« Les ouvriers sont venus mi-août 2018, alors que nous étions en vacances. En trois jours, ils ont érigé cette antenne de 35 mètres de haut, qui nous ruine la vie. » Paolo [1] vit au sommet d’une colline, dans le village de Pagliare di Sassa, dans la banlieue de L’Aquila, au centre de l’Italie. « Depuis l’installation, poursuit-il, nous avons tous des maux de tête quand nous sommes à la maison, notre vue s’est mise à baisser et nos appareils ménagers ne fonctionnent plus, sans raison apparente. »
La maison de Paolo se trouve en amont des résidences érigées à marche forcée après le tremblement de terre qui a ravagé la région en 2009 et tué 309 personnes – 65 000 autres se sont retrouvées sans abri. Construites avec des matériaux bas de gamme, certaines résidences, devenues dangereuses, ont déjà été abandonnées par leurs habitants. D’autres familles, faute de moyens, ont dû rester dans les habitations délabrées. À la tragédie des laissés-pour-compte du séisme est venue s’ajouter la construction d’une antenne 5G : la région a été choisie comme zone d’expérimentation de la nouvelle technologie, qui enthousiasme le gouvernement italien. Mais les sinistrés et les villageois n’ont pas dit leur dernier mot.
« Nous ne voulons pas être transformés en rats d’un laboratoire à ciel ouvert ! »
Nous sommes le 2 décembre 2018, sur la place de l’église de L’Aquila. Plusieurs signataires d’une pétition demandant à la municipalité d’enlever l’antenne 5G se sont donné rendez-vous. Ils sont presque 1900 ingénieurs, docteurs et citoyens de la région à l’avoir signée. Gianmaria Umberto, une médecin, fait partie des signataires : « Nous avons déjà eu le drame du tremblement de terre, nous ne voulons pas être transformés en rats d’un laboratoire à ciel ouvert ! » Giulio Pace, président de l’association Creonlus, qui coordonne le comité de résistance local, précise qu’une première antenne a été installée en 2009 pour rétablir les lignes téléphoniques en urgence après le tremblement de terre. « Elle devait rester six mois, raconte-t-il. Puis la période a été rallongée de six mois, et ainsi de suite. »
Le pylône finira par rester neuf ans : il y a deux ans le maire de l’époque, Massimo Cialente, a fait voter une résolution confirmant son installation définitive. « Et maintenant, nous avons ce nouveau monstre qui arrive, ouvrant la voie à la transition vers la 5G », s’indigne Pace. Les citoyens de L’Aquila ont désormais deux antennes dans le paysage, à seulement… deux mètres de distance.
Le maire actuel, Pierluigi Biondi (du parti d’extrême-droite Frères d’Italie), se défend en assurant que « toutes les parties impliquées ont donné leur accord » pour l’antenne 5G. L’édile fait référence à la consultation qui s’est déroulée entre la « super-intendance » (bureau chargé de la protection du patrimoine historique où se trouve l’antenne) et l’agence sanitaire locale, ainsi qu’avec l’agence Arta, chargée de mesurer l’exposition aux ondes électromagnétiques.
Une antenne inamovible
Aucun de ces trois acteurs ne s’était alors opposé à l’édification. Et pour cause : « L’Arta est venue relever les niveaux d’émissions à 10 h du matin, explique le président du comité de résistance local, quand les gens sont au travail et que le chargement d’onde est moins élevé, et n’a pas laissé l’appareil de mesure durant 24 heures, comme l’exige la loi. » De son côté, le superintendant déclare qu’il pensait que c’était la seule solution pour que les habitants de la région puissent conserver un réseau de téléphonie après le tremblement de terre. Il a depuis envoyé une lettre à la mairie suggérant de déplacer l’antenne à un autre endroit. Quant à l’Agence sanitaire locale, elle a finalement appelé à la prudence, en publiant un avis sans appel : « Il ne faut pas rester près de l’antenne plus de 4 heures et, quoi qu’il arrive, il est préférable, au nom du principe de précaution, de la déplacer. »
Au final, le 28 février 2019, le conseil municipal à été contraint de voter le déplacement de l’antenne sous 30 jours dans un « endroit alternatif ». Le comité local de résistance avait en effet dégoté un argument imparable : dans la précipitation de l’installation, la mairie avait oublié d’inclure l’antenne dans le plan local d’urbanisme, ce qui est illégal.
Mais, hélas, depuis la décision communale de février 2019, rien n’a changé à L’Aquila. Il y a eu entre temps des élections européennes, puis régionales, puis le gouvernement italien a changé, mais l’antenne de la honte, haute de 35 mètres, est toujours là, entre les maisons de la belle colline de Pagliare di Sassa.
Ruée sur la 5G
Dans la région, la guerre contre la 5G est loin d’être gagnée. « D’ici la fin de l’année, sept antennes seront installées à L’Aquila », précise Lucio Fedele, chef opérateur du constructeur chinois ZTE, qui a ouvert son centre européen de recherche sur la 5G dans la ville, capitale de la région des Abruzzes, où vivent environ 72 000 personnes. Ce n’est que le début : d’après nos informations, les géants italiens des télécoms prévoient d’installer dans la région une nouvelle antenne… tous les cent mètres. Il ne s’agit pas des mêmes constructions qu’à L’Aquila, mais d’antennes relais plus petites qui vont constituer l’essentiel des mailles du réseau.
« Pour cette seconde phase, nous suivrons la demande. Nous procéderons progressivement », promet Stefano Takacs, directeur des opérations chez Wind Tre, l’opérateur de télécommunications en charge des tests 5G à L’Aquila. En Italie, comme dans toute l’UE, la 5G est considérée comme une extraordinaire opportunité de relance économique et de création de nouveaux emplois [2]. Tout a d’ailleurs plutôt bien commencé avec la mise aux enchères des fréquences 5G qui ont battu tous les records européens. Les opérateurs ont dépensé 6,5 milliards d’euros (contre 1,36 milliard au Royaume Uni et 1,41 milliard en Espagne) pour les acquérir. Des sommes astronomiques qui vont permettre de réduire la dette publique italienne. Mais l’industrie des télécoms s’attend bien évidemment à un retour sur investissement…
Le gouvernement ne s’est pas fait prier pour expérimenter la 5G. Dès 2017, Rome a désigné cinq villes test : L’Aquila, Bari, Milan, Prato et Matera. Pour développer les réseaux, les entreprises ont mis la main à la poche, en partenariat avec des PME locales et des universités, tout en profitant de municipalités très favorables à ces nouvelles installations. La Société internationale des médecins pour l’environnement a bien tenté de demander une étude sur l’impact environnemental et humain de la 5G, auprès du ministère de l’Environnement, mais cette requête est restée lettre morte. Une enquête a finalement été lancée par la Chambre des députés en 2018, au sein de sa commission Transport et Télécoms. Les premiers invités : Vodafone, Tim et Fastweb. En Italie, bien rares sont ceux qui ont intérêt à freiner le train de la 5G.
Les petites communes résistent
Les seules qui se révoltent sont des petits communes, entre 10 000 et 50 000 habitants. Marsaglia, à 100 kilomètres de Turin, a été la première à voter contre toute expérimentation de la 5G « au nom du principe de précaution », explique sa maire, Franca Biglio, également présidente de l’Association des petites mairies en Italie. « Nous ne savions en rien que nos communes avait été choisies pour les tests 5G, alors ne nous parlez pas d’opportunités. C’est ridicule. » Aucune antenne ne pourra désormais être installée à Marsaglia.
Après le Piémont, la révolte des petites communes s’est élargie à toute la botte italienne : San Gregorio Matese et Scanzano Jonico en Campanie, Cogne près d’Aoste, Cervia près de Ravenne, Caorle en Vénétie ou encore en Sardaigne, Emilie, Calabre, les mairies revendiquent leur responsabilité dans la gestion des risques sanitaires pour leurs citoyens et demandent au gouvernement d’arrêter les expérimentations 5G. À ce jour, 13 communes italiennes choisies par le gouvernement de Rome pour les expérimentations ont dit non à la 5G. 70 autres communes ont voté une motion s’interrogeant sur les risques de la 5G.
Un appel de 60 porte-paroles d’administrations locales a été présenté au parlement italien lors d’une conférence contre la 5G en juin 2019. Le paradoxe dans cette histoire est que la base du Mouvement 5 étoiles demande la fin de la 5G à un gouvernement… dont le principal parti est ce même Mouvement 5 étoiles ! Même une section de la ville de Rome – la zone XII – a récemment voté contre les expérimentations 5G, mettant dans l’embarras la maire 5 étoiles de Rome, Virginia Raggi.
Tout ceci reste pour l’instant une goutte d’eau dans l’océan de consommateurs italiens très accros à leurs smartphones. L’Italie est le troisième pays au monde en termes de présence des téléphones
mobiles (83% de pénétration du marché) après la Corée du Sud et Hong Kong. Un Italien moyen passe deux heures par jour sur les réseaux sociaux et deux heures sur son téléphone portable. De quoi réjouir les entreprises de télécommunication, toutes privées dans le pays, qui s’affrontent pour ce marché très lucratif.
Seules quelques voix ont commencé à s’élever pour alerter sur les dangers potentiels des ondes électromagnétiques. C’est le cas de l’Amica (As- sociation pour les maladies chroniques et liées aux contaminations environnementales) à Turin, qui lutte contre l’antenne installée en plein milieu de la ville par l’opérateur Tim, avec l’accord de la municipalité : « L’expérimentation sur des êtres humains est interdite et devrait être considérée comme un crime contre l’humanité », estime sa porte-parole Francesca Orlando. Et si, les maires des petites communes s’organisent depuis le terrain, certains magistrats ont lancé la bataille judiciaire pour faire reconnaître la dangerosité des ondes électromagnétiques au plus haut niveau.
Les juges tracent la voie d’une jurisprudence
L’Italie est déjà le premier pays d’Europe à compter trois jugements établissant un lien de causalité entre l’utilisation de téléphones portables et le développement de tumeurs au cerveau. « Alors que le principe de précaution semble disparaître des discours politiques, les juges l’utilisent de plus en plus. Ils donnent l’exemple aux politiciens et leur montrent la voie à suivre en ce qui concerne les radiations électro-magnétiques », affirme le biologiste italien Angelo Levis, président de l’Association pour la prévention et la lutte contre les radiations électromagnétiques (APPLE).
C’est ainsi qu’en 2012, à Brescia, près de Milan, un ancien cadre a obtenu la reconnaissance d’une maladie du travail et d’un handicap à 80 % causé par une tumeur. Les juges ont estimé qu’elle était la conséquence de l’utilisation prolongée de son téléphone, auquel il était suspendu plusieurs heures par jour. En 2017, un tribunal d’Ivrea a requis le paiement d’une indemnité à vie à un ancien employé de Telecom Italia qui utilisait son téléphone trois à quatre heures par jour. « Le but, tout comme le combat contre les multinationales du tabac, est d’attaquer les fabricants de téléphone et les distributeurs, explique l’avocat Stefano Bertone, impliqué dans le procès d’Ivrea. Mais nous devons avancer pas à pas : l’opinion publique reste très favorable aux smartphones et aux applications numériques. »
Fort de cette victoire, l’avocat, avec l’association APPLE, a décidé en 2018 d’attaquer devant les tribunaux administratifs les ministères de la Santé, de l’Environnement, de l’Éducation et du Développement économique. Motif ? Ils n’ont pas correctement informé les Italiens sur les risques liés aux ondes électromagnétiques, comme l’exigeait pourtant la loi italienne de 2001 sur la « Protection contre les champs électromagnétiques ». Ils ont fini par avoir gain de cause au tout début de l’année 2019. À travers une décision qui devrait faire date en Europe, le tribunal administratif a condamné trois ministères sur les quatre poursuivis. Les juges ont assorti cette décision de l’obligation de mettre en place, dans un délai de 6 mois, une campagne d’information sur les risques liés à l’utilisation des téléphones portables et du Wi-Fi. L’avocat n’a pas l’intention de s’arrêter là : « Bientôt, nous serons prêts à attaquer toute l’industrie en justice. »
Maria Maggiore, Investigate Europe
Cet article est extrait de Villes contre multinationales, publié par l’Observatoire des multinationales et ses partenaires du réseau européen ENCO, un recueil d’articles inédits écrits par des militants, des journalistes, des élus et des chercheurs de divers pays européens, offrant un panorama d’une confrontation qui se joue dans de nombreux secteurs, de la privatisation de l’eau à Uber et Airbnb.
Version actualisée d’un article publié initialement par Basta ! en mai 2019.
« Villes contre multinationales » est publié dans le cadre de la collection Passerelle de ritimo. Plus d’informations ici, notamment pour obtenir une version imprimée.
D’autres articles extraits de cette publication sont progressivement mis en ligne ici.
Photos : © Maria Maggiore
Maria Maggiore, journaliste, traite des affaires européennes depuis Bruxelles pour le quotidien italien La Stampa, Radio Popolare et la chaîne Euronews. Elle fait partie du collectif Investigate Europe.
Source: Lire l'article complet de Mondialisation.ca