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par Daniel Arnaud
Lorsque, le 24 février 2022, les forces militaires russes ont franchi la frontière de l’Ukraine, j’étais à Saint-Pétersbourg. J’ai partagé la surprise, l’inquiétude des Russes. J’ai aussi partagé les mêmes difficultés que ceux d’entre eux dont les affaires dépendaient des relations entre l’UE et la Russie, et se faisaient en devises. Mais, en ce qui me concerne, passé les premiers jours de sidération, je me suis souvenu de ces nombreux matins des vingt dernières années où, découvrant, au lever, une nouvelle action hostile des États-Unis contre la Russie, je m’étais demandé : combien de temps encore ? Quand s’usera la patience russe ? Quand est-ce que l’affrontement quittera le terrain économique, et celui de l’information, pour celui du champ de bataille ? Et lorsque la pluie de sanctions s’est abattue sur la Russie, la preuve d’une préparation longue, animée par une volonté stratégique au long cours (celle des USA), s’étalait enfin au grand jour. On ne réunit pas en quelques jours l’Union européenne entière autour de mesures aussi draconiennes, et économiquement sensibles, elle à qui il faut habituellement des années pour discuter de normes telles que la taille des œufs que les poules ont le droit de pondre sur son territoire !
Quelques semaines plus tard, j’atterrissais dans la douceur du printemps Niçois. J’avais laissé les Russes dans une attitude générale d’inquiétude calme, eux dont les vies étaient bouleversées par le conflit, pour une population pour laquelle aucun enjeu vital n’était compromis, qui hier encore aurait eu du mal à situer l’Ukraine sur la carte, mais qui était au bord de l’hystérie collective. C’est là que j’ai pris conscience que ma patrie d’origine, et ma patrie d’adoption avait dérivé au cours du temps. Cela m’imposait, pour comprendre, de replacer l’actualité brûlante dans un contexte historique suffisamment long pour y trouver du sens. Aussi ai-je tenté de regarder les évènements dans la perspective qui pourrait être celle des historiens travaillant sur notre époque dans un siècle ou deux. Et, partant de ce point de vue, m’est venu l’hypothèse que nous assistions aujourd’hui à la conclusion d’une guerre de 100 ans, qui aurait commencé en 1917.
Cela pourrait surprendre, car les périodes d’hostilités, de détente, et même d’alliance, se sont succédées durant ce siècle. Il serait faux de dire que les pays qui composent ce qu’on appelle aujourd’hui l’occident collectif, se sont battus avec la Russie pendant 100 ans. Mais de même, la moyenâgeuse guerre de 100 ans n’est pas faite de 100 ans d’activité militaire. Il y a des périodes de trêves, des retournements d’alliance aussi. On pense en particulier au Compté de Bourgogne, qui s’allie tantôt au Roi de France, tantôt à la couronne d’Angleterre. Si donc, on l’appelle guerre de 100 ans, c’est parce que durant toute cette période, c’est la même question qui motive le conflit : la légitimité du roi d’Angleterre sur une partie des terres françaises. Et cette question ne sera effectivement tranchée qu’à la fin de cette guerre, quand la couronne d’Angleterre devra renoncer à ses prétentions sur le continent.
On note que durant cette guerre commence à apparaître un proto-sentiment national français. Si les Anglais avaient gagné, le monde serait différent. La notion de nation ne se serait probablement pas imposée sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui. Ainsi, outre les aspects dynastiques et impérialistes, elle se complique d’aspects qu’on qualifierait aujourd’hui d’idéologiques. (Gardons-nous toutefois de tout anachronisme, les termes idéologiques et impérialistes ne peuvent être appliqués au Moyen-Âge avec le sens exact que nous leurs donnons aujourd’hui).
De même, le conflit qui commence en 1914 est purement un problème de concurrence entre impérialismes. Mais il provoque la révolution en Russie, et il devient alors, aussi, un conflit entre deux visions de la société, dans le même temps que les enjeux impérialistes, en particulier concernant l’accès aux ressources russes, demeurent. Commence alors un vingtième siècle un peu décalé dans le temps, s’étendant de 1917 à 2022, durant lequel la question des rapports de l’Europe d’abord, puis de l’occident (après la seconde guerre mondiale et l’établissement de l’hégémonie américaine), avec la Russie, sera la question géopolitique centrale pour tout le continent européen. Je pense que cette question conditionne les politiques intérieures et extérieures des états européens et des USA sur toute cette période. Si la fin du conflit en Ukraine en marque la résolution, alors, l’analogie avec la guerre de 100 ans médiévale se révélera pertinente.
L’occident et la Russie depuis le début du XXe siècle : une guerre de 100 ans
L’hypothèse est donc que dans une centaine d’année, les historiens qui étudieront l’histoire du XXIe siècle y verront, pour certains en tout cas, une nouvelle guerre de 100 ans, s’étendant de 1914 à 2022, opposant l’ensemble des puissances industrielles traditionnelles à la Russie. J’entends par « puissances industrielles traditionnelles », les puissances d’une ère occidentale au sens large : anglosphère, Europe occidentale, et Japon. Elles sont caractérisées par le fait d’avoir fait leur révolution industrielle sur la base d’une privatisation de plus en plus poussée des moyens de productions, ce que nous appelons habituellement la voie capitaliste. On les opposera aux puissances industrielles plus tardives, qui elles, ont choisi la voie de la collectivisation des moyens de production, celle du communisme. On sait, en particulier grâce aux travaux d’Emmanuel Todd, que ce choix n’est pas le fait du hasard, mais correspond aux valeurs profondes des sociétés qui le font, telles qu’elles émergent de la structure de la famille paysanne. Je cite ce fait pour rappeler que si les trajectoires historiques de pays comme la France ou l’Angleterre, et la Russie diffèrent autant, ce n’est pas un caprice du destin. On peut expliquer scientifiquement le lien qui existe entre la structure de la famille paysanne, les valeurs qui en découlent, et le chemin vers l’industrialisation de chaque nation. On conçoit que si la transformation industrielle se produit plus tard en Russie (et en Chine) c’est que ces sociétés sont structurellement plus conservatrices. Et cela se vérifie encore de nos jours, en observant la résistance des sociétés Russes et Chinoises aux « innovations sociétales » de l’occident. On se gardera pourtant de confondre conservatisme et rejet du progrès technique. Sinon on ne comprendrait rien à la créativité technique de la Russie et la Chine. Car, en dépit de ce que nos médias peuvent en dire, il faut savoir que pour qui suit pour des raisons professionnelles les solutions techniques développées en Russie, il apparait clairement que la Russie a des longueurs d’avance dans un certains nombres de domaines, et pas seulement celui de l’armement. Le smart-city russe, par exemple, peut faire rougir les métropoles occidentales. Il n’en demeure pas moins que le retard historique pris sur le plan de l’industrialisation jusqu’au XXe siècle fait que les deux pays les plus importants de la sphère communiste ont aussi été, en leur temps, l’objet de tentatives de colonisations par les puissances dominantes occidentales. Pour la Chine ce fut particulièrement brutal, les tristes épisodes des deux guerres de l’opium en font foi. Pour la Russie, on sait moins que son tardif décollage industriel de la fin du XIXe siècle, début du XXe, est essentiellement financé par des capitaux occidentaux (en particulier Français). Les capitaux s’exportent, l’outil industriel utilise des techniques occidentales, l’Empire Russe se transforme également en colonie, même si celle-ci est plus douce (sauf pour les petits bras qui, dans les usines, gagnent de toutes leurs forces les dividendes des actionnaires européens, bien sûr). Il faut aussi rappeler que quoiqu’on en pense, ce sont bien leurs partis communistes qui rétablissent la souveraineté de ces deux pays.
Ainsi, en zoomant en arrière pour passer du temps bref de l’information, à l’échelle des temps historiques, apparait un long vingtième siècle, structuré autour d’un conflit dont l’objet associe deux enjeux. Le premier économique et impérialiste implique l’accès aux ressources et aux terres de ce qui était l’empire russe, puis l’Union soviétique, et enfin la Russie, et l’ensemble des pays d’Europe et Asie centrale issue de la fin de l’Union. Le second, idéologique, mais également économique, concerne la propriété des moyens de production dans le cadre du développement industriel, privée ou collective. Il est tentant d’affirmer, que le second enjeu est resté secondaire sur le plan de la motivation. La preuve étant fournie par le fait que la pression sur la Russie n’a jamais cessé après la chute de l’URSS. Mais, même si on peut le voir comme un décor masquant les appétits impérialistes, l’enjeu idéologique joue un rôle fort. D’abord il permet de « vendre » les conséquences du conflit aux populations, qui les subissent. Ensuite, l’URSS, en proposant un modèle alternatif de marche vers l’industrialisation, remettait en cause les privilèges des élites issues du capitalisme. On ne rappellera jamais assez combien l’existence de l’URSS a inspiré et renforcé les luttes sociales des classes populaires du monde occidentale. Enfin il joue aujourd’hui un rôle important dans la construction d’une identité européenne. Nous reviendrons plus loin sur ce point. Et puis, la collectivisation des moyens de production entraîne effectivement l’expulsion du capital étranger, et le rétablissement de la souveraineté. Ce fait créé donc un lien causal fort entre les deux aspects du conflit.
Ce n’est pas la place ici d’un long développement historique, et je me dois de renvoyer le lecteur à des sources historiques, qui seront bien plus rigoureuses que tous résumés que je pourrais en faire. Mais quelques faits suffiront, je l’espère, à montrer que ce choix historiographique, qui fait hypothèse d’une guerre de 100 ans, souvent hybride, mais parfois aussi « chaude », faite par l’occident à la Russie, quelle que soit la forme de l’état qui l’incarne, n’est pas complètement fantasmé, mais s’enracine dans la réalité historique.
Fin de la Première Guerre mondiale, l’ex-empire russe est en révolution, et la guerre civile éclate entre les Rouges et les Blancs. Cette guerre civile est fort peu civile : c’est 14 nations qui envoient des corps expéditionnaires pour participer à ce conflit. Plus intéressant encore, je propose ici une liste non exhaustive des belligérants non russes. (les manquants sont des pays colonisés qui n’ont donc pas eu le choix de se tenir à l’écart) : la France, la Pologne, l’Italie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni, la Chine, le Japon, et bien sûr, les États-Unis, sans oublier, l’Allemagne. Je suggère de comparer cette liste à celle des pays participant aujourd’hui aux sanctions contre la Russie, et soutenant l’Ukraine par des fournitures d’armes. La continuité historique est stupéfiante. On peut constater des différences comme l’Inde par exemple. Mais si celle-ci se battait avec les puissances occidentales, c’est en tant que colonie britannique. Il est assez remarquable que l’Inde souveraine se situe plutôt du côté de la Chine et la Russie, pays avec lesquels les relations sont parfois pourtant compliquées.
Fin de la seconde guerre mondiale, l’URSS paye la destruction de la machine de guerre nazie de 26 millions de morts, et de la dévastation du tiers le plus riche et industrialisé de son territoire. Une paille ! En échange, elle exige à Yalta la formation d’un cordon sanitaire d’états sur sa frontière ouest, et que la Pologne ne puisse plus jamais servir à l’Allemagne de tremplin pour l’attaquer. Buts de guerre extraordinairement modestes au regard du sacrifice consenti. Modestie qui doit sûrement beaucoup à la conscience précise de la faiblesse de l’URSS après la saignée qu’elle vient de subir. Les USA, eux, s’arrogent la part du lion, avec toute l’Europe occidentale, nettement plus vaste, riche, peuplée et industrialisée que la part qui échoit à l’URSS. URSS qui s’applique à respecter, dans un premier temps, les accords de Yalta, en abandonnant, par exemple, les communistes grecs entre les mains d’une brutale répression britannique. Qu’en est-il des USA ? La réponse tient dans un fait également mal connu en Europe, et souvent aussi en Russie même. Dès 1945, l’OSS puis la CIA « recycle » les bataillons bandéristes pour animer une guérilla meurtrière à l’ouest de l’Ukraine. Cette petite guerre, entièrement financée par les USA, durera jusqu’en 1949 et fera quand même 300 000 morts, 100 000 coté soviétique, 200 000 du côté des Ukrainiens. Manière un peu « virile » de remercier l’URSS d’avoir permis aux USA d’étendre considérablement leur zone d’influence en Europe ! Et aussi, à nouveau une belle continuité, puisque l’on voit déjà les États-Unis s’allier à des nazis (pas encore néo) ukrainiens, pour faire la guerre à la Russie.
Mentionnons également « Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski (1997), ainsi que les rapports de la Rand Corporation de 2021, véritables déclarations de guerre hybrides. Difficile de nier que l’affaiblissement et la destruction de la Russie demeure un but essentiel de la géo-politique américaine, et par voie de conséquence, de leurs colonies européennes. (Appelons un chat un chat).
Ainsi, à partir de la révolution Russe, on peut voir les rapports avec l’URSS comme un des facteurs les plus déterminants de la trajectoire historique de l’Europe occidentale, et des USA. C’est cette question qui est aujourd’hui en cours de résolution, et donc, à ce titre, je considère légitime de parler d’une guerre de 100 ans entre la Russie et l’Europe occidentale, en faisant, je le rappelle, le pari, de moins en moins risqué au vu de l’actualité, que cette question sera résolue à la sortie du conflit.
Élargissement de la perspective historique
J’ai rappelé plus haut la communauté de destin historique entre la Chine et la Russie : ces deux pays ont, dans un passé récent, subi les tentatives de colonisation par l’occident triomphant. Celles-ci se sont déroulées essentiellement aux XIXe siècle, puis dans la première moitié du XXe. N’oublions surtout pas, cependant, la « piqure de rappel » particulièrement brutale que fut l’intervention américaine dans la vie du pays et de la société russe durant les années 90. Celle-ci a bien toutes les caractéristiques d’une colonisation, avec ses interventions lourdes dans la vie politique, son pillage de toutes les ressources, etc.
Ainsi, si nous élargissons le champ de vision géopolitique, le paysage historique et politique qui se développe prend des teintes inquiétantes. Nous voyons un conflit opposant un bloc occidental élargi, à un bloc qu’on appellera Eurasiatique faute de mieux, regroupant d’abord la Russie et la Chine, et d’autres pays qui s’en rapprochent : Iran, Inde, les pays de l’OCS, par exemple. En dehors des pays du bloc occidental élargi, les autres ont adopté une attitude variant entre la neutralité bienveillante vis à vis de la Russie et un soutien discret. Ainsi, la Russie et la Chine ont en commun d’être des nations anciennes (voir la plus ancienne de toutes pour la Chine). Ce sont deux grandes civilisations qui ont joué un rôle important dans l’histoire planétaire, sur le plan géopolitique bien sûr, des arts, mais aussi des techniques. Ensuite, au moment où l’occident « entre » en révolution industrielle, leur conservatisme empêche les évolutions de l’ordre social nécessaires au développement des nouveaux modes de production, et elles prennent donc du retard. Retard qu’elle paye cher, car elles se trouvent affaiblies, en particulier sur le plan militaire, et sont donc l’objet des tentatives de colonisation décrites plus haut. Toutes deux s’en libèrent et rattrapent leur retard en empruntant la voie d’une industrialisation à marche forcée, conduite par la collectivisation des moyens de production. Elles ont aujourd’hui rattrapé leur retard, et dépassé l’occident dans un grand nombre de domaines. Et, elles se retrouvent aujourd’hui de nouveau dans un conflit d’impérialisme et idéologique, avec ce même occident. La raison pour laquelle il faut insister sur cette perspective historique, c’est qu’elle montre que le rapprochement sino-russe est beaucoup moins circonstanciel qu’on tend à le croire. Il est en fait enraciné dans un destin commun vis à vis de l’occident, dont les enjeux dépassent l’appartenance à des sphères de civilisation différentes. Le rapprochement stratégique entre les deux pays est solide, et le fait qu’ils représentent à eux deux, une puissance de production considérable adossée aux ressources naturelles qui lui sont nécessaires, n’augure rien de bon pour les Européens. Et ce d’autant que les humiliations passées animent une rancoeur dans les populations qui assurent un soutien patriotique aux gouvernements. Cela ait particulièrement vrai pour la Chine. Pour la Russie ça l’était moins, car la colonisation n’ayant été qu’économique, le souvenir d’une occupation étrangère n’a pas marqué les esprits comme en Chine. Mais aujourd’hui, il existe une prise de conscience dans la population Russe, de ce que le traumatisme des années 90 était en effet dû à une colonisation de-facto de leur pays.
Dans cette perspective, la question du conflit dans lequel se joue l’émancipation d’un bloc Russe et Chinois des tentatives de colonisation de l’occident, structure toute l’histoire d’un vingtième siècle s’ouvrant avec la première guerre mondiale, et se terminant maintenant, avec le conflit en Ukraine. La question fondamentale, sur le plan idéologique, de la propriété des moyens de production d’hier, a été remplacé par celle du rôle de l’état dans l’économie. À la prépondérance de l’économie sur le politique de l’occident, répond le rôle de l’état dans l’économie de la Chine et de la Russie. On a cru la question réglée en 1991. L’humanité entrait dans les temps messianiques du triomphe du libéralisme économique, du libre-échange absolu, la guerre était vaincue, et l’Histoire connaissait sa fin. Bien sûr, il s’agissait d’un délire idéologique. On remarquera que l’idéologie néo-conservatrice a généré le même phénomène de croyance aveugle que le marxisme en son temps. Le monde loin de converger et même de communier dans l’adoration des « valeurs occidentales », a continué d’évoluer, et de nouvelles divergences, génératrices de conflits d’intérêts sont apparues. Posons-nous la question : se pourrait-il que les différences de valeurs anthropologiques qui ont conduit la Russie et la Chine à emprunter la voie de la collectivisation pour s’industrialiser, soient les mêmes qui imposent un autre équilibre entre pouvoir politique et économique, dans le cadre d’une économie de marché ? Si on accepte ce point de vue, on comprend alors qu’en Chine et en Russie, les souverainetés politique et économique se confondent. En voulant imposer, à l’ensemble du monde, des règles de gouvernance économique surclassant le pouvoir politique, l’occident nie et menace l’identité de ces pays. Son aveuglement, devrais-je dire son autisme culturel, réalise donc les conditions d’un conflit plus profond encore que celui qui nait des divergences d’intérêts géopolitiques et économiques.
Ainsi, en adoptant cette perspective élargie, on conçoit qu’un conflit où se joue la résolution de tensions séculaires ne peut qu’avoir une dimension globale. Et on observe d’ailleurs déjà que les grandes manœuvres diplomatiques autour des BRICS sont bien plus déterminantes que ce qui se passe sur le terrain de combat. Sur le plan strictement géopolitique, j’adopte la vision de John Mearsheimer. C’est donc celle d’un conflit né de la posture impériale américaine, motivant une politique d’extension de l’OTAN et d’affaiblissement de la Russie. Conflit voulu et préparé par les États Unis. Leur position est, rappelons-le, pensée et définie dans de nombreux ouvrages et rapports de « think tanks ». Mieux même, la stratégie de montée en tension des dernières années est parfaitement décrite par deux rapports de la Rand Corporation datant de 2019. Le déclenchement du conflit avec la Russie, par Ukraine interposée, est minutieusement décrit, ainsi que les risques de destruction pour l’Ukraine. La pensée géopolitique américaine justifie cela par la nécessité de conserver le contrôle de l’Eurasie, afin de prévenir la montée d’un concurrent, et donc de conserver leur hégémonie. Il s’agit d’une théorie géopolitique, et comme toute théorie, elle exige d’en accepter les prémisses : les États-Unis, puissance maritime, doivent garder le contrôle de la masse continentale Eurasienne, car qui contrôle ce continent contrôle le monde. Ne jugeons pas ici du bien-fondé de cette idée, ni de son réalisme. Notons quand même qu’elle est héritée de l’Empire Britannique, et l’a conduit à une extension qui n’était pas soutenable. En revanche, à partir du moment où ses prémisses en sont acceptées, et qu’elle forme la base de la pensée stratégique des États Unis, leur hostilité vis à vis de la Russie est rationnelle.
En revanche, la position de l’Union européenne l’est beaucoup moins. Les pays qui la composent (rappelons que la politique étrangère reste, en principe, un privilège des États membres), ont beaucoup à perdre en se fâchant avec la Russie. C’est en particulier vrai pour la France et l’Allemagne. Pourtant, Angela Merkel a avoué avoir saboté les accords de Minsk. Pourtant le chancelier Allemand ne réagit pas quand le dernier pipeline qui aurait pu sauver son économie est détruit sur ordre de Washington. Quant à la France, tellement engagée en Russie qu’elle y était, avant le conflit, le premier pays étranger pourvoyeur d’emplois, elle aussi a participé au sabotage des accords de Minsk, comme l’a reconnu François Hollande. Elle n’a pas réagi quand fut révélé que le téléphone des dirigeants français étaient écoutés par les USA. Bref, France et Allemagne, les initiateurs historiques de l’Union européenne, les deux principales puissances économiques, se laissent faire, et suivent la ligne décidée à Washington. L’irrationalité de l’Union européenne serait donc le fruit de sa perte de souveraineté au profit des intérêts états-uniens. C’est en effet un facteur important, mais nous verrons que d’autres facteurs sont aussi à l’œuvre, entrainant le continent dans la spirale d’un étonnant Hara-Kiri collectif.
Tâchons maintenant, à la lumière du choix historiographique précédemment exposé, d’envisager les trajectoires historiques des différents acteurs, afin d’analyser quelles sont les stratégies de sorties de conflits qui s’offrent à eux. Notons quand même que lorsque nous parlons d’acteurs, il faut en distinguer deux classes : celle des pays souverains, qui donc conservent une liberté de décision politique et stratégique, et celle des pays vassaux, dont le pouvoir de décision est très restreint. Nous rangerons dans la première les USA et la Russie, mais aussi la Chine. Celle-ci n’est pas directement impliquée, mais outre qu’elle fait cause commune avec la Russie, elle jouera un rôle déterminant dans les actions diplomatiques qui concluront le conflit. Enfin, et surtout, elle se sait juste derrière la Russie dans la liste des cibles des néocons, et par conséquent, par sa posture diplomatique, elle défend ses intérêts directs. On peut la décrire comme un acteur engagé sur le plan stratégique et diplomatique, sans l’être sur le plan militaire.
La seconde classe est évidemment composée des pays de l’Union européenne/OTAN et de l’Ukraine. Ceux-ci agissent dans le cadre étroit que veut bien leur laisser Washington, avec le relais de Bruxelles, ne pouvant s’éloigner que marginalement de la ligne définie sur les bords du Potomac.
Qu’un dirigeant tente de s’en éloigner un tant soit peu, et le voilà rappelé sèchement à l’ordre par les relais obséquieux de l’atlantisme, comme l’a montré, à nouveau, la flambée médiatique suivant les propos du président Macron à son retour de Chine.
Dans la seconde partie de cet article, nous décrirons les phases de la guerre de 100 ans russo-occidentale, et montrerons comment elles s’enchainent pour mener l’occident à « l’âge de la déraison » dans lequel il se débat aujourd’hui. Nous définirons ensuite le conflit entre les USA et la Russie, comme celui opposant les pays producteurs de biens et ceux qui les consomment, et en tirerons les conséquences.
(À suivre)
source : Vu du Droit
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