Par Andrew Korybko − Le 19 février 2020 − Source The Alt-World
Les espoirs des plus de 1,3 milliards d’Indiens se sont effondrés après l’échec constaté de leur pays à devenir la « superpuissance » que nombre de leurs principaux « influenceurs » (comprendre : propagandistes) avaient prédit qu’elle deviendrait pour 2020, chose qui a enfin été reconnue par le populaire parti nationaliste Shiv Shena la semaine dernière, qui a fait volte-face en demandant à Trump de reclasser l’Inde comme pays « en voie de développement », du fait que le pays « est à des kilomètres du statut de pays développé dans des domaines tels que l’éducation, la santé, l’emploi, la propreté et la réduction de la pauvreté », et mérite donc supposément de conserver un accès sans barrière douanière au marché étasunien.
« Superpuissance 2020 » ?
Les Indiens sont entrés dans la nouvelle décennie en retenant leur souffle, ayant été endoctrinés depuis la fin du siècle dernier par l’attente totalement fausse de l’idée que leur pays deviendrait finalement une « superpuissance » d’ici 2020. Sans savoir en pratique ce que cela pourrait signifier, l’idée avait une bonne résonance et constituait une distraction bienvenue face à la pauvreté terrible qui frappe nombre d’entre eux. Après tout, le premier ministre Modi leur avait encore affirmé au mois de mars dernier qu’ils habitaient désormais une « superpuissance spatiale« après avoir mené à bien un test de missile anti-satellite. Il a ensuite déclaré, à moins d’un mois des élections parlementaires du mois de mai de la même année que lui seul pouvait concrétiser les rêves de « superpuissance » de l’Inde. Amit Shah, alors président du BJP, avait soutenu cette thèse peu après, avant qu’elle ne fût répétée par Modi lui-même une fois de plus en septembre, lorsqu’il promit à son peuple que l’Inde était « sur le point de devenir une superpuissance ». Une fois de plus, nul n’expliqua réellement ce qu’amenait le fait de constituer une « superpuissance », mais la population hyper-nationaliste n’en désira pas moins désespérément que le reste du monde reconnaisse le pays comme tel.
Une déception épique qui couvait depuis des décennies
Voilà pourquoi ce fut une déception de proportion épique pour eux, lorsque l’Inde entra dans l’année 2020 sans susciter l’envie du monde, comme ils l’avaient attendu à tort. Le site d’information populaire indien scroll.in a publié un article puissant à l’époque, sous le titre, « Inde Superpuissance 2020 : Retour sur la brève histoire d’une prédiction spectaculairement incorrecte« , touchant à la prédiction originelle de « superpuissance d’ici 2020 » qui remonte à 1998 et expliquant son évolution virale au cours des années qui suivirent, jusqu’à devenir en pratique le slogan officieux du pays au cours de la dernière décennie. Ceux qui avaient précédemment exprimé leurs réserves face à cette perspective irréaliste avaient été vicieusement attaqués comme des supposés « anti-nationaux », et s’ils n’étaient pas indiens, s’étaient fait taxer d’« hindophobes », mais ces accusations diffamatoires ne sont plus pertinentes à présent que le parti nationaliste hindou Shiv Sena, très influent, a lui-même reconnu que l’Inde n’est même pas une « nation développée », sans même mentionner l’idée de « superpuissance ».
Les États-Unis forcent l’Inde à abattre son jeu de « superpuissance »
Cela a constitué un développement de première importance, l’organisation contribuant à élaborer le récit national, ce qui signifie que les Indiens pourraient bien ne plus jamais parler de constituer une « superpuissance », comme si ce que scroll.in a décrit dans son article comme le « délire collectif » de la nation pendant plus de deux décennies ne s’était absolument jamais produit. Ce n’est pas pour la simple beauté du geste que Shiv Sena a soudainement changé son récit, allant du statut de « superpuissance » en instance à celui de constituer un pays « super pauvre » du « Grand Sud », guère différent de dizaines d’autres pays ; c’est plutôt parce que la nation s’apprête à perdre des milliards de dollars par an si elle continue sur ce récit démystifié. Les États-Unis ont récemment reclassé l’Inde comme « économie développée », avant la visite de Trump de fin février, au cours de laquelle on s’attend à ce qu’il signe des accords militaires et commerciaux de première importance avec le nouveau partenaire stratégique des États-Unis. Le journal Asia Times a indiqué que cette décision avait été prise pour des raisons techniques, la part de l’Inde dans le commerce mondial étant au-dessus du seuil des 0,5% qui la rend éligible au statut d’« économie développée » : il s’ensuit que presque 2000 de ses produits d’exportation ne sont plus éligibles au Système généralisé de préférences (Generalized System of Preferences – GSP) qui avait auparavant permis à 5,7 milliards de dollars d’importations étasuniennes de passer sous le statut hors taxe en 2017, faisant de l’Inde le premier pays bénéficiaire de ce programme.
5 milliards de dollars de restrictions économiques : assez pour que Shiv Sena revienne sur son récit
Shiv Sena, oubliant tout ce qu’elle avait dit au cours des années précédentes quant au statut supposément imminent de « superpuissance », s’est la semaine dernière soudainement montrée violente envers les États-Unis, en décrivant leur décision comme « un coup important porté à notre économie… une grande crise pour l’Inde. » Revenant sur l’ensemble de son récit quant à la « croissance miracle » qui lui avait jusqu’alors fait gagner des millions de dévoués adeptes à travers le pays, le parti nationaliste hindou a répété les observations même que les critiques de l’Inde, de l’intérieur ou de l’étranger, ont affirmées depuis des années déjà, à savoir que « l’Inde est à des kilomètres du statut de pays développé sur des paramètres tels que l’éducation, la santé, l’emploi, la propreté et la réduction de la pauvreté ». De toute évidence, incanter sans cesse le statut prétendument imminent de « superpuissance » de l’Inde est utile pour gagner des voix aux élections, mais devient contre-productif en matière économique dès lors que les États-Unis agissent comme s’ils considéraient comme vrai cette fausse narration, et prennent position en éliminant les accès préférentiels à leur marché dont disposait jusqu’alors le pays. Avec un enjeu de 5,7 milliards de dollars, Shiv Sena n’a guère eu d’autre option que de reconnaître tacitement qu’eux-mêmes, ainsi que tous ceux qui avaient célébré la montée de l’Inde comme « superpuissance » n’avaient fait que mentir depuis le début.
Partager des faits quant à l’Inde n’est plus « hindophobe »
Les autres pays peuvent tirer quelques enseignements centraux de l’expérience humiliante que vient de connaître l’Inde. Le plus évident d’entre eux est que les dirigeants politiques ont intérêt à se montrer plus responsables lorsqu’ils font part au grand public du statut futur de leur pays. Laisser les foules très pauvres maintenir un niveau d’attente irréaliste de prestige mondial, au moyen d’un slogan jamais défini tel celui de « superpuissance » est trompeur à l’extrême, et suggère fortement qu’ils ont sciemment manipulé leur propre peuple à des fins politiques, sans doute pour le distraire de sa difficile situation économique par des délires de grandeur internationale. Ce fut une partie de plaisir jusqu’à ce que l’échéance de « statut de superpuissance » arriva enfin dans un gémissement, et que les États-Unis prennent au mot le slogan indien en refermant l’accès hors-taxe à leurs marchés pour un montant d’exportation de 5,7 milliards de dollars, frappant un grand coup sur certaines sociétés qui dépendaient de ce régime de taxe pour rester compétitives. Shiv Sena a raison, « l’Inde est à des kilomètres du statut de pays développé, dans les domaines tels que l’éducation, la santé, l’emploi, la pauvreté et la réduction de la pauvreté », mais ils ont eu tort de mentir à ce sujet pendant toute cette période. À quelque chose, malheur est bon : ceux qui répètent la nouvelle rhétorique déployée par ce parti peuvent au moins parler librement sans peur de se faire qualifier d’« anti-national » ou d’« hindophobe ».
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Kira pour le Saker Francophone
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