Bras de fer sur les retraites: les points de vue croisés de trois militants français

Bras de fer sur les retraites: les points de vue croisés de trois militants français

Par  Jean Pierre Page, Stéphane Sirot, Benoit Foucambert et Georges Gastaud

On nous permettra quelques propos d’avant propos. La guerre de classe déclenchée par le grand capital français contre le prolétariat français était inévitable et nécessaire, non pas dû aux accointances qui lient secrètement (sic) le MEDEF – le régime Macron et l’Union de Bruxelles, mais pour le motif qu’après avoir habitué les ouvriers européens à « vivre avec de petits salaires », est venue le temps de les « préparer à vivre avec de petites retraites« . Cette guerre non pas contre-révolutionnaire comme le prétendent les experts, il n’y a rien de révolutionnaire à défendre son régime de pension – son salaire – ses conditions de vie et de travail – cette attaque contre les prolétaires était nécessaire pour que le capital survive à la crise du  mode de production capitaliste. En cela – la guerre pour la défense des retraites et des salaires en définitive pourrait amorcer une insurrection populaire menant réellement à une révolution prolétaire. Si ce n’es pas cette fois, ce sera la prochaine. L’attitude des ONG stipendiées est de peu d’importance dans ce mouvement social. Robert Bibeau. http://www.les7duquebec.net

C’est un mouvement social historique, d’une puissance et d’une endurance record – dépassant désormais celle de décembre 1995 – qui s’est levé pour défendre les retraites des travailleurs face à la contre réforme lancée avec brutalité par un régime Macron aux ordres de l’Union Européenne et du MEDEF. Ancien responsable du département international et membre de la commission exécutive confédérale de la CGT et ancien responsable syndical du Val-de-Marne, Jean-Pierre Page a récemment signé chez Delga une analyse retentissante des évolutions de cette confédération : CGT, pour que les choses soient dites. Militant de terrain, responsable FSU dans le Tarn et en Occitanie, Benoît Foucambert est très impliqué dans la grève inter-pro en cours et dans la construction de l’unité d’action intersyndicale pour le retrait du projet Macron. Stéphane Sirot est un historien et un spécialiste de premier plan du syndicalisme et du mouvement social. Alors que la grève « tient » dans le transport ferroviaire et que le blocage des raffineries prend corps, Initiative communiste leur a demandé de répondre aux questions posées par notre journal. Voici le résultat de leur réflexion, dont nous les remercions chaleureusement. Georges Gastaud, directeur politique d’I.C.


Q1: Quels sont selon vous les points prometteurs du mouvement actuel et aussi ses points faibles qu’il faut travailler pour gagner cette bataille et les suivantes ?

Jean-Pierre Page : Les travailleurs en lutte depuis le 5 décembre et ceux qui les soutiennent, c’est à dire la large majorité de notre peuple ont compris une chose simple : ils vont devoir travailler plus longtemps et pour des pensions réduites. Ce constat que chacun peut faire, heurte l’esprit même de notre modèle social, héritage de nombreuses luttes sociales et politiques, du programme du CNR et des avancées progressistes de la Libération fondé sur la solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle. En fait, avec leur prétendue « réforme » le gouvernement, Macron et la commission de Bruxelles défendent un autre choix de société en livrant les milliards de nos caisses de retraite à la rapacité des assurances et des fonds de pensions notamment étasuniens. Cette réforme considérée par Macron comme « la mère des batailles » est le principal pilier de sa contre révolution libérale. Par conséquent, aujourd’hui agir pour sa retraite c’est lutter tous ensemble pour des valeurs et des principes, pour vivre dignement, et pour faire le choix d’une société qui ne sera pas fondé sur l’enrichissement de quelques entreprises financières et des oligarques privilégiés qui les dirigent.

Ce sentiment d’injustice que cette « réforme » inspire n’est pas indifférent à la détermination et à la combativité qui caractérise cette lutte dans laquelle se retrouve dans une grande diversité beaucoup de jeunes y compris étudiants et lycéens mais aussi par exemple des avocats ou le ballet de l’Opera de Paris. Ce qui est très positif c’est que l’action collective retrouve du sens, contribue à unifier à partir d’une conviction forte : nous sommes tous concernés, il faut retirer ce projet malfaisant ! Ceci constitue une dimension inédite, qui tourne le dos aux corporatismes. Comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps, le secteur privé se retrouve aux côtés du secteur public. S’il est fait principalement état du mouvement gréviste chez les cheminots, à la RATP ou dans le secteur de l’énergie, ou encore chez les hospitaliers ou les enseignants, beaucoup d’autres entreprises sont engagées dans la grève avec l’objectif de se faire entendre en bloquant l’économie et en frappant le Capital là ou ça fait mal. C’est le cas par exemple dans les raffineries comme celles de Lavera ou de Grandspuits, les ports pétroliers comme celui de Fos. Nous sommes entrés dans une nouvelle période de l’affrontement de classes et de la contradiction Capital/Travail.

On est face à la logique d’un capitalisme qui est la cause. Cette prise de conscience peut progresser très vite, si bien sûr une importante bataille de convictions est menée sur ce point et pas seulement sur les conséquences. Nous n’en sommes pas tout à fait là mais le processus ouvert depuis quelques années et singulièrement depuis plus d’un an avec la bataille des gilets jaunes a créé des conditions plus favorables. Cela peut permettre une avancée significative dans le rapport des forces entre le Capital et le monde du travail. Résister, se rebeller demeurent donc des idées bien vivantes. L’ampleur de l’action collective montre que l’initiative peut changer de camp. Elle peut permettre un recul de la résignation et de la fatalité. Évidemment la grève constitue un sacrifice très dur pour un grand nombre de travailleurs et de familles modestes a fortiori dans des périodes comme celles que nous vivons , ce qui appelle à des efforts importants pour contribuer à tenir et donc pour la solidarité qu’elle soit matérielle ou politique.

Il faut noter aussi l’importance du soutien international. La France certes, n’est pas le seul pays où les peuples disent non au néolibéralisme, l’exemple de l’Amérique Latine le prouve. (Ce n’est pas au « néolibéralisme » que le prolétariat d’Amérique dit NON par ses luttes, mais au mode de production capitaliste (MPC) sous toutes ses formes. Robert Bibeau, Pour Les7duQuébec.net)

Mais qu’un important pays capitaliste voie le peuple mobilisé est lourd de signification.C’est sans doute pourquoi il y a la crainte chez l’adversaire que cela devienne contagieux, d’où l’usage massif qui est fait de la répression. La France, disait Marx, est le pays où les luttes de classes se mènent jusqu’au bout (Marx s’est prononcé trop tôt dans l’histoire. NdÉ) C’est à l’évidence, une source d’inspiration pour beaucoup de travailleurs dans le monde (ça c’est véridique. NdÉ). Dans ce cadre, l’importante mobilisation internationale de la FSM, tranche singulièrement avec le positionnement d’organisations comme la CES qui découvre la grève le seul jour ou la CFDT y participe en lui apportant un soutien exclusif et tout en ignorant délibérément CGT et FO.

Il y a une grande combativité qui bouscule certaines idées reçues, des habitudes et met tout le monde au pied du mur, syndicats compris. Les exigences sont fortes, il faut les prendre en compte. Cela oblige ou devrait obliger à bien des remises en cause quant a des stratégies syndicales à l’efficacité discutable. Dans de nombreux cas des syndicats et des travailleurs se prennent en charge et s’assument indépendamment de certaines orientations confédérales voire ils les désavouent comme on l’a vu vis-à-vis de la CFDT et l’UNSA, et c’est tant mieux.

Je pense qu’il y a le risque chez certains dirigeants syndicaux à prétendre jouer la locomotive d’un mouvement, à encourager les corporatismes ou à vouloir incarner seuls une action de cette ampleur en faisant preuve d’un radicalisme jusqu’au-boutiste qui ne correspond pas à l’état d’esprit réel des travailleurs. L’excès est souvent la preuve de faiblesses, il est préférable de s’en libérer.

L’important me semble-t-il, c’est que cette mobilisation a un besoin urgent de trouver un débouché politique. C’est là un obstacle majeur qui gêne toutes recherches d’alternatives et de perspectives. Il y a bien des années le patronat avait l’habitude de dire qu’on ne fait pas la même politique dans un pays avec une influence communiste à plus de 20% et une CGT activement présente dans les entreprises. Il est un fait que l’acceptation peu ou prou de l’ordre néolibéral, ou celui des institutions européennes considéré comme un horizon indépassable par de nombreuses organisations syndicales et politiques ne sont pas sans contribuer aux fantasmes d’une Europe qui pourrait être sociale (Qu’est-ce à dire une Europe sociale-démocrate !?… NdÉ). L’illusion aussi que des propositions pourraient à elles seules permettre de se faire mieux entendre en justifiant le choix d’un partenariat social dégagé de contradictions de classes est tout aussi dangereux. Tout cela a un effet pédagogique désastreux.

Ce qui est positif c’est que le mouvement actuel n’est pas sans avoir commencé à s’émanciper de ces comportements qui depuis plus de 25 ans ont conduit aux défaites et aux impasses (serait-ce ici le meaculpa de la gauche tétanisée ? NdÉ). Ainsi je constate qu’en se dégageant de la stratégie de grèves saute-mouton et d’un syndicalisme rassemblé, la clarté se fait peu à peu. Il n’est plus tabou de parler de grève générale, de blocage de l’économie. C’est encourageant, à condition bien sûr d’en tirer les conséquences (Non pas tirer les conséquences, mais à condition de la faire la grève jusqu’au bout et générale. NdÉ).

Stéphane Sirot : Le mouvement social entamé le 5 décembre présente de nombreux atouts. Il apporte tout d’abord, s’il en était besoin, la démonstration de l’existence d’un socle de critique sociale et de combativité de très haut niveau. A cet égard, il semble intéressant de replacer l’actuelle mobilisation dans une chronologie plus large. En effet, depuis la contestation de la loi dite El Khomri en 2016, la France traverse une période d’ébullition sociale quasi-permanente. A la fin du quinquennat Hollande, l’opposition à cette loi « Travail » suscite un nombre record de journées d’action, de mars à juillet 2016, tandis que se déploie parallèlement le mouvement « Nuit debout ». Au passage, le coup de grâce est alors donné à la candidature du président social-libéral en vue d’un second quinquennat. Puis Emmanuel Macron élu par défaut en mai 2017, l’une de ses premières initiatives consiste à détricoter encore un peu plus le code du travail, avec les ordonnances portant son nom, qui génèrent plusieurs journées de mobilisation ponctuelles rencontrant une nouvelle fois l’échec. Mais de la fin de l’année 2017 à l’été 2018, une vague de conflits sociaux ininterrompue secoue de nouveau le pays, des gardiens de prison aux cheminots, en passant par le personnel des EHPAD, de santé, les fonctionnaires ou encore les étudiants. Après la parenthèse estivale, commence à l’automne 2018 et pour plusieurs mois le mouvement des Gilets jaunes. Une nouvelle pause estivale plus tard, le 13 septembre 2019, la grève de masse des agents de la RATP augure de l’ampleur présente des grèves et des manifestations, dont nul ne peut prédire ni l’issue ni la durée. Autrement dit, le mouvement social d’aujourd’hui est le maillon d’une chaîne contestataire d’une extension chronologique largement inédite.

Un autre point intéressant porte sur les pratiques déployées. Si les journées d’action continuent de ponctuer le déroulement de la protestation contre la contre-réforme des retraites, elles ne sont plus l’unique forme de mobilisation dont usent les syndicats. Une résurgence des grèves reconductibles, accompagnées de leurs traditionnelles assemblées générales quotidiennes, est à l’œuvre. Sans doute le retour d’expérience des échecs du passé récent participe-t-il de cette réappropriation d’une méthode pourtant historiquement classique, mais largement abandonnée lors des mouvements sociaux d’ampleur nationale. De la mobilisation de 2003 contre l’allongement de la durée de cotisation des fonctionnaires pour leur retraite jusqu’à celui de 2016 contre la loi El Khomri, en passant par celui de 2010 contre la réforme Sarkozy repoussant de deux ans l’âge légal de départ à la retraite, tous ont connu l’échec, à partir de pratiques tendant à privilégier la manifestation sur la grève. Dans les chemins de fer, au printemps 2018, la tentative d’innover en appelant à la grève deux jours sur cinq, tout en annonçant le calendrier des arrêts de travail plusieurs semaines à l’avance, s’est révélée infructueuse. Le bilan globalement négatif de ces contestations, en termes de capacité à faire plier les pouvoirs politiques, est sans doute suffisamment récurrent pour interroger sur les méthodes susceptibles de faire triompher les revendications. S’ajoute à cela l’une des démonstrations faites par le mouvement des Gilets jaunes : seules des approches transgressives de la lutte sociale sont plus que jamais propices à faire trembler l’ordre dominant et à le contraindre à s’orienter vers des concessions. Or, là aussi, il est possible d’observer une réappropriation de méthodes transgressives (blocages, coupures de courant, manifestations inopinées, etc.) dans le champ syndical, qui avaient volontiers été mises entre parenthèses, au nom d’une unité des syndicats alignée sur le plus petit dénominateur commun, ou de la « bataille de l’opinion », parfois envisagée comme une fin et non comme un moyen à l’intérieur d’un rapport de forces plus général.

Cela dit, y compris vis-à-vis de l’opinion publique, la lutte pour le retrait de cette contre-réforme dispose d’atouts majeurs : son universalité d’une part, chacun se sentant ainsi concerné ; l’image du « président des riches » et de son gouvernement d’autre part qui, quoi qu’il advienne, ne sont pas crédibles lorsque leur socle argumentaire est fondé sur la rhétorique du « progrès social », leur politique étant jugée structurellement inégalitaire par les trois quarts des Français.

Bref, ce mouvement social présente une somme d’atouts non négligeable. S’il fallait lui trouver un point faible, il me semble résider avant tout et une nouvelle fois dans son manque de relais et de débouchés politiques. L’état et l’émiettement des forces naturellement susceptibles de les lui fournir est un handicap, dans la perspective d’une métamorphose de la capacité de résistance dont fait preuve le monde du travail d’une dimension défensive vers une perspective offensive qui, seule, peut permettre de reconquérir ce que les politiques libérales ont ôté au peuple depuis bientôt quarante ans. Et de sortir ainsi du seul schéma réactif à l’œuvre dans le cadre des mobilisations sociales nationales depuis, somme toute, mai-juin 68 !

Benoit Foucambert : Le point fort du mouvement actuel tient beaucoup au stade de développement de nos sociétés et des contradictions qui les traversent. En gros, le pouvoir est détenu par les représentants directs des très grandes entreprises, ce qu’on appelait autrefois le grand capital monopoliste, dont les « gens » peuplent les ministères, la haute administration, contrôlent les grands médias… Cette fraction dominante de la classe dominante s’appuie sur des couches formellement salariées hautement privilégiées et directement intéressées au pouvoir du capital : (universitaires médiatiques, juristes de connivences, publicitaires, éditorialistes cumulards,…) et sur un appareil répressif renforcé.

Cette caste impose à tout le reste de la population sa politique de régression sociale au profit des seuls intérêts du grand capital, heurtant non seulement certaines couches salariées dites moyennes et en voie de prolétarisation (les enseignants par exemple), mais aussi les couches non monopolistes étranglées elles-aussi par les grands groupes financiers ou les grandes entreprises donneuses d’ordres.

Si bien que nous observons depuis des décennies un vaste affrontement de classes tantôt silencieux tantôt ouvert entre les intérêts du capital monopoliste et ceux du reste de la population, dessinant la possibilité d’un rassemblement populaire majoritaire contenant l’écrasante majorité du salariat mais aussi des couches non monopolistes : artisans, petits producteurs, certains professions libérales, petits et moyens paysans, sans parler de certains prolétaires relevant en apparence du petit patronat (auto-entrepreneurs, « ubers », etc.)…

1995, 2003, 2005, 2010 et aujourd’hui décembre 2019 sont chacun à leur manière des moments de cristallisation de cette lutte avec des mouvements sociaux très forts, très puissants soutenus par la majorité de la population.

La question des retraites, centrale dans la lutte actuelle mais pas seule tant celle-ci concentre les colères accumulées depuis des années, permet de fédérer cette alliance de divers groupes sociaux partageant le même intérêt et explique la puissance du mouvement actuel, même s’il ne faut pas oublier le mouvement des gilets jaunes qui a rallumé le feu de la révolte populaire chez beaucoup. En tout cas, le « tous ensemble en même temps » qui s’exprime avec force dans les cortèges et les AG a une base matérielle réelle qui lui donne sa force et qui fait peur au pouvoir, lequel sait que nous ne sommes pas très loin du seuil critique où peut s’allumer la grève générale.

Ce dernier peut néanmoins s’appuyer sur un certain nombre de tendances qu’il a lui-même favorisées. Ainsi l’éclatement des secteurs industriels et des concentrations ouvrières a affaibli le syndicalisme dans les entreprises privées et l’emploi massif d’intérimaires, d’auto-entrepreneurs ultraprécarisés pèse sur l’organisation collective de la classe et sur les capacités de mobilisation. Même si l’on constate de nombreux arrêts de travail dans le privé, le mouvement actuel est encore tiré massivement par les travailleurs de la FP ou des services publics ainsi que par les secteurs du privé où existent encore des « bastions syndicaux » rouges comme dans la chimie ou les ports. Ces derniers, comme les cheminots, les électriciens-gaziers ou les travailleurs de la RATP mènent un magnifique combat de classe. Les autres secteurs comme l’enseignement répondent massivement aux appels nationaux, mènent des actions reconductibles et les AG inter-pro qui se développent à la base sont porteuses d’espoir car elles construisent le tous ensemble dans l’action continue.

Mais on doit constater la difficulté initiale à coordonner les secteurs entre eux et à fixer une stratégie commune. Si le but est d’amener le gouvernement à entendre les revendications, les manifestations réussies peuvent suffire ; s’il s’agit de le contraindre à écouter, autrement dit de le faire reculer sur ses projets, il faut construire un rapport de forces de grande ampleur et cela doit se préparer, s’annoncer, se construire avant même le déclenchement du conflit. Dire « on s’engage et on verra bien », ne peut suffire.

Ce qui manque encore, c’est l’affirmation explicite par les organisations syndicales nationales que face à la guerre sociale que mène ce pouvoir, il nous faut construire le blocage des profits capitalistes. Or, un tel blocage ne s’improvise pas, cela se prépare minutieusement et c’est sûrement cet aspect qui pêche encore quelque peu, au-delà de la magnifique combativité des travailleurs en lutte.

Ce qui manque enfin, mais ça ne date pas d’aujourd’hui, c’est une perspective politique de changement de pouvoir et de société dynamisant les luttes et s’appuyant sur elles. Cela passe bien sûr par la mise en cause radicale du système dans lequel nous vivons ainsi que des institutions nationales et supranationales qui en sont issus. Le socle sociologique objectif d’une telle perspective existe comme on vient de le voir.

Et comme la lutte actuelle est un formidable accélérateur de l’histoire et que les consciences avancent très vite, nous pouvons avoir bon espoir qu’elle puisse gagner ou au pire créer les conditions subjectives d’une victoire proche.

Q2:  Faut-il se réjouir de l’”opposition” de la CFDT à un aspect de la contre-réforme, ou ne faut-il pas, expérience faite des trahisons de cette centrale, concevoir l’unité des forces syndicales sans l’”apport” de Laurent Berger ? (Voici que les experts se laissent embobiner par les laquais du capital. Ces larbins infiltrés dans les rangs ouvriers n’ont aucune importance dans la lutte de classe en cours.  Quand le prolétariat sera réellement en marche ils iront tous se cacher à l’Élysée. NdÉ).

Benoit Foucambert : Vous savez, le poids réel de la CFDT dans les luttes est très faible. Quand celle-ci a appelé à manifester le 17 décembre dernier, le cortège de la CFDT représentait par exemple à Albi 50 personnes sur les 15000 de la manifestation. Il semble que la CFDT et Laurent Berger qui la dirige sont et seront utilisés par le pouvoir et les médias pour tenter de diviser le mouvement. Pour autant, on peut observer avec intérêt que certaines bases CFDT qui restent ont désavoué Laurent Berger, par exemple la CFDT cheminots qui n’a pas voulu le suivre dans sa volonté affirmée avec Macron d’une trêve de Noël.

Plus généralement, pointer le seul âge pivot et soutenir la retraite par points comme le fait la CFDT n’a aucun sens et la seule intersyndicale qui fait sens est celle portée depuis le début par la CGT, FO, FSU et Solidaires sur la base très explicite du retrait de la contre-réforme dans son entier et pas seulement sur tel ou tel aspect ou pour telle ou telle corporation. C’est ce qui ressort massivement de tous les cortèges et de toutes les AG.

D’ailleurs, le dispositif macronien est tel que, même si le pouvoir retirait la mention officielle des 64 ans, la combinaison des critères imposés aux « partenaires sociaux » pour gérer les retraites à points (plafonnement à 14% du PIB, exigence toute maastrichtienne de l’équilibre comptable à tout moment alors que l’on tarit les cotisations par le vol du salaire différé ou socialisé, croissance du nombre de retraités…) conduirait lesdits « partenaires », savoir le MEDEF et la CFDT, à augmenter d’eux-mêmes progressivement l’âge de départ, comme ils font déjà pour les complémentaires AGIRC/ARCO. Mais c’est sans doute cela que la CFDT appelait jadis l’ « autogestion », et qu’elle nomme aujourd’hui, à l’allemande, la cogestion : la gestion par les travailleurs eux-mêmes de la régression sociale travestie en « négociation ».

Jean-Pierre Page : Il va de soi qu’il ne faut pas entretenir d’illusions sur la CFDT, il ne s’agit pas d’un ralliement tardif à la lutte. Évidemment son attitude n’est pas indifférente à la détermination du mouvement revendicatif. Toutefois, je pense qu’on ne saurait réduire le rôle de la CFDT à des trahisons mêmes si dans les faits cela peut apparaître souvent comme tel. La CFDT est typiquement un syndicat de collaboration de classes, son antériorité confessionnelle n’y est est sans doute pas étrangère. Elle développe avec Macron et son gouvernement un partenariat complice qu’illustrent maintes déclarations des représentants du gouvernement, du parti au pouvoir, du patronat abondamment relayé par les médias aux ordres de l’Elysée.

Cela dit, la CFDT et Laurent Berger dont on oublie souvent qu’il est le président de la Confédération européenne des syndicats (CES) sont cohérents avec eux-mêmes. Berger est pour la réforme du système de retraites à points voulu par Macron et Bruxelles, il ne s’oppose que sur un sujet, celui de l’âge-pivot à 64 ans.

Pour ma part je pense qu’il y a dans l’apparent revirement de la CFDT, un scénario de sauvetage en faveur de Macron et sa « réforme ». On va probablement mettre en scène un recul du gouvernement sur l’âge-pivot et sur quelques petites améliorations. Cela sera mis au crédit de la CFDT, ce qui permettra de revaloriser son image et celle du syndicalisme réformiste, raisonnable, de propositions et de négociations. Ce sera aussi la preuve de la capacité d’écoute du gouvernement, permettra de sauver le soldat Macron et la politique européenne en matière de retraites des conséquences politiques de ce mouvement de grèves sans précédent dont les gilets jaunes ont été les précurseurs, d’isoler la fraction la plus combative des travailleurs en lutte et des secteurs de la CGT qui défendent des positions de classe.

Cela souligne combien il importe de faire la clarté en permanence sur le rôle des uns et de autres, dans et hors la CGT. La poursuite et le succès de l’action en dépendent. Comme disait Sun Tzu dans L’art de la guerre, « si tu connais ton ennemi et si tu te connais toi même tu ne dois pas craindre le résultat de 100 batailles ». Cela est d’autant plus indispensable que certains dirigeants syndicaux se sont félicités de la décision de la CFDT pour le 17 décembre voyant là sans doute une nouvelle justification de la stratégie de syndicalisme rassemblé. Il faut donc rappeler que la participation de la CFDT fut parallèle et sous une autre forme qu’un appel à manifester aux côtés de la CGT, FO, FSU, UNSA. Son appel à la trêve pour les fêtes de fin d’année même, s’il fut un échec, participe à l’intense propagande médiatique visant à discréditer la grève .Mais par-dessus tout, ce qu’il faut retenir de la décision de la CFDT en faveur du 17 décembre, c’est qu’elle fût sur des objectifs radicalement différents que le retrait pur et simple de la réforme.

Stéphane Sirot : L’opposition de la CFDT à l’« âge pivot » a sans doute eu sur le moment un effet positif vis-à-vis de l’opinion publique : elle a pu convaincre les moins politisés et les plus hésitants de la nature néfaste de cette contre-réforme.

En revanche, elle n’a pas contribué à renforcer la mobilisation sur le terrain : les cheminots CFDT, en décalage avec leur confédération, étaient déjà dans la lutte, tandis que l’appel confédéral à manifester le 17 décembre n’a guère grossi les rangs des cortèges, ni ceux des grévistes. De plus, le positionnement de Laurent Berger, abondamment relayé par les médias dominants, a focalisé une bonne part des débats sur la question de l’« âge pivot », le principe de la retraite par points étant dès lors présenté à l’envi comme une thématique subsidiaire, sinon définitivement actée.

Le syndicalisme de « partenariat social » ou de lobbying défendu par la centrale dite réformiste (ou devrait-on plutôt dire contre-réformiste !) a paru par ailleurs menaçant pour la dynamique de mobilisation dans la mesure où, de toute évidence, ses dirigeants ont tenté, par rencontres et discussions téléphoniques interposées, d’élaborer une échappatoire pour eux-mêmes et le gouvernement. Elle aurait consisté à voir ce dernier lâcher sur l’« âge pivot », de manière à permettre à la CFDT de se désengager tout en faisant valoir un « succès » et en ouvrant pour le pouvoir la perspective d’un affaissement de la grève dans les transports et, donc, d’une mort lente du mouvement social.

Le jusqu’au-boutisme gouvernemental n’a pas pour l’instant permis à ce scénario de se déployer, mais rien ne dit qu’il n’en sera pas ainsi début janvier, avec la reprise des « concertations ». (Chers camarades il faudrait justement analysé les motifs de ce jusqu’au-boutisme du capital dans cette guerre de classe que Macron ne contrôle pas, pas plus que le MEDEF ou Bruxelles incidemment.é NdÉ).

Autrement dit, l’issue positive d’un mouvement social tel que celui que nous connaissons dépend avant tout de la légitimité des revendications portées (faux. NdÉ) et des décisions prises par les assemblées générales de grève, et non de l’unité des confédérations. D’autant plus lorsqu’une partie de ces dernières, à l’instar de la CFDT, mais aussi au plan national de l’UNSA et de la CFTC, ne pensent qu’à contourner les rapports de forces et à échafauder des compromis systématiquement à perte avec des interlocuteurs institutionnels dont, au fond, les exigences sont jugées plus légitimes que celles portées par les salariés en mouvement, soutenus par la majorité des Français.

De surcroît, ce champ syndical contre-réformiste se trouve en grande difficulté. D’une part, il est parfaitement stérile lorsque le « partenaire » gouvernemental ou patronal refuse la main qu’il lui tend. D’autre part, il a vu le syndicalisme cadre se détacher de lui : la CFE-CGC, fait inédit, s’est placée au côté de la contestation et, contrairement à ses habitudes, a appelé à mobiliser et à manifester. Cela contribue à modifier utilement le rapport de forces au sein du champ syndical.

Les tracts syndicaux ne disent rien de la “recommandation” européenne qui somme la France d’instaurer un “régime unique de retraite” pour “faire plusieurs milliards d’économies”. N’est-il pas dommageable à la lutte de faire silence sur la nature de la construction européenne ?

Stéphane Sirot : L’Union européenne ultralibérale est en effet un angle mort du mouvement social. Cela alors même que la contre-réforme des retraites fait partie de la panoplie d’injonctions déployée par les institutions communautaires pour poursuivre le pillage du travail au profit du capital. Il n’est d’ailleurs pas un hasard si l’UE et l’OCDE s’affichent parmi les plus ferventes partisanes de la retraite par points et, in fine, par capitalisation. Il y a là un énorme marché potentiel et un gigantesque gisement de profits.

Ce silence peut s’expliquer par une conjonction de raisons et d’hypothèses. Tout d’abord, il est vrai que les grands mouvements sociaux se développent historiquement dans un cadre national et interpellent directement les décisions de l’Etat, perçu comme le principal responsable et l’interlocuteur directement saisissable. Pour franchir un palier et mettre les choses en perspective, une formalisation du contexte global par les responsables syndicaux, appuyés par des relais politiques, paraît indispensable.

Or, du côté syndical, la mise en cause de la construction européenne n’est plus guère à l’ordre du jour au niveau confédéral. Elle ne l’est pas du tout du côté du champ contre-réformiste ; elle ne l’est que très marginalement et avec moult précautions du côté du syndicalisme de « transformation sociale ». Les uns et les autres étant inclus dans la Confédération européenne des syndicats, ancrée dans une démarche d’accompagnement de la construction libérale de l’Europe, pour au mieux en amortir les chocs, mais sans jamais la remettre structurellement en question. N’est-il d’ailleurs pas significatif de constater que la CES a attendu la journée d’action du 17 décembre pour publier un communiqué de soutien aux syndicats français, c’est-à-dire au moment où la CFDT a appelé à manifester. En revanche, cette même CES a fait silence sur les précédentes journées, dont celle du 5 décembre. En somme, tant que le principal syndicat contre-réformiste n’a pas appelé à rejoindre les cortèges, la CES est demeurée muette. Comme si, au fond, la seule revendication légitime était celle de l’aménagement de la contre-réforme des retraites, et non son abandon.

Du côté politique, plus particulièrement des forces de gauche voire d’extrême-gauche, la critique de la construction européenne manque également très souvent de force et de clarté, quand elle n’est pas strictement identifiée à une forme de nationalisme. Ce qui, au passage, contribue à faire le jeu de l’actuel ordre dominant, qui cherche à organiser l’espace politique, tant au niveau national qu’européen, autour d’un clivage « progressisme » contre « nationalisme ».

Outre l’infirmité critique à laquelle cette situation renvoie, elle est dommageable pour le monde du travail et ses mouvements sociaux. Elle contribue, au fond, à les placer systématiquement sur la défensive, en réaction à de nouvelles et constantes offensives de l’extrême-libéralisme au pouvoir, tout en nourrissant la position d’attente d’une extrême-droite trop contente d’apparaître en alternative majeure à cet extrême-libéralisme. Ce qui rend d’autant plus urgente une sortie de ce schéma mortifère.

Benoit Foucambert : C’est un fait général qui rejoint ce qu’on disait plus tôt. Le capital monopoliste organisé au niveau continental a donné naissance et contrôle l’Union Européenne sur la base de traités qui gravent dans le marbre sa domination. Directives, recommandations et autres règlements européens vont tous dans le même sens, celui des intérêts du grand capital. C’est vrai dans l’énergie (privatisation d’EDF), les transports (privatisation de la SNCF), dans l’Éducation (réformes Blanquer)… mais aussi pour le droit du travail comme pour les retraites. Les lois « travail » El-Khomri-Macron répondaient ainsi aux recommandations européennes, de la même manière qu’aujourd’hui la retraite par points répond aux recommandations de Bruxelles en même temps qu’à celle du MEDEF, les premières étant des « copié-collé » des secondes.

Alors oui, la question européenne doit être intégrée à la réflexion et à l’action syndicales et ne doit en aucun cas constituer un tabou ou un fétiche. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement Macron qui attaque les travailleurs, c’est l’ensemble des forces dominantes organisées au niveau national et supranational. (Et international – comme le démontre les soulèvements populaires en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Que doit-on en conclure ? Qu’il ne s’agit pas du tout de « réformes-néolibérales-liberticides-et fadaises petites bourgeoises », mais d’un mécanisme de survie mondial du mode de production capitaliste financiarisé et mondialisé, où l’Union européenne n’est qu’un maillon de la chaîne – de la superstructure en déroute. Cessez de vouloir défendre le capital national franchouillard qui a choisit son camp impérialiste. NdÉ).

Au lieu d’entretenir je ne sais quel mythe autour d’une Europe sociale introuvable, il aurait par exemple été ô combien utile d’utiliser l’exemple de la lutte victorieuse des travailleurs belges contre la retraite à points il y a deux ans pour se préparer au conflit en France. Tant il est vrai que le souci de la souveraineté des peuples européens, dont le nôtre, ne contredit pas mais complète le souci de déployer la seule Europe qui vaille, celle des luttes.

Si l’on veut gagner sur le fond, il nous faut battre le pouvoir qui nous étrangle. Celui étant organisé au niveau national, mais aussi dans l’UE, nous n’avons pas le choix de lutter ou pas contre cette construction européenne comme l’a d’ailleurs longtemps fait la CGT. Sans oublier bien sûr de développer des liens de luttes avec les travailleurs des autres pays de l’UE qui subissent la même politique de casse sociale généralisée.

Jean-Pierre Page : Il est évident que le silence syndical sur les directives européennes en matière de retraite constitue une faille dans la bataille et par un autre côté un aveu embarrassant, qu’exploitent Macron et son gouvernement. La déclaration de la CES en appui flagrant à la CFDT est significatif. En Belgique la mobilisation sociale et politique a fait échec à la retraite par points, on ne peut donc que s’étonner de voir les confédérations dans la plupart des pays européens n’en tirer aucune conséquence. L’Union européenne veut en fait mettre en place une tombola. Partout où ce système a été imposé, les montants des retraites ont diminué, l’âge-pivot a reculé. En Allemagne le niveau des retraites a baissé de 10% par rapport aux salaires. Le nombre d’Allemands qui vivent en dessous du seuil de pauvreté a été multiplié par deux depuis 1990, de plus en plus de pauvres fréquentent les banques alimentaires, près de trois millions des plus de 65 ans vivent sous le seuil de pauvreté. En Suède souvent citée en exemple, on doit travailler jusqu’à 68,5 ans pour toucher le montant que l’on avait avant la réforme, à 65 ans.

Cette situation catastrophique est connue mais elle n’inquiète pas ce rouage des institutions européennes qu’est la CES, tout simplement parce qu’elle adhère sans restrictions aux finalités de la construction européenne qu’elle se garde bien de critiquer, d’autant qu’elle en dépend financièrement. On n’entend pas plus les directions des confédérations syndicales en Europe, y compris la CGT, s’exprimer sur la nocivité de cette politique qui vise à l’alignement par le bas en développant une précarité à outrance et en cassant les systèmes sociaux.

Il est quand même incroyable que Thierry Breton à peine nommé nouveau commissaire européen interpelle fermement le gouvernement français sur l’absolue mise en œuvre d’un système de retraites à points. Silence dans les rangs syndicaux !

Ainsi, le Programme national de réforme (PNR) qui résume les engagements annuels de Paris vis-à-vis de l’Union européenne, et dont la dernière copie fut remise à Bruxelles en avril 2019, stipule notamment : « l’accès à l’emploi et la revalorisation du travail constituent une priorité, en réformant le marché du travail et en réduisant les charges, en revalorisant les revenus d’activité, et en modernisant les systèmes d’assurance chômage et de retraite ».

On attend encore la réaction des syndicats. Il est vrai, que le récent congrès de la CES a, lui, cru bon de souligner le caractère positif de l’action de la commission de Bruxelles en félicitant Jean-Claude Junker « d’avoir sauvé l’Europe sociale ». (sic)

Comment accepter lorsque l’on est syndicaliste CGT de se retrouver sous la coupe de la CES qui est désormais dirigée par le chef de la principale organisation syndicale qui soutient avec la CES la retraite à points ? Sans parler du soutien de Laurent Berger nouveau président de la CES a apporté à l’idée même « d’union sacrée » voulu par Macron et son entourage directement associé à la haute finance des fonds de pensions et assurances privées comme l’a illustré Jean-Paul Delevoye.

Le moment est venu de tirer les conclusions de toutes ces compromissions qui desservent la crédibilité du syndicalisme et de l’action collective. La force du mouvement revendicatif actuel offre une opportunité pour contribuer à « régler le solde de tout compte ». (Ce n’est pas de « revendicatif » qu’il faudra bientôt nous entretenir mais de révolution prolétarienne… NdÉ).

Merci à vous pour cet entretien à IC. que nous remercions de nous permettre de rééditer.

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