Ces groupes opposés au blocage des voies ferrées ont dépensé quelque 110 000 $ depuis le début de l’année en publicités qui font la promotion du pipeline ou qui dépeignent les barricades comme étant illégales. Ces publicités ont été vues 20 millions de fois sur Facebook, selon notre analyse.
L’un des groupes ayant le plus dépensé d’argent en publicités est Canada Action. Celui-ci a payé quelque 21 000 $ pour des publicités qui fustigeaient les barricades mises en place par la Première Nation des Wet’suwet’en et ses partisans.
Un autre groupe, Proud to be Canadian, fait partie du réseau politique Canada Strong and Proud. Il a dépensé environ 4400 $, selon des données obtenues dans la bibliothèque de publicités politiques de Facebook (Nouvelle fenêtre).
Ces groupes se présentent comme des initiatives citoyennes, mais ont des liens avec l’industrie pétrolière.
En revanche, des publicités qui soutiennent les manifestants, pour la plupart diffusées par de petits groupes d’activistes, ont été vues 350 000 fois. Leur budget total se situe autour de 3000 $.
Celui qui est de loin le plus important annonceur sur Facebook, c’est Coastal GasLink, le constructeur du pipeline de 670 km censé relier des puits en Colombie-Britannique à la côte ouest.
L’entreprise a diffusé 80 publicités depuis le début de l’année, soit près du quart de toutes les publicités colligées par Radio-Canada/CBC. Elle a aussi dépensé près de 50 000 $, soit près de la moitié du montant total en publicités sur Facebook au sujet des blocages ferroviaires.
Dans ces publicités, il est question des tentatives de Coastal GasLink d’inclure la communauté wet’suwet’en dans le projet de pipeline, y compris les chefs héréditaires qui mènent les manifestations.
Des liens pas toujours clairs avec l’industrie
La page Facebook Canada’s Energy Citizens se décrit comme un mouvement de Canadiens qui appuient l’industrie pétrolière canadienne
. Elle est toutefois gérée par l’Association canadienne des producteurs pétroliers (ACPP). Les publicités diffusées sur la page contiennent la mention payée par l’Association canadienne des producteurs pétroliers
.
Dans d’autres cas, par contre, il n’est pas toujours aussi facile d’établir que les publicités ont été diffusées par un groupe qui est financé, ou du moins soutenu, par l’industrie pétrolière.
Le deuxième groupe ayant dépensé le plus d’argent, Canada Action, a été fondé par l’agent immobilier calgarien Cody Battershill, en 2014. Il est connu pour ses t-shirts et autocollants I love Canadian Gas & Oil (J’aime le pétrole et le gaz canadiens). Bien que le groupe se décrive comme une initiative citoyenne, il entretient des liens avec l’industrie pétrolière.
Le Global Petroleum Show (GPS) de Calgary, plus grande foire du secteur pétrolier canadien, a inclus Canada Action dans sa liste de partenaires (Nouvelle fenêtre) en 2019, aux côtés de l’ACPP. Canada Action a aussi organisé un rassemblement propipeline (Nouvelle fenêtre) en février 2019, en collaboration avec Canada’s Energy Citizens.
Selon le magazine Maclean’s, des entreprises pétrolières achètent régulièrement de grandes quantités de marchandise promotionnelle à Canada Action. De plus, toujours selon le magazine, de nombreuses entreprises du secteur ont acheté des commandites de 2500 $ (Nouvelle fenêtre) pour financer le rassemblement de Canada Action qui se tenait en marge du GPS, en 2019.
Le groupe accepte en effet du financement provenant des entreprises pétrolières et gazières, mais aussi d’entreprises minières et forestières, de fermiers et de groupes autochtones, a indiqué Lynn Exer, de Canada Action.
Nous sommes la seule initiative citoyenne au Canada à soutenir les travailleurs de l’industrie des ressources premières
, a-t-elle déclaré. Nous acceptons l’argent de gens qui sont d’accord avec nos valeurs, mais nos valeurs ne sont pas dictées par les gens qui nous financent.
Selon Mme Exer, Canada Action n’a pas reçu de financement de la part de Coastal GasLink ou de LNG Canada, qui fait aussi la promotion du nouveau pipeline.
Une autre page Facebook, Debunk inc, se décrit comme un groupe de personnes qui veulent soutenir les enjeux que les Canadiens ont à cœur
et affirme combattre la désinformation des médias visant le secteur énergétique. Le site web de Debunk inc nie que le groupe est financé par l’industrie. On y affirme en revanche avoir reçu du financement de citoyens canadiens, ainsi que de diverses industries.
Debunk inc a été fondée en 2017 par deux agentes de marketing, Britni Weston et Anastasia Columbos. Cette dernière a fondé l’agence de marketing ANPORT Communications, dont la liste de clients comprend des entreprises pétrolières et gazières (Nouvelle fenêtre).
L’avocat qui a signé les documents officialisant la création de Debunk inc, James L. Kidd, travaille depuis longtemps pour des clients provenant de cette industrie (Nouvelle fenêtre) et est lui-même membre du conseil d’administration d’au moins deux (Nouvelle fenêtre) entreprises du secteur de l’énergie (Nouvelle fenêtre).
L’ACPP, Canada Action et Debunk inc ont tous été créés par la même firme d’avocats de Calgary, Burnet, Duckworth & Palmer.
Debunk Inc, ANPORT Communications et M. Kidd n’ont pas répondu aux demandes d’entrevue de CBC.
Un groupe de réflexion propipeline
Parmi les pages ayant diffusé des publicités sur Facebook, certaines appartiennent au réseau Canada Strong and Proud. C’est le cas des groupes Proud to be Canadian, New Brunswick Proud, NL Strong et Nova Scotia Proud. Le réseau dit regrouper des activistes canadiens
qui veulent s’assurer que le Canada est sur la bonne voie
.
Pendant l’élection fédérale canadienne de 2019, le groupe Canada Strong and Proud a reçu un financement de 240 500 $ de la part du Manning Center (Nouvelle fenêtre), un groupe de réflexion (think tank) de droite. Certains messages commandités par le groupe pendant l’élection faisaient la promotion de l’industrie pétrolière canadienne.
Bien sûr, en tant qu’organisation basée dans l’Ouest, je crois que certains des messages proénergie plaisent aux partisans du Manning Center
, avait déclaré le président de groupe de réflexion, Troy Lanigan, dans une entrevue accordée à CBC l’année dernière (Nouvelle fenêtre).
Plusieurs membres du C. A. du Manning Center entretiennent des liens avec l’industrie pétrolière.
Par exemple, Michael Binnion est président de Questerre Energy, une entreprise de production pétrolière et gazière menant des activités au Québec. Il fait aussi partie du conseil des gouverneurs de l’ACPP.
Joe Oliver fait quant à lui partie du C. A. de High Arctic Energy Services, une entreprise de forage de Calgary.
Un autre membre, Cliff Fryers, faisait anciennement partie du C. A. d’Enmax, une entreprise du secteur de l’énergie établie en Alberta.
L’une des publicités diffusées sur Facebook par Debunk Inc pour promouvoir l’industrie pétrolière canadienne met en vedette Heidi McKillop, qui était directrice de New Brunswick Proud (Nouvelle fenêtre) en 2018. Depuis novembre 2019, elle travaille comme coordonnatrice du développement des affaires chez Obsidian Engineering, une entreprise offrant de nombreux services aux entreprises pétrolières, selon son compte LinkedIn (Nouvelle fenêtre).
Dans la vidéo de Debunk Inc, qui a été diffusée en janvier, elle est présentée comme une documentariste.
Des campagnes de similitantisme pour tenter d’avoir l’air légitime
Le similitantisme, ou astroturfing en anglais, soit le financement de faux groupes activistes par de grosses entreprises pour augmenter leur acceptabilité sociale –aussi appelé « désinformation populaire planifiée » –, n’a rien de nouveau, selon Fenwick McKelvey, chargé de cours en communications à l’Université Concordia.
Toutefois, le laxisme des réseaux sociaux permet à des entreprises de créer plus facilement de tels groupes et de diffuser des publicités. Ça soulève toutes sortes de questions à propos de l’industrie des relations publiques, et de son habileté à imiter les groupes activistes
, soutient-il.
M. McKelvey salue le fait que les publicités diffusées par Canada’s Energy Citizens indiquent qu’elles sont financées par l’ACPP, mais il souligne que d’autres annonceurs ne sont pas aussi transparents.
Il s’agit d’un autre exemple de groupes richissimes qui sont capables d’exploiter des failles du système et qui peuvent « acheter » de l’acceptabilité sociale – du moins, jusqu’à ce qu’on les démasque.
Avec trois de ses collègues, Franziska Keller, professeure adjointe en sciences politiques à l’Université de sciences et technologies de Hong Kong, a examiné huit campagnes de similitantisme sur Twitter. Elle s’est notamment penchée sur la campagne d’ingérence politique aux États-Unis pendant l’élection présidentielle de 2016, et sur une autre campagne menée par les services secrets sud-coréens pendant l’élection de 2012 dans ce pays.
Selon Mme Keller, il peut être difficile de déterminer si un compte est géré par une vraie personne ou s’il fait partie d’une campagne de similitantisme.
Les réseaux sociaux facilitent la tâche de ceux qui veulent aller en ligne et créer de nombreux comptes pour faire semblant d’être des gens qui sont pour ou contre un enjeu
, explique-t-elle.
Mme Keller avance que certains politiciens, mais aussi des journalistes, ont tendance à croire que ce qui est dit sur les réseaux sociaux reflète l’opinion publique, alors que ce n’est pas nécessairement le cas.
À lire aussi :
Le Bureau de la concurrence du Canada décrit l’astroturfing comme (Nouvelle fenêtre) une pratique visant à créer des indications commerciales déguisées en expériences authentiques ou en véritables opinions de consommateurs impartiaux, comme de faux témoignages ou de fausses critiques de consommateurs
.
Le Bureau n’a pas voulu dire si les publicités examinées par Radio-Canada étaient des exemples de similitantisme, et a précisé que seul un examen exhaustif et approfondi des faits pourrait lui permettre d’en arriver à une conclusion
.
Très peu de publicités en faveur des manifestations
Les publicités en soutien aux manifestants autochtones se font beaucoup moins nombreuses et sont bien moins bien financées que celles qui s’y opposent. Seulement 41 des 330 publicités visées par CBC sont en faveur des manifestants.
Au total, ces groupes ont dépensé 3000 $ pour diffuser ces publicités, soit 2 % de l’agent investi par le camp opposé.
Le Canadian Council of Muslim Women était le plus important annonceur parmi les groupes qui soutiennent les manifestants; il a dépensé 750 $ pour diffuser cinq publicités. Celles-ci ont été vues 130 000 fois.
La section canadienne francophone d’Amnistie internationale et le parti écosocialiste de la Colombie-Britannique ont pour leur part dépensé respectivement 500 $ et 300 $ en publicités.
Méthodologie
CBC a téléchargé toutes les publicités à l’aide de l’API de la bibliothèque des publicités politiques de Facebook au Canada.
Pour trouver les publicités au sujet des blocages ferroviaires, CBC a ciblé les publicités politiques diffusées depuis le 1er janvier qui contenaient les mots-clés suivants : Wet’suwet’en (avec et sans les apostrophes), Coastal GasLink, blockade, hereditary chief, blocus, blocage, #ShutDownCanada, ainsi que certaines phrases comme « clear the tracks » (libérez les rails), « rule of law » (la primauté de l’État de droit) et « illegal protest » (manifestation illégale).
Au total, 333 publicités ont été colligées entre le 1er janvier et le 2 mars. Des journalistes de CBC les ont classées en trois catégories, pour, contre ou neutre envers les manifestations.
Facebook ne dévoile pas les montants exacts dépensés pour chaque publicité ni le nombre de fois qu’elles ont été vues, mais offre une fourchette pour chacune d’elles. CBC a utilisé la valeur moyenne de chaque fourchette dans ses estimations.