par Karine Bechet-Golovko.
Au début de la crise, le Gouvernement a lancé de grandes vagues de consultations, qui outre la campagne nationale de Macron, se sont concrétisées en diverses mesures, sans évidemment aucune portée politique, mais qui devaient permettre de gagner du temps et d’évacuer le surplus de vapeur dans la partie « tranquille » de la population. En jouant sur les associations d’idées révolutionnaires – les Gilets Jaunes se voulant révolutionnaires, mais sans prendre le pouvoir – Macron a transposé sur le plan de l’imitation un mécanisme politique. Ainsi, la population a pu écrire des cahiers de doléances – que personne n’a jamais lus. Et pourquoi les élites prendraient-elles le temps de les lire, alors qu’elles sont en place justement pour réaliser cette politique, si les Gilets Jaunes, finalement, ne veulent pas prendre le pouvoir ?
Il y a un an de cela, comme le rappelle France Inter, des maires déposaient en Préfecture des cahiers de doléances citoyennes. Près de 10 000 cahiers. Concrètement, les gens ont écrit souvent sur de simples cahiers à spirales, mis à disposition dans les mairies, leurs problèmes, ce qui à leur avis ne fonctionne pas dans le pays. Parfois aussi leur tragédie personnelle.
S’il s’est agi d’un grand cri de désespoir, c’était aussi une vague d’espoir. Espoir, un peu naïf, que la politique mise en œuvre ne fonctionne pas dans l’intérêt de la population, parce que les élites politiques ne sont pas au courant. Espoir qu’il suffit de leur dire à quel point l’on souffre, leur dire ce qui ne va pas au quotidien, pour qu’elles réalisent et prennent ensuite les bonnes décisions. Espoir que justement ces élites ne mettent pas en œuvre le programme pour lequel elles sont en place, mais qu’elles aient commis une erreur. Espoir. Presque une prière.
Or, non seulement ces tonnes de feuilles n’ont pas été lues, mais elles ont simplement été numérisées à la BNF et renvoyées en Préfecture aux archives. Maintenant, les scientifiques râlent, parce que les textes ont été enregistrés sous forme d’image et que les programmes ne peuvent pas automatiquement traiter ces textes, les classer, etc. Bref, quelle horreur, il faudrait les lire et personne ne semble en avoir eu l’intention.
Donc, pour résumer, non seulement les politiques n’ont pas pris la peine de lire les cahiers de doléances (et ne semblent en avoir jamais eu l’intention), mais les universitaires eux-mêmes trainent la patte, car il y en a trop. Ils ont tous oublié que la numérisation ne remplace pas la lecture … Or, rappelons quand même que les gens qui ont versé par écrit leur douleur ne pensaient pas participer à une grande étude sociologique. Ils voulaient très concrètement faire passer un message au pouvoir. Ils attendaient une réponse politique, pas une étude de société par des laboratoires de recherche. Non seulement ces Cahiers n’ont conduit à aucune attention humaine envers une population qui souffre, mais les gens ont été transformés en souris de laboratoire, en objets d’étude.
Ce pouvoir qui n’a fait que gagner du temps et épuiser la douleur des gens. Sans même avoir la moindre volonté de résoudre leurs problèmes. Puisque cela impliquerait un changement de cap idéologique. Or, l’on ne change pas de cap idéologique avec des manifestations pacifiques, même pendant des années. Le pouvoir se permet aujourd’hui de ne tenir compte ni des doléances, ni des manifestations, car il sait pertinemment que ces mouvements ne présentent strictement aucun danger politique, autrement dit qu’il ne remet pas en cause son existence.
Et la durée, la permanence du conflit permet au pouvoir de légitimer avec le temps une autre configuration de gouvernance, intégrant ce conflit même comme une donnée. Puisque les sociétés néolibérales ne peuvent fonctionner sans conflit, elles l’intègrent – et le digèrent. Pour ne rien changer.
source : http://russiepolitics.blogspot.com/2020/02/gilets-jaunes-ces-cahiers-de-doleances.html
Source: Gilets Jaunes – Ces cahiers de doléances que personne n’a l’intention de lire