanitaire ils n’ont pas le courage de soutenir ouvertement un projet politique qui nécessite le sacrifice de beaucoup au profit d’une minorité. Mais il suffit de faire quelques pas en arrière, de sortir de l’urgence de ces semaines, pour tomber sur des déclarations sans équivoque qui vont dans le sens opposé.
De ce point de vue, le livre publié par Carlo Cottarelli en 2015 intitulé « La liste des dépenses: la vérité sur les dépenses publiques italiennes et comment les réduire » est emblématique. Dans le chapitre 12, consacré aux dépenses de santé, Cottarelli affirme ouvertement que l’Italie aurait fait « mieux que l’Allemagne »: nous étions « plus vertueux que les Allemands » car « les dépenses de santé ont augmenté ces dernières décennies (…) moins que ce qui s’est passé dans la plupart des autres pays avancés. » Et encore: «Que s’est-il passé ces dernières années? Nous avons également été plus vertueux: depuis 2008, les dépenses sont restées pratiquement constantes par rapport au PIB, malgré une baisse (en termes réels) du PIB « .
Cottarelli a conclu: « Le fait que les dépenses de santé ont moins augmenté que dans d’autres pays avancés montre que le Service national de santé a bien fonctionné », ajoutant une remarque significative: « au moins en termes de maîtrise des coûts ». Voici le point. Aujourd’hui, intimidés, ils nous disent que les dépenses publiques de santé n’ont jamais diminué, mais avant cette épidémie, arrogants, ils revendiquaient avec emphase la maîtrise des dépenses de santé. L’épidémie est un fait naturel, la difficulté que le système de santé a à la contenir est au contraire de leur responsabilité politique. Nous laissons les médecins combattre Covid-19, mais c’est à nous de lutter contre le virus de l’austérité.
Coniare Rivolta
Article original en italien : Come l’austerità ha distrutto la sanità, Contropiano, le 17 mars 2020
Introduction et traduction par Investig’Action
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca