Entretien de Maxence Smaniotto avec la revue Rébellion.
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Rébellion : Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabagh est peu et mal connu en dehors de ceux qui s’y intéressent. Pouvez-vous nous le présenter succinctement ?
Maxence Smaniotto : Un certain nombre de conflits dits post-soviétiques préexistaient à l’URSS et étaient déjà présents pendant l’époque tsariste – et même avant dans certains cas. Le conflit du Haut-Karabagh fait partie de ces cas.
Le Haut-Karabagh est une région montagneuse habité d’Arméniens depuis plusieurs millénaires qui fut occupée tour à tour par les Perses, les Arabes du Califat, les Mongols, les Ottomans et les Russes. Ces occupations furent toujours infructueuses du fait des nombreuses révoltes de la part des Arméniens, ce qui obligea ces empires si puissants à octroyer des autonomies assez larges au Haut-Karabagh. Cette autonomie fut maintenue même sous l’Union soviétique, ce qui explique en partie les origines du conflit tel qu’on le connaît aujourd’hui.
C’est en 1918, en pleine décomposition de l’Empire russe, après l’épouvantable génocide de 1915 et un contexte catastrophique et très chaotique pour le Caucase, que naît la République démocratique d’Arménie. Il s’agit de la première entité étatique arménienne depuis plus de six cent ans. De l’autre côté, l’Azerbaïdjan, pays peuplé de ce qu’à l’époque on appelle les Tatares, donc des populations turcophones musulmanes mais chiites, voit également le jour. La question du Haut-Karabagh est là, entre les Azerbaïdjanais et les Turcs qui rêvent d’un immense empire turcique s’étendant des Balkans au Xinjiang.
Des massacres d’Arméniens eurent lieu dans ce territoire appartenant aux Arméniens mais disputé par les Azerbaïdjanais. Cela durera jusqu’à l’arrivée des Bolcheviques en 1920, qui envahirent le Caucase et soviétisèrent la région. Certains groupes arméniens tentèrent une résistance contre les communistes, notamment dans le sud de l’Arménie ; cela leur coutera cher. Initialement favorable à céder le Haut-Karabagh à la RSS d’Arménie, Moscou décida enfin de placer ce territoire dans la RSS d’Azerbaïdjan en 1921, mais avec un statut d’autonomie, créant ainsi l’oblast autonome du Haut-Karabagh. Le choix de donner ce territoire à la RSS d’Azerbaïdjan fut dictée par deux motifs principaux. Tout d’abord, pour punir les Arméniens d’avoir résisté à la soviétisation. Et ensuite pour des raisons stratégiques : en effet, Mustafa Kémal Atatürk était en passe de gagner la guerre contre les forces grecques et de repousser Français et Anglais, qui occupaient des parties du territoire turc. Son projet d’instaurer une République inspirée de la Révolution française, laïque, moderne et centralisée suscitait les sympathies de la jeune Union soviétique, alors en quête d’alliés. Afin de tenter de nouer des relations durables avec la Turquie kémaliste, l’URSS leur céda des territoires arméniens précédemment incorporés dans l’Empire russe, c’est-à-dire les villes d’Ardahan, Igdir et, surtout, Kars, et donnèrent le Haut-Karabagh à leurs « frères » turcophones d’Azerbaïdjan.
C’est Staline, alors Commissaire du peuple pour les nationalités au sein du Bureau caucasien qui prit cette décision. Ce fut un mauvais calcul : la Turquie kémaliste avait besoin du support russe dans sa guerre contre les forces occidentale, et une fois la guerre gagnée, elle se détourna aussitôt de l’URSS pour nouer des liens étroits avec ses anciens ennemies, y comprit la Grèce.
L’oblast autonome du Haut-Karabagh, peuplé alors à 94 % d’Arméniens, naquit dans ce contexte extrêmement complexe. Il faut dire que le territoire resta calme pendant plusieurs dizaines d’années, avec la population arménienne et azerbaïdjanaise globalement en bons rapports ; c’est ce qui me fut rapporté aussi par des vieux de là-bas, mais les tensions étaient toujours présentes. Ce fut avec la décomposition du système soviétique dans les années 1980 que les conflits prirent de l’ampleur, les Arméniens voulant s’émanciper de la tutelle azerbaïdjanaise qui se faisait toujours plus contraignante. C’est à cette époque qui naissent les premiers mouvements pour exiger de Moscou une ratification des frontières et le rattachement de l’oblast à la RSS d’Arménie.
Des affrontements eurent alors lieu au Haut-Karabagh, ce qui provoqua des pogroms anti-arméniens dans plusieurs villes azerbaidjanaises, notamment à Sumgaït en février 1988, où trouvèrent la mort une trentaine de civils, et à Bakou en janvier 1990, où les morts officiels furent 90. Cela entraîne une inévitable spirale de violences qui aboutiront à la création de milices armées arméniennes et à l’envoie, de la part de Moscou, de l’armée afin de pacifier l’oblast, qui déclara son indépendance le 2 septembre 1991. En janvier 1992 l’aviation azerbaïdjanaise commença à bombarder la capitale du Haut-Karabagh, Stepanakert. C’est là que la vraie guerre démarra.
Elle sera gagnée par les troupes arménienne, initialement très mal équipée et mal organisées, mais luttant pour la survie de leur peuple. D’unités d’auto-défense, elles évolueront rapidement en une armée bien coordonnée et décidée. Ces troupes arriveront non seulement à repousser l’armée azerbaïdjanaise et ses mercenaires de la plupart des territoires du Haut-Karabagh, mais même à envahir et occuper sept districts azerbaïdjanais. Cela leur permit de créer une continuité territoriale avec l’Arménie, qui n’était officiellement pas entrée en guerre mais qui fournissait bien entendu les Arméniens du Haut-Karabagh en armes, médicaments et volontaires.
Un cessez-le-feu fut signé en été 1994, et depuis la situation est restée suspendue. Le Haut-Karabagh s’est constitué en État qui n’est pas reconnu au niveau international mais qui est doté d’une armée importante, d’un système social somme toute performant, d’une industrie et d’élections. Une organisation de l’OSCE, le Groupe de Minsk, fut crée en 1992 afin de rechercher une solution pacifique au conflit. Le groupe est coprésidé par la Russie, les États-Unis et la France, et inclus d’autres membres aussi, dont… la Turquie, qui soutient officiellement l’Azerbaïdjan [1]. Aucun accord de paix n’a été trouvé, et les deux armées se juxtaposent depuis désormais presque trente ans, génération après génération.
Le Haut-Karabagh, appelé aussi Artsakh depuis 2017, est donc un État à tous les effets. Quelles sont ses caractéristiques principales ? Et sa politique interne et externe ?
Sa caractéristique principale est celle d’être un État non-reconnu au niveau international, exactement comme la Transnistrie, l’Ossétie du Sud ou l’Abkhazie, même si en réalité ces deux derniers pays sont reconnus par une poignée de pays alliés de la Russie. Cela ne lui a pas empêché de se révéler un pays à l’économie performante, avec un taux de croissance de 9% en 2019. Les années d’après-guerre furent très difficiles ; les oligarques locaux se partageaient les gâteaux de la victoire au détriment de la population civile. Il faut cependant avouer que cela a bien changé depuis quelques années, avec des salaires plus importants et de gros investissements de la part de l’État dans le bâtiment et dans les infrastructures, outre que dans l’exploitation de mines d’or et de cuivre. La diaspora arménienne envoie pas mal d’aides pour le développement de ce pays qui présente encore énormément de stigmates des affrontements de jadis.
La population est de 150 000 habitants, dont un tiers vit à Stepanakert, la capitale, qui accueil la quasi-totalité des ministères et de l’activité économique. Ils sont chrétiens, de l’Église apostolique arménienne, et leur histoire tourmentée, à la frontière de l’Asie et du monde musulman, a participé à créer une idée d’eux-mêmes comme « peuple d’exception ». La religion ne semble pas jouer un rôle primaire dans le conflit, mais il reste néanmoins un marquer identitaire qui participe à définir leur identité en un contexte caractérisé par de multiples invasions et risques de disparition.
L’armée joue un rôle fondamental, bien évidemment. Le Haut-Karabagh est un pays qui se fonde sur le concept de « peuple en armes ». Chaque citoyen mâle doit servir deux années et peut être rappelé à n’importe quel moment si des affrontements ont lieu à la frontière. Il s’agit d’une vraie armée populaire, où chacun se mobilise si besoin il y a, y comprit les femmes. Il ne faut en effet pas oublier que pendant la guerre de libération de 1992-1994, un certain nombre de femmes s’engagèrent comme infirmières ou snipers, et certaines périrent au front.
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Nous arrivons aux récents affrontements. D’importants accrochages avaient déjà eu lieu en juillet entre les forces armées arméniennes et azerbaïdjanaises. Que se passe-t-il au Haut-Karabagh en ce moment ?
Oui, les échanges de tirs et des accrochages tout au long de la frontière sont quotidiens depuis toujours, mais là c’est différent.
Les affrontements actuels sont extrêmement sérieux. L’Azerbaïdjan a attaqué dans la nuit du 27 septembre, sur toute la frontière du Haut-Karabagh, avec l’aviation, des drones et de l’artillerie lourde, frappant Stepanakert – une première depuis les combats des années 1990. Ces affrontements sont d’autant plus graves que les Azerbaïdjanais ont commencé à bombarder des villages et villes dans le territoire arménien, marquant par là leur volonté de frapper partout. Dans le soir du 1er octobre, l’anti-aérienne arménienne est arrivée à abattre à la dernière minute un drone azerbaïdjanais à seulement 20 km d’Erevan, la capitale arménienne. Des djihadistes syriens recrutés par les Turcs sont envoyé combattre au Haut-Karabagh dans les rangs de l’armée azerbaïdjanaise, où le commandement turc se fait, parait-il, chaque jour plus présent – et contraignant.
Cette nouvelle guerre est à insérer dans un contexte beaucoup plus large, marqué par le panturquisme d’Ankara et sa volonté de défier la Russie et l’Europe. Ils l’ont récemment montré avec la crise grecque, en envoyant des soldats en Libye et en faisant de Sainte-Sophie une mosquée à nouveau. De l’autre côté, l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliyev tente de sauver son régime de la contestation populaire. Je rappelle qu’en juillet 2020, lors des affrontements entre l’armée azerbaïdjanaise et celle arménienne dans le nord-est de l’Arménie, des manifestants azerbaïdjanais avaient tenté de forcer le palais du parlement afin de pousse le gouvernement à s’engager en une guerre totale pour récupérer, selon leur point de vue, les territoires du Haut-Karabagh.
La situation varie souvent. Cela fait une semaine que les deux pays se livrent bataille, avec les armées arméniennes et du Haut-Karabagh qui résistent à outrance, détruisant un grand nombre de tanks, drones et hélicoptères azéro-turcs. Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni mardi. Les déclarations et les condamnations à l’agression azéro-turque fusent, mais les Arméniens s’attendent à des actes plus concrets que des mots. La population du Haut-Karabagh est sous les bombes, les enfants et leurs mères se réfugient dans des refuges souterrains, comme pendant la guerre de 92-94. Ce ne sont pas des simples déclarations qui vont les protéger, il faut que les actes suivent.
Quels sont les enjeux de ce conflit ? Le nombre d’acteur impliqué paraît très important, pourquoi ?
Il y a plusieurs enjeux, d’ordre non seulement politiques mais également économiques et civilisationnels. L’Arménie et le Haut-Karabagh se trouvent au milieu d’une zone traditionnellement incontournable pour les liens entre l’Europe et l’Asie. Tous les grands empires de l’Histoire ont dû passer par là, et ce n’est pas un hasard si les territoires arméniens ont toujours été envahis et dépecés. Les relations entre l’Arménie et l’Iran sont excellentes en dépit des différences religieuses, car elles sont conscientes d’avoir une histoire en commun qui n’a pas toujours été mauvaise – au contraire. Les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran sont au contraire très tendues, Bakou accusant Téhéran de fomenter les mouvements chiites dans le pays afin de renverser le régime républicain laïc, tandis que Téhéran voit d’un mauvais œil les appétits expansionnistes azerbaïdjanais qui considèrent le nord de l’Iran, habité en grande partie par des Azerbaïdjanais, comme un territoire à annexer. Effectivement, des mouvements sécessionnistes azerbaïdjanais sont encore aujourd’hui actifs dans le nord de l’Iran, et soutiennent la création d’un « Grand Azerbaïdjan ».
La frontière entre la Turquie et l’Arménie est fermée et militarisée, et Ankara supporte officiellement Bakou en une perspective pan-turque. Pour cela, ils utilisent l’expression « Deux nations, un seul peuple ». Un immense oléoduc, le BTC, a origine dans les champs pétrolifères de Bakou, passe par la Géorgie (où réside une très grosse communauté azerbaïdjanaise), descend en territoire turc (le Kurdistan turc) et termine son parcours dans la ville portuaire de Ceyhan, d’où le pétrole est acheminé vers l’Europe. Le BTC passe à seulement quelques kilomètres de la ligne du front, et très près de la frontière avec l’Arménie.
Les implications géopolitiques sont aussi immenses. L’Arménie fait partie de l’Union économique eurasiatique à guide russe, et, surtout, de l’Organisation du traité de sécurité collective, sorte d’OTAN à guide russe et qui pourrait être appliquée si l’Azerbaïdjan ou la Turquie attaquent le territoire internationalement reconnu de l’Arménie avec le but de l’envahir.
L’Arménie fait donc partie, et avec elle le Haut-Karabagh, d’un projet de cohérence eurasiatique qui a dû mal à se construire du fait des agissements non seulement de la Turquie, deuxième armée de l’OTAN et État qui occupe le nord de Chypre et de la Syrie, mais également par les États-Unis, qui ne souhaitent surtout pas voir surgir une alliance économique, politique et militaire entre l’Europe et l’Asie. Les nouvelles routes de la soie passent par le Caucase aussi…
La position stratégique de l’Arménie et du Haut-Karabagh explique largement le grand nombre d’acteurs présents dans ce conflit qui est considéré à tort comme marginal.
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Source: Lire l'article complet de Égalité et Réconciliation