Une nation abandonnée tourne ses yeux vers quelqu’un comme-vous. Pourquoi n’y a-t-il plus de généraux anti-guerre ?
Par Danny Sjursen − Le 20 février 2020 − Source tomdispatch.com
Il était une fois un étrange petit homme – haut de 1 m 75 et d’à peine 65 kilos tout mouillé – qui a bousculé le circuit des conférences et la nation elle-même. Pour tous, à l’exception de quelques initiés et érudits activistes, le major-général Smedley Darlington Butler du Corps des Marines des États-Unis est maintenant perdu dans l’histoire. Pourtant, il y a plus d’un siècle, cette homme étrangement contradictoire devennait un héros militaire national, célébré dans des romans d’aventure à sensation, puis, 30 ans plus tard, comme l’un des dissidents anti-guerres et anti-impérialistes les plus en vue de ce pays.
Élevé à West Chester, en Pennsylvanie, et instruit dans des écoles Quaker (pacifistes), fils d’un membre influent du Congrès, il finira par servir dans presque toutes les «guerres bananières» américaines de 1898 à 1931. Blessé au combat et rare bénéficiaire de deux médailles d’honneur du Congrès, il se retirera comme plus jeune et plus décoré général major des Marines.
Officier adolescent et héros certifié lors d’une intervention internationale dans la Révolte des Boxers chinois en 1900, il deviendra plus tard chef de la gendarmerie en Haïti, puis chef de la police de Philadelphie – en absence autorisée par l’armée – et promoteur du football [américain] dans le Corps des Marines. En termes plus standard, il a servi au combat ainsi que dans ce qui pourrait être aujourd’hui appelé des missions de maintien de la paix, de contre-insurrection, de conseil et d’assistance à Cuba, en Chine, aux Philippines, au Panama, au Nicaragua, au Mexique, en Haïti, en France et en Chine encore une fois. Bien qu’il ait montré les premiers signes de scepticisme au sujet de certaines de ces campagnes impériales ou, comme elles étaient sarcastiquement appelées par les critiques à l’époque, les opérations de «diplomatie du dollar» – c’est-à-dire les campagnes militaires menées au nom des intérêts commerciaux des entreprises américaines – jusqu’à sa retraite, il est resté un Marine loyal typique.
Mais après sa retraite, Smedley Butler a changé de ton. Il a commencé à faire exploser la politique étrangère impérialiste et l’intimidation interventionniste dans laquelle il n’avait que récemment joué un rôle si important. Finalement, en 1935 pendant la Grande Dépression, dans ce qui est devenu un passage classique de ses mémoires, qu’il a intitulé «La guerre est un racket», il a écrit :
«J’ai passé trente-trois ans et quatre mois de service militaire actif … Et au cours de cette période, j’ai passé la plupart de mon temps à être un homme fort de grand standing pour servir les intérêts du Big Business, de Wall Street et des banquiers.»
Apparemment du jour au lendemain, le célèbre héros de guerre s’est transformé en un conférencier militant anti-guerre acclamé dans une époque politiquement agitée. Certes, ce furent des années anti-interventionnistes inhabituelles, pendant lesquelles les vétérans et les politiciens ont promu ce qui – pour l’Amérique, au moins – avait été des idées marginales. Ce fut, après tout, le sommet de ce que les interventionnistes pro-guerre ont plus tard nommé péjorativement «isolationnisme» américain.
Néanmoins, Butler était unique, pour cette époque et certainement pour la nôtre, par son aménité sans complexe vis-à-vis de la politique intérieure de gauche et des critiques matérialistes du militarisme américain. Au cours des dernières années de sa vie, il aura été de plus en plus critiqué par son ancien admirateur, le président Franklin D. Roosevelt, l’establishment militaire et la presse interventionniste. Cela était particulièrement vrai après que l’Allemagne nazie d’Adolf Hitler a envahi la Pologne et plus tard la France. Compte tenu de la gravité de la menace nazie pour l’humanité, le recul a sans aucun doute prouvé que l’opposition virulente de Butler à l’intervention des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale était une erreur.
Néanmoins, l’effacement à long terme de sa décennie d’activisme anti-guerre et anti-impérialiste et l’hypothèse que toutes ses affirmations n’étaient pas pertinentes se sont révélées historiquement profondément erronées. Dans le sillage de l’entrée brève, mais sanglante, de l’Amérique dans la Première Guerre mondiale, le scepticisme de Butler – et d’une partie importante de toute une génération de vétérans – concernant l’intervention dans un nouveau bain de sang européen aurait dû être compréhensible. Mais surtout, sa critique du militarisme américain d’une époque impériale antérieure dans le Pacifique et en Amérique latine reste prémonitoire et très opportune aujourd’hui, en particulier parce qu’elle vient de l’un des officiers généraux les plus décorés et les plus hauts gradés de son époque. À l’ère de la guerre sans fin contre le terrorisme, un tel comportement est littéralement inconcevable.
Le Marine Corps de Smedley Butler et les militaires de son époque étaient, d’une certaine manière, une organisation différente de celle des forces armées hautement professionnelles d’aujourd’hui. L’histoire se répète rarement, pas au sens littéral du moins. Pourtant, il existe des similitudes troublantes entre la carrière de Butler et la génération actuelle des combattants d’une guerre éternelle. Tous ont effectué des tours de service répétés dans des guerres, en général non autorisées, à travers le monde. Les conflits auxquels a participé Butler ont pu s’étendre de l’ouest d’Haïti à travers les océans jusqu’à la Chine, alors que les généraux d’aujourd’hui dirigent principalement des missions de l’Afrique de l’Ouest vers l’Asie centrale, mais les deux séries de conflits semblaient perpétuelles à leur époque et étaient motivées par des intérêts économiques et impériaux à peine dissimulés.
Néanmoins, alors que les campagnes impériales de ce pays pendant le premier tiers du XXe siècle ont généré un Smedley Butler, l’hyper-interventionnisme des premières décennies de ce siècle n’a produit aucune personnalité, même à peine comparable. Pas une. Zéro. Rien. Cela est important et en dit long sur l’establishment militaire américain et la culture nationale contemporaine, et ce n’est pas particulièrement encourageant.
Pourquoi n’y a-t-il plus de généraux anti-guerre
Lorsque Smedley Butler a pris sa retraite en 1931, il était l’un des trois principaux généraux du Corps des Marines après le commandant en chef des Marines et le chef d’état-major de l’armée. Aujourd’hui, avec environ 900 généraux et amiraux en service actif, dont 24 généraux de haut grade, dans le seul Corps des Marines, et avec des dizaines d’officiers de pavillon [flag officer : amiral, contre-amiral ou vice-amiral], qui prennent leur retraite chaque année, pas un seul n’a affiché une véritable opposition publique après vingt ans de guerres américaines mal conseillées, et notoirement infructueuses. Quant aux officiers les plus gradés, les 40 généraux et amiraux quatre étoiles dont l’antimilitarisme exprimé pourrait faire le plus d’éclaboussures, ils sont plus nombreux aujourd’hui qu’au plus fort de la guerre du Vietnam, bien que les militaires en activité soient maintenant environ la moitié de ce qu’ils était alors. Même si nombre d’entre eux sont adulés, aucun ne peut être qualifié de critique public des guerres qui ont échoué aujourd’hui.
Au lieu de cela, la principale dissidence patriotique contre ces guerres terroristes est venue de colonels à la retraite, de lieutenants-colonels et parfois d’officiers subalternes – comme moi – ainsi que de soldats du rang. Non pas que nous soyons nombreux à en parler non plus. Je trouve inquiétant – et vous aussi – que je connaisse personnellement toutes les personnalités militaires à la retraite qui se sont prononcées contre les guerres éternelles de l’Amérique.
Les trois grands sont l’ancien chef de cabinet du secrétaire d’État Colin Powell, le colonel à la retraite Lawrence Wilkerson, vétéran du Vietnam et ancien instructeur d’histoire à West Point, le colonel à la retraite Andrew Bacevich, vétéran de l’Irak et dénonciateur de la guerre en Afghanistan et le lieutenant-colonel à la retraite Danny Davis. Tous trois se sont révélés être de véritables fonctionnaires, des voix poignantes et – à un certain niveau – des mentors adorés de leur personnel. Mais, pour le meilleur ou pour le pire, aucun ne porte l’influence potentielle d’un commandant senior de théâtre à la retraite ou d’un général quatre étoiles de premier plan délivrant les mêmes critiques.
Quelque chose doit expliquer que les dissidents vétérans ne dépassent pas le niveau de colonel. De toute évidence, il existe des raisons personnelles pour lesquelles des officiers ont choisi, individuellement, une retraite anticipée plutôt que de devenir général ou amiral. Pourtant, le système de sélection des officiers de pavillon [amiraux ou assimilés] devrait soulever au moins quelques questions en ce qui concerne le manque de voix anti-guerre parmi les commandants à la retraite. En fait, un comité de sélection composé de généraux et d’amiraux de renom est réuni chaque année pour choisir les prochains colonels qui obtiendront leur première étoile. Et vous ne serez peut-être pas surpris d’apprendre que, selon de nombreux rapports, « les membres de ce conseil sont enclins, sinon explicitement motivés, à rechercher des candidats à leur image – des officiers dont la carrière ressemble à la leur ». À un niveau minimal, un tel système n’est guère conçu pour favoriser la libre pensée, pas plus que pour élever le grade des dissidents potentiels.
Considérez comme une sorte d’ironie que ce système ait d’abord été critiqué, à notre époque de guerres éternelles, lorsque le général David Petraeus, qui commandait alors la «poussée contre-insurrectionnelle» [surge] très médiatisée en Irak, a dû quitter ce théâtre de guerre en 2007 pour servir de président de ce comité de sélection. La raison ? Il voulait s’assurer qu’un colonel ignoré à deux reprises, un de ses protégés – futur conseiller à la sécurité nationale de Trump, H.R. McMaster – obtienne son étoile.
Les analystes traditionnels de la sécurité nationale ont rapporté cette affaire à l’époque comme s’il s’agissait d’un scandale majeur, car la plupart d’entre eux étaient convaincus que Petraeus et ses «COINdinista», tant vantés et protégés, avec leur «nouvelle» doctrine de guerre, avaient la baguette magique qui renverserait l’issue des guerres qui ont échoué en Irak et en Afghanistan. En fait, Petraeus a essayé d’appliquer ces mêmes tactiques deux fois – une fois dans chaque pays – comme l’ont fait ses acolytes plus tard, et vous en connaissez les résultats.
Mais voici le point important : il a fallu une intervention de la onzième heure du général le plus acclamé d’Amérique [Petraeus] à ce moment-là pour faire distribuer de nouvelles étoiles à d’éminents colonels qui, jusque-là, avaient été bloqués par des officiers de pavillon, issus de la guerre froide, parce qu’ils faisaient la promotion de différentes – mais aussi étrangement familières – tactiques dans les guerres de ce pays. Imaginez, alors, la probabilité pour qu’un tel système de leadership produise de véritables dissidents étoilés de quelque acabit sérieux, sans parler d’une équipe de futurs Smedley Butlers.
À l’origine de ce système se trouvait l’obsession du corps des officiers américains pour la «professionnalisation» après la débâcle de la guerre du Vietnam. Cela s’est d’abord manifesté par une décision d’abandonner la tradition du citoyen-soldat, de mettre fin à la conscription et créer une force «entièrement volontaire». L’élimination de la conscription, comme le prédisaient les critiques de l’époque, a créé un fossé toujours plus grand entre civils et militaires, en même temps que cela a accru l’apathie du public à l’égard des guerres américaines en éliminant du jeu, pour la plupart des citoyens, le risque d’y « laisser sa peau ».
Mais plus que simplement aider à étouffer l’activisme civil anti-guerre, la professionnalisation des militaires, et du corps des officiers en particulier, a assuré que tout futur Smedley Butlers serait laissé dans l’ombre – ou à la retraite au niveau de lieutenant-colonel ou colonel – par un système de production de faux moines guerriers. Le président actuel des chefs d’état-major interarmées, le général Mark Milley, est un exemple typique de ces personnages. Il peut parler d’un ton bourru et ressembler à un homme indépendant, mais typiquement, il s’est juste avéré être un autre beni-oui-oui, pour un autre président avide de guerre.
Un groupe de généraux, cependant, en aurait maintenant contre le président Trump – mais pas parce qu’ils sont opposés à une guerre sans fin. Ils pensent plutôt que le Donald «n’écoute pas assez les conseils des militaires» sur, voyez-vous, l’art de mener une guerre éternelle … plus un jour.
Que penserait Smedley Butler aujourd’hui ?
Au cours de ses années de retraite, Smedley Butler s’est régulièrement concentré sur la composante économique de la politique de guerres impériales américaines. Il a clairement vu que les conflits dans lesquels il avait combattu, les élections qu’il avait aidé à truquer, les coups d’État qu’il avait soutenus et les forces de l’ordre qu’il avait formées et habilitées dans des pays lointains avaient tous servi les intérêts des investisseurs américains. Bien que ce soit moins ouvertement le cas aujourd’hui, cela reste une réalité dans les conflits américains après le 11 septembre, même de manière parfois embarrassante – comme lorsque le ministère irakien du pétrole était essentiellement le seul bâtiment public protégé par les troupes américaines alors que des pillards dévalisaient la capitale, Bagdad et ses trésors archéologiques, dans le chaos post-invasion d’avril 2003. La plupart du temps, cependant, une telle influence se joue beaucoup plus subtilement que cela, à l’étranger et ici au pays, où ces guerres aident à maintenir les profits records des principaux fabricants d’armes du complexe militaro-industriel (CMI).
Cette bête [le CMI], identifiée pour la première fois par le président Dwight D. Eisenhower [en 1961], est maintenant sous stéroïdes alors que les commandants américains à la retraite passent régulièrement, et directement, de l’armée aux conseils d’administration des géants de la défense, une réalité [sonnante et trébuchante, NdT] qui ne fait que contribuer à la pénurie de personnalités telles que Butler dans la communauté des retraités militaires. Malgré toute la corruption de l’époque de Butler, le Pentagone n’existait pas encore, et la passerelle de l’armée vers, disons, United Fruit Company, Standard Oil, ou d’autres entreprises géantes typiques de ce moment-là, n’avait pas encore été installée pour les généraux et amiraux à la retraite. Imaginez ce que Butler aurait eu à dire sur le phénomène moderne de la «porte tournante» à Washington.
Bien sûr, il a servi à une époque très différente, celle où le financement du budget militaire et le niveau des troupes étaient encore contestés au Congrès. En tant que critique de longue date des excès capitalistes, qui a écrit pour des publications de gauche, et soutenu le candidat du Parti socialiste aux élections présidentielles de 1936, Butler aurait trouvé aujourd’hui des budgets de défense annuels de près de mille milliards de dollars. Ce que le vieux grisonnant du Corps des Marines a identifié il y a longtemps comme un lien perfide entre la guerre et le capital «dans lequel les bénéfices sont calculés en dollars et les pertes en vies humaines» semble avoir atteint son point final naturel au XXIe siècle. Exemple concret : les dépenses de «défense» record – et toujours en augmentation – du moment présent, y compris, pour faire plaisir à un président, la création d’une toute nouvelle agence militaire visant à la militarisation à grande échelle de l’espace.
Assez tristement, à l’ère de Trump, comme le démontrent de nombreux sondages, l’armée américaine est la seule institution publique à laquelle les Américains font vraiment confiance. Dans ces circonstances, comme il serait utile d’avoir un général retraité charismatique de haut rang, très décoré, dans le moule de Butler, pour galvaniser un public apathique contre nos guerres éternelles. Malheureusement, la probabilité de cela est pratiquement nulle, compte tenu du système militaire de notre époque.
Bien sûr, Butler n’a pas exactement eu une fin de vie triomphale. Fin mai 1940, après avoir perdu 12 kilos à cause de sa maladie et de l’épuisement – et diabolisé en tant que gauchiste et cinglé isolationniste tout en maintenant un calendrier effréné de conférences – il se présenta à l’hôpital Philadelphia Navy Yard pour un «repos». Il y est mort, probablement d’une sorte de cancer, quatre semaines plus tard. Travailler jusqu’à la mort pendant sa retraite de dix ans, qui fut sa seconde carrière en tant que militant anti-guerre auto-révélé, pourrait tout simplement avoir été le meilleur service que le double vainqueur de la médaille d’honneur du Congrés pouvait rendre à la nation qu’il a aimée jusqu’à la fin.
Il faut plus que jamais quelqu’un de sa crédibilité, de son caractère et de sa franchise. Malheureusement, il est peu probable que cette génération militaire produise un tel phénomène. À la retraite, Butler lui-même a audacieusement avoué que
«comme tous les membres de la profession militaire, je n’ai jamais pensé à moi avant de quitter le service. Mes facultés mentales sont restées en hibernation pendant que j’obéissais aux ordres des supérieurs. C’est typique … »
Aujourd’hui, les généraux ne semblent pas avoir leurs pensées propres, même à la retraite. Et c’est d’autant plus pitoyable …
Danny Sjursen, un habitué de TomDispatch, est un major retraité de l’armée américaine et ancien instructeur d’histoire à West Point. Il a fait des tournées en Irak et en Afghanistan et vit maintenant à Lawrence, Kansas. Il a écrit un mémoire sur la guerre en Irak, Ghost Riders of Bagdad: Soldiers, Civilians, and the Myth of the Surge et son prochain livre, Patriotic Dissent: America in the Age of Endless War, est disponible en précommande. Suivez-le sur Twitter à @SkepticalVet et consultez son podcast «Fortress on a Hill».
Traduit par jj, relu par Hervé pour le Saker Francophone
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