Suite à nos derniers échanges, je crois cerner le différend qui nous sépare. Vous êtes Québécois d’abord, c’est-à-dire ne sachant plus trop ce qu’être Canadien-Français signifiait. Plus exactement, vous n’auriez de la nation canadienne-française que l’image déformée que l’éducation québécoise vous en a transmise : au mieux touchante, elle n’aurait été qu’ethnique et passéiste. Ce mensonge ridicule fausse toute perception. Tentons-donc de modifier cette image afin de vous faire saisir où, à mon sens, se situe notre enjeu national.
J’aurais d’abord cru que vous, qui me semblez conservateur, puissiez comprendre la nature de la québécitude à partir du cas flamand. Il aurait dû vous être évident que le conservatisme domine en Flandres parce que les Flamands n’ont pas subi, comme nous, une rupture identitaire de nature idéologique. Le progressisme inhérent à la québécitude a fait en sorte de délégitimer ici, plus qu’ailleurs peut-être, tout conservatisme réel. Nous avons connu moins un changement anthropologique qu’un conditionnement, un peu comme les 80 ans de communisme en Russie. Sans ce conditionnement imposé et entretenu par l’État, par l’école et par les médias, nous serions toujours Canadiens-Français, et nous serions probablement encore largement conservateurs.
Pour ce qui est des années 60, vous confondez visiblement société traditionnelle et nationalité. En modernisant la société, l’État de Lesage et de Johnson père entendait toujours servir les Canadiens-Français. Et bien que très actifs depuis les années 50, les néo-nationalistes et les cité-libristes n’étaient pas encore parvenus à imposer leurs vues. Voyez plutôt :
Lesage à l’inauguration de la Délégation générale du Québec à Paris (1961) affirme ainsi : « le peuple canadien-français a pris conscience de lui-même et de sa place dans le monde actuel. C'est pour mieux l'occuper que nous avons institué à Paris notre Délégation générale. Et en nous installant à Paris, nous avons choisi d'être au centre des préoccupations de l'Europe ».
L’Assemblée législative de Québec forme en 1963 un Comité parlementaire de la Constitution (présidé par Jean Lesage, Daniel Johnson père, Paul-Gérin-Lajoie et Claude Morin) qui avait pour mandat « la détermination des objectifs à poursuivre par le Canada français dans la révision du régime constitutionnel », et pour tâche « de définir et suggérer les instruments et les moyens juridiques, économiques et sociaux devant former le régime constitutionnel dont le Québec a besoin pour assurer l'épanouissement de la nation canadienne-française ».
Johnson père en juillet 1966 est plus explicite : « Le nouveau gouvernement que vous avez élu détient un mandat très clair: celui de faire reconnaître partout la nation canadienne-française. C’est le mandat que nous avons sollicité par notre programme et c’est celui que vous nous avez donné. Nous nous ferons un devoir et une fierté de le remplir intégralement. À noter que c’est la première fois dans l’histoire du Québec que cette expression de « nation canadienne-française » fait partie du vocabulaire gouvernemental. Et je vous prie de croire que ce n’est pas une simple question de vocabulaire. Nous en faisons l’un des principes cardinaux de notre doctrine et de notre politique. Cela veut dire entre autres choses que le Québec étant le principal foyer de la nation canadienne-française, il faut que le gouvernement du Québec exerce tous les droits et assume toutes les responsabilités d’un véritable État national. Cela veut dire que le français, comme langue de la majorité de la population québécoise, doit avoir le statut et le prestige d’une langue nationale. Cela veut dire encore que tout ce qui serait entrepris ou tenté pour restreindre le champ de compétence ou la liberté fiscale de l’État du Québec serait, par la force des choses, entrepris ou tenté contre la nation canadienne-française. Car la nation est une communauté naturelle dont les droits sont inscrits dans la nature avant d’être inscrits dans les textes; et s’il arrive que les textes juridiques contredisent un droit naturel, ce sont les textes qu’il faut changer ».
En 1967, c’est le sommet. Les États généraux du Canada français entérinent que les Canadiens-Français forment une nation, que cette nation possède un droit à l’autodétermination et que le Québec est de ce fait un État national.
Jusque-là pas d’équivoque : les Canadiens-Français forment nation, eux qui, en propre, jouissent de droits nationaux. Ni nation culturelle ou ethnique, ni nation folklorique ou passéiste, pour l’État et pour tout nationaliste d’alors, la nation canadienne-française est une réalité politique au plein sens du terme.
Tout bascule en 1968, alors que néo-nationalistes et multiculturalistes occupent désormais le premier plan. Ils font délibérément dévier notre destin politique. Qu’est-il arrivé? La québécitude.
Jean-Jacques Bertrand pourra donc déjà dire en février 1969 : « […] il n’y a pas d’autre issue pour le Québec que de se donner les outils de son avenir. Mais cet avenir n’intéresse pas seulement les Canadiens Français du Québec, il intéresse tous les Québécois, quelle que soit leur origine ethnique. […] Dans le même esprit de compréhension envers nos compatriotes québécois récemment arrivés chez nous ou pour mieux accueillir ceux qui viendront travailler avec nous à la prospérité et à la grandeur du Québec, nous avons créé le ministère de l’Immigration dont le rôle sera d’inciter des éléments valables à venir faire leur vie avec nous et de faciliter leur intégration à notre milieu québécois ».
On s’est ainsi fait passer un « Québec » en 1968. Nos chefs politiques ont transmis les droits nationaux des Canadiens-Français, nos droits séculaires, à l’ensemble des Québécois (francophones et anglophones), et ce, sans consultation ni débat, jugeant qu’il était idéologiquement nécessaire de le faire. Pour la galerie et pour les militants, je vous le concède, on a néanmoins laissé entendre que cela revenait au même et qu’en définitive, c’était mieux parce que soi-disant plus libérateur…
Eh bien ce n’était pas le cas. C’était un simple parti pris d’idéologues, celui d’une élite progressiste qui se moquait éperdument des complications ou des affaiblissements tant politiques (pensons seulement aux référendums étendus aux Canadians du Québec) qu’identitaires (notre incurie historique et patrimoniale par exemple), que cela allait entraîner.
Depuis l’imposition de la québécitude, une conception civique de la nation est seule admise. C’est une doctrine d’État progressiste qui conditionne tout rapport à l’identité et qui module toute législation en faveur de la diversité. Comprenez-vous que c’est là la raison première de nos reculs collectifs et de notre marginalisation?
Comprenez-vous pourquoi je dis qu’on ne peut plus soutenir ce Québec-là? Que de le faire, ce n'est pas du patriotisme, c'est de l'aveuglement.
Pour changer les choses, il faut briser le carcan de la québécitude, il faut contraindre Québec à nous reconnaître comme nation afin qu'il puisse agir à nouveau en tant qu’État national des Canadiens-Français. C’est le seul moyen d’obtenir des législations qui répondent aux défis actuels. Car il est là le nœud de l’affaire : pour obtenir des lois statutaires et règlementaires véritablement nationalistes, il faut changer la doctrine d’État du Québec de manière à ce que soient replacées en son centre la perennité et l’épanouissement de la nation canadienne-française. En vertu de cela, que de choses seraient possibles qui ne le sont pas aujourd'hui.
Maintenant que nous –Canadiens-Français– sommes à la veille d’être mis en minorité, ne pensez-vous pas qu’il serait grand temps de faire autre chose que de se choquer tout rouge ou que de faire des comptes rendus de lecture?
En clair? Constituer un think tank afin de produire un texte, à la fois réquisitoire et manifeste, qui puisse servir de plate-forme à une renaissance nationale.
Revenir un jour sur le devant de la scène, ça vous dit?
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec