par M.K. Bhadrakumar.
Un affrontement militaire entre la Turquie et la Syrie a éclaté dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie. Les derniers rapports indiquent qu’au moins 34 soldats turcs ont été tués jeudi lors d’une attaque aérienne syrienne. Des représailles turques ont commencé la nuit même.
L’attaque aérienne syrienne à Idlib a eu lieu dans une zone située entre les villes de Baluon et Al-Bara, et était en réponse aux rebelles syriens soutenus par les militaires turcs qui ont repris la ville stratégique de Saraqeb plus tôt dans la journée de jeudi.
Plus tôt dans la semaine, au cours des trois derniers jours, les forces syriennes s’étaient emparées d’une soixantaine de villes et de villages dans la région sud d’Idlib et dans la province voisine de Hama.
En toile de fond, la Turquie a averti que d’ici fin février, la Syrie devrait libérer les territoires d’Idlib capturés par les groupes terroristes au cours des derniers mois et se replier sur la ligne de cessez-le-feu convenue entre la Turquie et la Russie conformément aux accords de Sotchi de 2018, faute de quoi elle sera repoussée par la force.
Le démenti du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, jeudi, selon lequel une rencontre entre le Président Vladimir Poutine et le Président turc était prévue à Idlib, a été le signal définitif que Moscou anticipait qu’une épreuve de force avec l’armée turque était imminente. Erdogan avait affirmé qu’une rencontre avec Poutine était prévue le 4 mars.
De toute évidence, Moscou a pris note des déclarations de plus en plus belligérantes de Erdogan, en particulier de son affirmation selon laquelle l’intervention turque à Idlib est conforme à l’accord d’Adana de 1998 entre Ankara et Damas sur les engagements mutuels concernant la sécurité des frontières, ce qui constitue bien sûr une interprétation ingénieuse de l’accord vieux de 21 ans que ni la Russie ni la Syrie n’accepteront.
La ligne russe s’est sensiblement durcie, sur la base d’une évaluation selon laquelle les opérations militaires syriennes en cours à Idlib doivent être menées à leur conclusion logique, à savoir la défaite des affiliés d’Al-Qaïda implantés dans la province, ce que demande également Damas.
La Turquie a le sentiment que les consultations en cours avec la Russie ne font que donner à Moscou et à Damas le temps de faire avancer leurs opérations à Idlib.
L’éruption de jeudi ajoute une nouvelle dimension à l’équilibre militaire. La Russie soutiendra la Syrie. L’espace aérien au-dessus d’Idlib est sous contrôle russe.
D’autre part, la Turquie a récemment déployé à Idlib des canons anti-aériens qui menacent les avions russes et syriens soutenant les opérations au sol.
La Turquie se sent encouragée par l’évaluation selon laquelle le meurtre du Général Qassem Soleimani lors d’une attaque de drone américain à Bagdad en janvier a désorganisé les milices soutenues par l’Iran alors que les forces gouvernementales syriennes sont débordées.
La Turquie suppose également que les forces russes ne s’impliqueront pas dans les combats sur le terrain. Ces hypothèses turques vont être mises à rude épreuve dans les jours et les semaines à venir.
Toutefois, la grande question est de savoir dans quelle mesure les États-Unis sont prêts à soutenir militairement la Turquie. Washington n’a pas accédé à une récente demande turque de déploiement du système de missiles Patriot en Turquie comme moyen de dissuasion contre la Russie. Y aura-t-il une nouvelle réflexion à ce sujet ? Ankara et Washington sont en contact permanent l’un avec l’autre.
Le Département d’État américain n’a pas encore réagi aux affrontements de jeudi à Idlib. Mais des responsables américains non nommés ont déclaré à l’agence de presse turque Anadolu : « Nous sommes aux côtés de notre allié de l’OTAN, la Turquie, et nous continuons à demander la fin immédiate de cette offensive méprisable du régime d’Assad, de la Russie et des forces soutenues par l’Iran. Comme le Président et le Secrétaire l’ont dit, nous examinons les options sur la manière dont nous pouvons soutenir au mieux la Turquie dans cette crise ».
Suite aux derniers développements de jeudi, le Ministre turc des Affaires Étrangères Mevlut Cavusoglu a parlé au téléphone avec le Secrétaire Général de l’OTAN Jens Stoltenberg. Il est possible que la Turquie propose de demander le soutien/l’intervention de l’OTAN. La Turquie invoquera-t-elle l’article 5 de la Charte de l’OTAN, qui stipule qu’une attaque contre un membre de l’alliance est une attaque contre tous ses membres ?
Le porte-parole du parti au pouvoir en Turquie a déclaré : « Nous demandons à l’OTAN de commencer des consultations. Ce n’est pas seulement une attaque contre la Turquie, c’est une attaque contre la communauté internationale. Une réaction commune est nécessaire. L’attaque était aussi contre l’OTAN ».
Cependant, dans l’état actuel des choses, la probabilité est faible, car une intervention de l’OTAN et/ou des États-Unis signifierait une confrontation militaire avec la Russie, ce que ni l’administration Trump ni l’alliance occidentale ne souhaitent. L’évaluation russe semble également indiquer que l’Occident va hésiter pendant un certain temps, mais qu’il finira par se calmer et éviter de se mêler au projet syrien de Erdogan.
Le fait est que le monde occidental a également ses griefs contre Erdogan et se méfie de sa nature mercurielle. L’administration Trump est loin d’avoir pardonné le défi stratégique de Erdogan d’acheter le système AMB S-400 à la Russie.
Cela dit, la Turquie peut toujours tirer parti du flux de réfugiés syriens pour contraindre l’UE à intervenir, en particulier l’Allemagne.
Le moment critique arrive si un conflit militaire turco-russe direct s’ensuit. Bien sûr, dans une telle éventualité, l’OTAN aura du mal à ignorer qu’un pays membre important de l’alliance est en guerre.
Erdogan pense qu’il tient une main forte. La Russie, par contre, ne peut pas se permettre de battre en retraite à Idlib, car cela pourrait bien mener à un bourbier en Syrie avec des puissances étrangères assorties utilisant les groupes d’Al-Qaida comme mandataires pour défier les bases russes.
Ces alignements complexes rappellent la Guerre de Crimée (1853-1856) qui était aussi une lutte géopolitique comme le conflit syrien.
La Guerre de Crimée a vu le jour lorsque la Russie a exercé des pressions sur les Ottomans dans le but de prendre le contrôle de la Mer Noire pour pouvoir accéder à la Méditerranée, ce qui a menacé les intérêts commerciaux et stratégiques britanniques au Moyen-Orient et en Inde et a incité la France à cimenter une alliance avec la Grande-Bretagne et à réaffirmer sa puissance militaire.
La Guerre de Crimée est un exemple classique de conflit inutile qui confirme la thèse d’A.J.P. Taylor sur les guerres causées par des politiciens et des diplomates maladroits – où les causes sont insignifiantes mais les conséquences ne le sont pas. La Fondation Jamestown, qui est reliée à l’establishment américain du renseignement et de la défense, a publié un commentaire intitulé « La Russie et la Turquie à la dérive vers la guerre ».
source : Turkey, Russia tiptoe toward ‘unnecessary war’
traduit par Réseau International
illustration : La destruction par la Russie de la flotte turque lors de la bataille de Sinop, le 30 novembre 1853, a déclenché la Guerre de Crimée. (Peinture de Ivan Aivazovsky, peintre romantique russe qui est considéré comme l’un des plus grands maîtres de l’art marin).
Source: Lire l'article complet de Réseau International