Allan Erwan Berger: L’ampleur de cet ouvrage, qui, sans se vouloir exhaustif, embrasse quand même tout le paysage de l’islam, montre que le sujet ici traité vous attire par toutes sortes de côtés. Quel fut l’élément déclencheur qui vous propulsa dans cette enquête?
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Il y a eu deux facteurs. D’abord l’existence d’un monothéisme oriental et abrahamique se jugeant (avec un peu d’outrecuidance à mon sens, mais bon) dans la force de l’âge. Je veux dire par là que voici un culte très proche du nôtre mais qui n’embrasse pas encore ses indices de déréliction. Il croit encore croire en lui même, disons comme le faisait le catholicisme circa 1951, avant le grand plongeon. Ceci est donc un moment absolument captivant, Une «époque formidable» de l’islam, en quelque sorte. Le second facteur, absolument crucial, ce sont les musulmans et les musulmanes de la diaspora. Ils (et elles) sont proches de nous, ils sont avec nous. On en parle. Amplement. Et pas très bien. J’ai voulu laisser se manifester ici, de concert, ma curiosité pour une religion monothéiste encore en haut de la crête et un respect attentif pour nos compatriotes musulmans, dont je suis solidaire malgré intox médiatique et ethnocentrisme au ras des mottes.
Allan Erwan Berger: Vous commencez par poser le cadre, et dans ce cadre vous définissez le point depuis lequel vous observez l’islam: celui d’un occidental athée. Occidental: bon, on se dit, voilà une personne qui est la résultante de tant de mouvements migratoires qu’on va pas lui chipoter sa position géographique et philosophique qui la place en bout de chaîne, et puis boum, en fait si… car voilà, vous êtes athée, et l’athéisme est la résultante de forces nées officiellement en Europe sous le patronage de d’Holbach, Diderot, La Mettrie et toute la joyeuse bande des petits monstres qui aboutit à Hara-Kiri par exemple, le journal bête et méchant. Alors évidemment, tout de suite, on s’attend à une objection, dont l’exemple-type est donné par la fameuse répartie: «On en reparle (du féminisme) quand tu seras doté d’un utérus, OK ?» qui est une attaque ad hominem portée contre un interlocuteur masculin, même sympathisant, pour lui dénier le droit de causer des femmes et de leur combat. Ici, on peut vous dénier la capacité d’être pertinent sur la religion simplement parce que vous n’avez pas de religion. Vous répondez comment?
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Une petite rectification d’historien matérialiste d’abord (celle-ci ne dévalue en rien votre argument de base qui, lui, reste). Avant de venir de La Mettrie et du Baron d’Holbach, l’athéisme prend intellectuellement corps en de vastes mouvements sociologiques semi-conscients qu’on pourrait appeler: mouvement de déréliction. La déréliction s’installe historiquement quand les connaissances augmentent, les peurs diminuent, le conformisme ethno-familial se résorbe et le cureton perd en prestige devant l’avoué, l’instituteur, le bateleur ou le carabin. Nous (occidentaux), on est en déréliction comme on est en automne. Les feuilles crucimorphes tombent, tout doucement, sans violence. Mais il n’est pas loin de notre souvenir, le temps de leur vive verdeur. Aussi nous ne sommes pas abstraitement «sans» religion comme Bayard était sans peur. Nous sortons plutôt de religion, comme serpent qui mue. Et en matière d’athéisme, comme pour le reste, les maîtres penseurs sont des chouettes de Minerve. Leur cri devient audible quand le dispositif vespéral du crépuscule des cultes est déjà bien en place dans les masses. Mais laissons cela car votre question reste. Pourquoi parler de religion si on est sans? Je réponds qu’une religion, surtout une religion de portée universelle, est à moi autant qu’aux religieux s’y ralliant. Pensée dans un cadre athée, la religion s’avère être rien d’autre qu’un dispositif ethnoculturel analogue, disons, à la musique ou à la gastronomie. Je devrais ignorer la musique parce que je ne suis pas instrumentiste, négliger la gastronomie tant que je n’obtiens pas mon cordon bleu? Qu’est-ce que c’est que cet encapsulage des savoirs? Il n’est pas conforme à la vie ordinaire des cultures. Voyez la magnifique musique grégorienne. Je devrais m’en priver parce que je ne chante pas dans la chorale, ne comprend pas le latin et ne crois pas ce que le plain chant raconte? Mazette. C’est pas possible, ça. Le fait est que la religion nous laisse un produit, artistique ici, auquel j’ai droit autant que vous, que la mercière et que bon-papa. L’islam pour moi est un corpus semi-légendaire, me mettant magistralement en contact avec la vision du monde fondamentale (philosophique et mythologico-historique) d’un milliard et demi d’humains. Je devrais y rester sourd sous prétexte que je ne partage pas ses postulats? Franchement non. Je ne suis pas ici pour me convertir mais pour m’instruire. Votre religion a un impact universel, mes bons amis musulmans. Conséquemment, les penseurs athées s’y intéressent aussi. C’est leur devoir de le faire d’ailleurs, s’ils entendent comprendre adéquatement leur interlocuteur.
Allan Erwan Berger: Le Coran n’est pas sans racines. On peut voir, en le lisant, qu’il s’accroche à l’histoire, qu’il ne naît pas inédit depuis un hors-sol hors le monde, car bien des canaux mythologiques lui fournissent la matière imagée de son propos. J’ai été joliment étonné fin 2014 lorsque, ayant lu votre «Naissance de Jésus» telle qu’elle est relatée dans le Coran, j’y reconnus les motifs et le contexte du récit, par Homère, de la naissance d’Apollon: solitude, isolement, clandestinité de la mère qui est exposée à un danger, et présence cruciale du palmier nourricier… tout s’y retrouve. Plus généralement, le Coran dispose, pour son prêche, des nombreux éléments d’un corpus littéraire anatolique (est égéen, sud-Taurus) très ancien, qui date du temps d’avant la période hellénistique. Du coup, la langue grecque lui est fondamentale! «Elle est manifeste non seulement dans le lexique coranique, mais aussi dans les métaphores, la transmutation opérée sur les récits d’apparence biblique ou midrashique, ainsi que dans les références juridiques ou économiques.» Je cite ici l’anthropologue Youssef Seddik, dans son introduction à Le Coran, autre lecture, autre traduction, éditions de l’aube, 2002. Monsieur Seddik y montre que bien des mots arabes sont forgés sur du vieux grec, et que la réinterprétation hellénisante des signes inscrits dans le Coran délivre l’étudiant de toutes sortes d’obscurités qui jusqu’à présent semblaient indépassables: bien des fragments de sourates y trouvent un sens dont le niveau de clarté se place enfin en harmonie avec celui plus général de l’ouvrage, qui n’est quand même pas très mystérieux. C’est là une découverte plutôt inattendue, mais à laquelle on aurait dû, évidemment, s’attendre. Qu’en pense le linguiste Laurendeau? Et qu’en pense le sociolinguiste?
Paul Laurendeau (Ysengrimus): La philologie coranique nous donnera à rencontrer le type de variations thématiques et linguistiques que vous avez la finesse de brièvement décrire pour nous. C’est fatal et ma joie ici c’est de voir des penseurs musulmans se mettre par eux-mêmes à ce genre d’analyse. Le jour où ils regarderont le corpus crucial dont ils sont les dépositaires culturels avec la sérénité de l’historien, cela sera d’une utilité immense pour le savoir universel. Vos observations de détails annoncent l’aube de ce jour et j’en suis ravi. Pour le penseur athée, le Coran n’est pas un texte révélé et c’est de le croire un texte révélé qui minimise son importance. Ce postulat mystifiant sereinement fracturé, le vrai travail de recherche peut commencer. Le linguiste Laurendeau, qui n’est pas un orientaliste, vous dira, abstraitement mais sans risque, que les unités lexicales voyagent, notamment de par le commerce des objets qu’elles désignent. Pas de surprise donc de voir des mots grecs dans l’arabe, y compris celui du Coran dont on ne se fatigue plus à démontrer qu’il est un long ouvrage écrit dans une langue terrestre, soumise notamment à une variation sociolinguistique laissant son lot de traces philologiques. Cause entendue, à tout le moins dans le principe. Sur le sociolinguiste maintenant, vous me permettrez, en prenant un petit peu de hauteur, d’en invoquer un et pas le moindre: Mahomet lui-même. Citoyen de la Mecque, ce vaste et tumultueux marché des convergences, pendant des années, il ne lui a pas échappé que les Arabes se mécomprenaient sur tout: les dieux (idoles) qu’ils adoraient, les ententes tribales qu’ils contractaient, les réseaux commerciaux qu’ils mettaient en place. Bisbille intégrale. Foutoir permanent. Le seul élément intellectuel d’unification qui raccordait ces gens, c’était la langue. Une langue commune, belle, sonore, ancienne, fort peu soumise aux contraintes variationnistes et ce, pour toute la Péninsule Arabique. Pas surprenant que Mahomet ait assis son culte d’abord et avant tout sur le récitatif oratoire comme essence du rapport au divin (Récite!… Récite!… sont les tous premiers mots du Coran), ensuite sur le livre, comme dogme. L’islam est une des seules grandes religions où la langue entre, dès le dispositif fondateur, en perspective mystique. En voilà de la belle sociolinguistique empirique constitutive de cohésion sociopolitique! Mahomet nous donne aussi à voir comment un sociolinguiste passable peut devenir un théologien mauvais. En effet, sur la base de l’unité linguistique des Arabes, maintenue par delà conflits et crises sociales, le Saint Prophète a voulu voir l’indication d’un monothéisme ancien, unitaire lui aussi mais perdu, qu’il fallait restaurer, en puisant dans la tradition localement disponible. Mahomet n’a pas vu ou voulu voir qu’il faisait, lui, de par la force et la cohésion de son action, entrer en monothéisme abrahamique des populations polythéistes depuis toujours mais prêtes, mûres. Ce faisant, il prouva factuellement, glottognoséologue avant la lettre, que l’unité linguistique pouvait servir de tremplin à une unité idéologique et/ou sociopolitique plus profonde qui elle, finirait par rayonner sur le monde entier, et dépasser les barrières linguistiques ayant tant tellement délimité les oscillements initiaux de son berceau.
Allan Erwan Berger: Venons-en à Aïcha, à sa disparition momentanée d’une caravane, à son retour tardif sous la conduite d’un jeune homme. Vous faites de cette histoire un pivot, celui du moment où une femme soucieuse de son exactitude comportementale s’est vue souillée d’un soupçon, où toute sa foi innocente en son mari a été ébranlée… et tout l’édifice avec, car monsieur resta diablement silencieux et ne prit pas sa défense immédiatement. De ce jour commence la période où Aïcha met de la distance entre ce qu’elle perçoit et ce qu’elle s’en dit. Changée par cette fêlure dans sa foi, elle devient même humoriste, n’hésitant pas à égratigner son Saint Prophète à l’occasion d’un décret rendu qui aura, si je me souviens bien des termes, nécessité l’emploi de la couverture, c’est-à-dire nécessité la descente d’une révélation, pour être correctement reçu – Mahomet s’enveloppait dans une couverture quand il sentait qu’on allait lui dicter quelque chose, et là je crois bien que «l’ordre» était de prendre une nouvelle femme. Bref, Aïcha manifeste qu’elle n’est pas dupe, qu’elle détecte un procédé. Elle en fait part à son mari qui ne trouve rien à redire, ni à dire. Aïcha endosse ici un drôle de rôle: celui de surmoi du Saint Prophète. Ce n’est pas si nettement énoncé, bien entendu, mais c’est bien la seule personne féminine à s’être permis un sarcasme dans toute cette histoire. Que vous inspire ce personnage?
Paul Laurendeau (Ysengrimus): D’abord du respect. Le préjugé d’intox occidentale instrumentalise salacement Aïcha, faisant des gorges chaude sur l’âge qu’elle aurait eu au moment d’épouser le Saint Prophète. Il y a là un salissage stérile de faux critique ne suscitant aucune stimulation intellectuelle (et, conséquemment, ne présentant aucun intérêt). Ces développements tendancieux à hue autant que ce que les hagiographes nous fournissent à dia sur Aïcha nous obligent d’abord à poser, plus globalement, la question de la véracité du drame des figures de l’Islam naissant. Je vous pose la question entre nous, mon cher ami. Macbeth, dernier roi effectif de l’Écosse indépendante, a-t-il tout aussi effectivement trucidé son prédécesseur le roi Duncan, en opérant comme le pâle séide de son épouse, Lady Macbeth, elle-même seule colonne vertébrale vivante et durillonne de l’Écosse sauvage? C’est historique ou c’est fictif ou on s’en tape? Vous me suivez? Quelle pertinence factuelle reconnaître au drame shakespearien? Sauf que surtout, la question se pose: quelle pertinence allouer à cette question-là même… cette quête fallacieusement distillante et niaisement positiviste de la ci-devant vérité historique? Il en est autant d’Aïcha qui, elle aussi, se donna à nous à travers des traces semi-légendaires et au sujet de laquelle la problématique cruciale n’est pas de l’ordre du que fit elle? mais bien de l’ordre du que signifie t’elle? D’où l’entière validité philosophico-herméneutique de votre question: que vous inspire ce personnage? Les faits historiques ou légendaires présentés dans mes deux chapitres La Nuit d’Aïcha et La Bataille d’Aïcha viennent des hagiographes musulmans. Ces péripéties sont retenues dans le canon musulman, si vous me passez la formulation. Mon regard, mon angle d’approche de la figure d’Aïcha, par contre, vise à faire ressortir la dimension féministe de la quête largement involontaire de la troisième épouse du Saint Prophète. Aïcha incarne pour moi la droiture civilisationnelle des femmes (de toutes les femmes, hein, pas seulement des musulmanes). L’innocence impromptue de sa fidélité maritale au sein du grenouillage potineux des médinois et des médinoises, son souci, plus tard de faire passer les meurtriers du calife Othman en justice et non de les gracier tapageusement, dans le style des vieilles confréries arabes SONT l’innovation de l’apport d’Aïcha. Ces deux traits, fidélité tranquille et sans mélange envers l’engagement marital, soucis articulé de justice sociale, nous donne Aïcha comme Femme, plus précisément comme Civilisation-Femme. Inutile de dire que, pour des siècles, les machos malodorants (et pas seulement les machos malodorants musulmans) n’ont voulu ni d’Aïcha ni de sa signification critique profonde.
Allan Erwan Berger: À partir du second tiers du recueil, votre vagabondage en terre d’islam vous amène à nous poser des questions malcommodes et à émettre quelques commentaires à propos des malentendus et incompréhensions qui mitent nos relations avec les musulmans. Ce n’est vraiment pas simple. C’est d’autant moins simple que peu de gens prennent la peine de s’informer, que tout est fait pour désinformer, et que l’on confond –par bêtise, par ignorance et par calcul– pratique religieuse avec coutume laïque. Dans ces conditions, comment un individu lambda, disons un téléspectateur un peu critique, peut-il arriver à démêler le mensonge pour ne plus en être infesté? Y-a-t-il des clés d’identification des malentendus qui permettraient par exemple de catégoriser ceux-ci, à partir de quoi l’on pourrait envisager de réfléchir plus sereinement sans avoir à se jeter bêtement sur la sordide épicerie des fabricants de problèmes?
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Discuter directement avec des musulmans reste la façon la plus assurée de se débarrasser de la couche d’intox et de propagande. Tout devient toujours plus simple entre nous, au troquet ou au marché, vous avez pas remarqué? Ce qu’il faut garder à l’esprit en conversant avec des musulmans c’est que ce ne sont ni des spécialistes de politique internationale, ni même des spécialistes de l’islam (le Coran leur est désormais presque aussi illisible que la Bible en latin). Mais leur naturel et leur traitement direct et frais de la réalité sociale ouvrent bien des yeux occidentaux, si ceux-ci ont eu la prudence élémentaire de laisser la condescendance au vestiaire. Mon chapitre intitulé Entretien avec une québécoise d’origine libanaise portant le voile exemplifie lumineusement ce genre de fructueux dialogue. Évidemment la première réaction de nos compatriotes musulmans et musulmanes quand on les approche ainsi est souvent une sorte de surprise amie. Je reviens d’un séjour à l’hôpital et j’ai eu des conversations hachées (ces travailleuses sont débordées) mais très intéressantes avec une infirmière d’origine marocaine, jeune mariée, ne portant pas le voile, et que nous appellerons Amina. Amina me disait qu’elle était heureuse en ménage avec un marocain qu’elle a connu à Montréal, dans le quartier où elle vit depuis son enfance, et qu’elle était professionnelle et que ni son mari ni son père ne lui dictait ses comportements. Cela me parut parfaitement convainquant. Elle me dit aussi: «Par contre vous, je vous trouve bien critique envers l’Occident. De la propagande malhonnête, il y en a dans tous les pays vous savez, au Moyen-Orient aussi». Respectueux de son regard critique sur son segment-monde d’origine, j’ai quand même été moralement obligé de lui dire ceci: «Amina, je vais devoir laisser les gens des pays dont vous parlez ici faire leur propre autocritique. Je ne peux pas faire leur autocritique pour eux, vous comprenez. Chacun a son bout de chemin à faire. On ne peut pas faire l’autocritique des autres. Donc moi, je m’occupe de l’autocritique des occidentaux, blancs, condescendants, outrecuidants, adipeux, et peu amènes. Car vous, vous ne savez pas comment pense un occidental, blanc, condescendant, outrecuidant, adipeux, et peu amène. Moi je le sais.» Cela a bien fait rire Garde Amina de m’entendre parler comme ça. Et je dois dire que, une fois de plus, j’ai appris plus sur mes compatriotes musulmans, en conversant avec cette infirmière au jour le jour, que devant n’importe quelle téloche. Clef d’identification des malentendus, vous me demandez? Conversons directement et ouvertement avec nos compatriotes musulmans. C’est aussi prosaïque que limpide et fort inspirant, même quand ce ne sont pas des gens savants avec qui on a la chance d’échanger.
Allan Erwan Berger: À propos de voile justement, je vous invite à commenter une décision qui confirme vos observations. En 2012, Cheikh Mustafa Mohamed Rached, professeur de droit islamique, a soutenu à l’université d’al-Azhar au Caire une thèse portant sur le caractère non religieux du port du hijāb (dans l’acception moderne du mot: voile). Après l’étude de la thèse du cheikh Mustapha, plusieurs spécialistes et théologiens ont conclu (juillet 2015) que son étude «approfondie des versets coraniques met un terme au débat autour de l’obligation ou non du voile». Le port du hijāb n’est pas un devoir islamique, mais se rattache à des pratiques de décence liées à la coutume, ce que confirme votre «Entretien avec une québécoise d’origine libanaise…» : pour elle, sortir sans foulard serait comme, pour vous, sortir en slip dans la ville. Voilà pour cette décision, qui libère les femmes d’un devoir, et leur reconnaît un droit. Des religieux, en étudiant précisément leur livre sacré, viennent ainsi d’amputer l’exercice de leur religion d’une de ses plus voyantes pratiques. Imaginons qu’un jour des exégètes démontrent que nulle part l’amour libre n’est interdit par les évangiles, en s’appuyant sur le personnage du «compagnon préféré de Jésus» ou sur la relation du Christ avec Marie-Madeleine: est-ce ainsi qu’une religion combat sa propre déréliction? En portant un regard froid et honnête sur son propre corpus prescriptif?
Paul Laurendeau (Ysengrimus): Les religions sont des dispositifs intellectuels bricolés. Ça, en partant, c’est un principe. Une religion, c’est gluant mais c’est mollet aussi, malléable, onctueux. C’est bien pour cela que ça colle et que ça s’adapte, s’ajuste et, conséquemment, perdure. Il est aussi lancinant de noter (je suis certain que, magnanime comme vous l’êtes, vous allez me pardonner ce truisme) que les religions sont solidement corrélées à des dispositifs autoritaires. Ceci n’est pas tout de suite évident d’ailleurs et quand on gratte un peu, on constate que l’autoritarisme des religions leur est souvent greffé au fil des phases historiques par des instances extérieures au mythe ou au fantasme, exploitant la naïveté des sectateurs. On peut joindre à votre très sympathique exemple libertin marie-magdaléen celui, plus criant et beaucoup moins marrant, du célibat des curetons. N’importe quel historien minimalement sérieux vous expliquera que le célibat obligatoire des hommes d’églises fut mis en place, dans le cadres très précis de la hiérarchie pyramidale médiévale, pour permettre à l’église, comme corps de pouvoir, d’éviter d’avoir à se taper un gros problème d’intendance récurrent dans le modèle royal (et ducal): celui de l’hérédité des charges. Sans héritier, un chanoine ou un évêque léguait tout son avoir à l’église et ne la turlupinait pas sans fin pour que fiston ramasse le diocèse (alors que les rois et les ducs se battaient constamment pour positionner dans les marches dangereuses ou dans les charges administratives sensibles des hommes compétents plutôt que leurs rejetons). Il n’y a rien dans les textes sacrés sur cette question du célibat ecclésiastique, zéro, nada. C’est un artéfact moyenâgeux cardinal (avec calembour) qui ne disparaîtra effectivement que chez les réformés portés par le vent nouveau du monde marchand et du capitalisme commercial. Ouvrons collectivement les yeux une bonne fois. L’explication des problèmes religieux n’est jamais vraiment religieuse. Elle est matérielle, historique et sociale. Et à mes petits chrétiens ethnocentristes qui chialent constamment contre l’islam de nos compatriotes sans regarder dans leur propre cours, je me dois de répéter cette petite ritournelle de Jésus qu’on oublie constamment parce que ça fait tant tellement notre affaire de ne pas trop la laisser nous influencer dans un sens autocritique. Que celui dont l’ardoise est propre lance la première pierre…
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Paul Laurendeau (2015), L’islam, et nous les athées, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.
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Source: Lire l'article complet de Les 7 du Québec