Le spectre des Frères musulmans hante l’Europe. Administrations, entreprises, partis, associations, écoles, centres de soins, syndicats…, la menace de leurs réseaux tentaculaires serait partout. Tel est le point de départ de l’argumentation que déroule Florence Bergeaud-Blackler. Une vision paranoïaque au service d’un traitement policier du fait musulman en France et en Europe.
« Tout vient du Juif, tout revient au Juif. Il y a là une véritable conquête, une mise à la glèbe de toute une nation par une minorité infime, mais cohésive […] ». Au fil de la lecture de Le frérisme et ses réseaux, la référence au pamphlet antisémite d’Édouard Drumont, La France juive (1885), dont sont extraites ces lignes, s’imposent de manière troublante.
Et pour cause, Florence Bergeaud-Blackler partage avec Drumont une intention, une forme, et une méthode : dénouer dans la société l’élément « frériste » — qui était naguère l’élément juif. Tous deux racontent l’histoire de la France sur le mode tragique. Tous deux relèvent la difficulté de la tâche : l’œuvre du « frériste » est toujours cachée, il est malaisé de déterminer précisément où elle commence et où elle finit (p. 68). « Tout d’abord, écrit quant à lui Drumont, l’œuvre latente du Juif est très difficile à analyser, il y a là toute une action souterraine, dont il est presque impossible de saisir le fil ». En somme, un grand complot contre la civilisation occidentale.
À l’instar d’un Drumont, qui a voulu de son propre aveu décrire la « conquête juive », Bergeaud-Blackler se propose d’étudier la « conquête islamique », dont la visée n’est autre que « l’instauration d’une société islamique mondiale ». À chacun son ennemi mortel. Mais la chercheuse au CNRS avertit : « Parler de programme ou de plan, c’est s’exposer à être taxé de complotiste ». À rebours d’une « croyance sans démonstration que l’action concertée et dissimulée d’un groupe détermine le cours des événements », elle présente ainsi sa démarche :
« [J]’établis sur une base factuelle des liens entre des causes actives et des effets, je décris un mouvement intelligent, discret et secret, dans son contexte historique, j’analyse son programme, sa vision, l’identité qu’il s’attribue, ses alliances et les opportunités qu’il saisit pour exister et se maintenir depuis plus d’un siècle. »
En guise de démonstration, l’ouvrage prend les allures d’un gigantesque répertoire de personnalités musulmanes et d’acronymes d’institutions islamiques. La référence à La France juive s’impose là encore. Drumont a voulu faire un « classement préparatoire » (à quoi ?), et son livre se présentait déjà comme un annuaire décousu. Une déroutante litanie de noms de juifs opérant dans telle société, tel ministère, tel secteur d’activités, etc., à laquelle il faut ajouter celle de leurs affidés, en particulier francs-maçons.
Présenté comme une recherche universitaire sérieuse, Le frérisme et ses réseaux est un ouvrage polémique, salué comme il se doit par Sud Radio, Marianne, Le Figaro, Le Point ou encore Cnews. Un livre au service d’une vision répressive de l’islam, où l’analyse des textes fondateurs de la confrérie des Frères musulmans le dispute à la confusion la plus totale. En témoignent notamment l’usage fréquent dans l’ouvrage de l’expression « fréro-salafiste », le classement du rappeur Booba parmi les propagateurs d’un violent suprémacisme islamique, ou encore la connexion faite entre Youssouf Al-Qaradaoui et le « mouvement décolonial indigéniste des années 2000 ».
Florence Bergeaud-Blackler ne cherche pas, elle combat, et n’hésite pas pour cela à citer des fonctionnaires de la sécurité et des agents de la CIA. Le titre de la préface de Gilles Kepel donne le ton : « Le frérisme d’atmosphère ». Après le « jihadisme d’atmosphère », voici sa variante « frériste ». Un titre bien trouvé en ouverture d’un livre au propos gazeux.
« Frérisme », la construction d’un objet
[…]
À défaut d’une généalogie sérieuse du mouvement des Frères musulmans, le livre se veut avant tout une « synthèse de l’idéologie frériste en Europe ». Pour cela, l’autrice construit un objet d’étude, le « frérisme », carburant en Europe de toutes les théories du complot. À plusieurs reprises, elle affirme qu’il ne s’agit ni d’un parti politique, ni d’une école théologique, mais d’un système d’action :
« De la lecture des premières épitres d’El-Banna il est possible de décrire les trois axes du système d’action du frérisme, toujours à l’œuvre aujourd’hui : proposer une vision, une identité et un plan afin de mettre en marche le mouvement islamique qui devra accomplir la prophétie califale, c’est-à-dire l’instauration de la seule société humaine possible, la société islamique. » (p. 41-42)
La vision est celle d’un islam suprémaciste, revanchard et désireux de restaurer un passé glorieux. L’identité est sans altérité, le non-musulman devant être converti ou éliminé. Quant au plan, le frérisme s’attachera surtout à le mettre en œuvre en Europe, à partir des grands mouvements migratoires du XXe siècle. Pour cela, il procèdera sans surprise par infiltration. L’autrice convoque dans son livre tout le champ notionnel de la ruse : entrisme, noyautage, dissimulation, manipulation, pénétration, emprise, secret, déni, mensonge, double discours… Cette réappropriation des poncifs sur l’Oriental perfide et intrigant n’étonne guère. « L’animosité antisémite populaire est passée en douceur du Juif à l’Arabe, écrit Edward Said, puisque l’image est presque la même ».
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