Mise à la une de l’actualité par la pandémie de Covid-19 puis par la guerre russe contre l’Ukraine, la présidente de la Commission européenne incarne pour les complotistes un totalitarisme européen inféodé aux États-Unis et ennemi de la souveraineté des peuples.
Quand ils veulent abattre leur chien, la plupart des personnes l’accusent modestement d’avoir la rage. Les complotistes eux, préfèrent dire : « Corrompue jusqu’à l’os, apparentée à d’anciens nazis, élue par personne, marionnette des États-Unis ». Leur cible : la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, une ancienne ministre allemande qui voudrait nous faire manger des insectes tout en entraînant le continent vers la misère et l’apocalypse nucléaire. À travers elle, ce sont surtout les institutions européennes qui sont attaquées.
Parmi ses principaux contempteurs, François Asselineau, président de l’Union populaire républicaine (UPR) et chantre du Frexit. L’ancien énarque, au tropisme pro-Kremlin affirmé, prétend que les pères de la construction européenne étaient des agents de la CIA ou que le premier président de la Commission était un « juriste nazi choisi par Hitler pour préparer la nouvelle Europe ». Il a développé une véritable obsession pour Ursula von der Leyen, qu’il présente également comme une « agente américaine ». Conspiracy Watch a pu comptabiliser, depuis janvier 2022, une cinquantaine de tweets du chef de ce micro-parti souverainiste mentionnant l’ancienne ministre d’Angela Merkel.
« La présidente de la Commission européenne prend des INITIATIVES TOTALEMENT ILLÉGALES au regard des traités européens, sans que Macron ne réagisse ! », déclarait ainsi Asselineau le 3 février dernier après la visite d’Ursula von der Leyen à Kiev pour discuter avec Volodymyr Zelensky du projet d’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne (UE). La preuve, pour le président de l’UPR, d’un « COUP D’ÉTAT PERMANENT ». Les complotistes europhobes, profitant du manque de compréhension du public et du peu d’intérêt des médias français pour le fonctionnement complexe des institutions européennes, aiment présenter l’UE comme une organisation despotique et totalitaire contrôlée par de dangereux irresponsables engageant les États membres contre leur volonté ; une « PRISON DES PEUPLES ! », pour citer encore Asselineau.
En réalité, Ursula von der Leyen – que certains n’appellent plus que « Cruella von der Leyen » voire « la Hyène » – agit bel et bien dans le cadre des traités européens. C’est le Conseil européen, actuellement présidé par le Belge Charles Michel et qui réunit les chefs d’État ou de gouvernement des 27 États membres de l’UE, qui a proposé pour un mandat de cinq ans la présidente de la Commission (Emmanuel Macron a d’ailleurs appuyé la candidature d’Ursula von der Leyen en 2019 pour privilégier les intérêts français) ainsi que ses commissaires (un par État membre). Une décision qui a ensuite été, comme cela est prévu par les traités, ratifiée par un vote du Parlement européen dont les membres sont élus au suffrage universel direct. Autrement dit, non seulement c’est bien le Conseil (et donc les États membres) qui définit les grandes orientations politiques de l’UE, mais la Commission tire aussi sa légitimité de son élection par les eurodéputés, lesquels conservent la possibilité de la faire tomber par le vote d’une motion de censure. Une éventualité qui n’a rien de théorique : en 1999, la Commission Santer a été contrainte de démissionner pour éviter d’être censurée par le Parlement.
« Apparentée à d’anciens nazis » ?
Mais que veut dire Asselineau lorsqu’il affirme à deux reprises, de manière élliptique (et laissant à d’autres le soin de développer), qu’Ursula von der Leyen serait « apparentée à d’anciens nazis » ? De fait, on trouve sur les réseaux sociaux plusieurs publications (ici ou là, notamment de l’activiste « anti-pédocriminalité élitiste » Morad El Hattab) accusant la présidente de la Commission européenne d’être l’arrière-petite-fille d’un officier de la SS. C’est une fausse information.
L’arrière-grand-père d’Ursula von der Leyen s’appelait Carl Albrecht (1875-1952). C’était un marchand de coton. Une fraction de la complosphère eurosceptique le confond allégrement avec le général Carl-Albrecht Oberg (1897-1965), nazi de la première heure, « chef supérieur de la SS et de la Police » pour la France de 1942 à 1944, jugé et condamné à mort en 1946, incarcéré en France puis libéré en 1962 sur décision de… De Gaulle. Comme l’a repéré il y a quelques mois le site Debunker de hoax, Oberg n’a absolument rien à voir avec la famille d’Ursula von der Leyen, l’aïeul de celle-ci ayant pour patronyme « Albrecht » tandis qu’« Albrecht » n’est que le second prénom du SS Carl-Albrecht Oberg.
Procès en illégitimité
Dès le début de son mandat, Ursula von der Leyen traînait derrière elle tout ce qu’il lui fallait pour subir des procès en illégitimité. Le 16 juillet 2019, le Parlement européen ne l’a approuvée qu’avec une très courte majorité (383 voix sur 747, soit 51,3% et avec le ralliement à la dernière minute des ultraconservateurs polonais). Avant même d’en arriver là, elle faisait déjà l’objet d’accusations d’incompétence pour sa politique en tant que ministre de la Défense de l’Allemagne dans le gouvernement d’Angela Merkel (2013-2019) et, au moment de son départ pour Bruxelles, elle était devenue la ministre la plus impopulaire d’Allemagne. En outre, en 2020, l’opposition allemande publiait un rapport d’enquête accablant sur sa responsabilité dans un scandale de contrats attribués à des consultants privés et sans appels d’offres qui ont coûté des dizaines de millions d’euros à son ministère.
Déjà à l’époque, certains y voyaient la preuve que derrière sa candidature à la présidence de la Commission européenne se cachait en fait une « exfiltration en urgence pour masquer le chaos qu’elle laissait derrière elle », selon les mots d’un rédacteur en chef de Die Welt. Une suspicion qui a viré à la théorie du complot lorsque les réseaux pro-Kremlin, toujours prompts à décrédibiliser l’UE, se sont mis à prétendre qu’elle n’avait pu arriver à la présidence de la Commission que par l’entremise des États-Unis qui chercheraient ainsi à affaiblir l’Europe.
« Le problème est que cette femme est bien contrôlée… par les Américains, dont elle est devenue l’exécutante zélée pour le projet qu’ils poursuivent depuis longtemps : déseuropéaniser le projet européen pour en faire un prolongement des États-Unis » pouvait-on ainsi lire sur le blog complotiste Le Courrier des Stratèges sous la plume de son « directeur éditorial » Édouard Husson, un historien proche de Marion Maréchal. Le député souverainiste Nicolas Dupont-Aignan la qualifie carrément de « présidente de la Commission américaine ». Pour Alexis Poulin, chroniqueur pour RT France et TV Libertés, elle est « la pièce maîtresse dans la stratégie atlantiste de désintégration des nations européennes ». Enfin, pour l’eurodéputé Rassemblement national Thierry Mariani, « il faut décorer madame Von der Leyen car entre l’armement, le pétrole, le gaz de schiste et #Pfizer, l’UE est devenu le principal VRP des Américains ».
L’annonce par Von der Leyen de la suspension de la diffusion des médias russes RT et Sputnik au lendemain de l’invasion de l’Ukraine a aussi déclenché une levée de boucliers des poutinophiles, souvent eux-mêmes chroniqueurs sur RT France, dénonçant une « atteinte à l’État de droit » et hurlant à la « censure ». Cette suspension s’appuie sur le règlement européen de mars 2014 « concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine » prises suite à l’annexion illégale de la Crimée. Là encore, la Commission ne fait qu’appliquer des mesures décidées par les États membres. Suite à un recours déposé par RT France, la décision a, du reste, été validée par la Cour de justice européenne en juillet 2022.
« L’Europe de Von der Leyen s’enfonce dans le mensonge, la censure et la restriction de toutes les libertés », avait quand même déclaré Alexis Poulin, qui continuait à intervenir sur la chaîne russe, laquelle a continué à émettre en France pendant encore près d’un an (il a fallu en effet attendre décembre 2022 pour que la maison mère détenant RT France soit ajoutée à la liste des entités sanctionnées par l’UE, gelant de fait les comptes de la chaîne en France). Une décision également dénoncée par Didier Maïsto, ancien patron de Sud Radio et ex-animateur sur RT France, qui déclarait au média complotiste FranceSoir « n’avoir jamais été aussi libre que sur RT France » et fustigeait « un droit de parole accordé aux seuls médias qui perçoivent des financements publics » (ce qui est le cas de RT France, à ceci près que ses financements sont russes).
De l’opacité au soupçon
Pour ne rien gâcher, Ursula von der Leyen a aussi piqué la curiosité des antivax. Ils ont évidemment surexploité la remise, en septembre 2022, d’un prix à la présidente de la Commission par la Fondation Bill & Melinda Gates, une autre de leurs bêtes noires. « La Fondation Bill et Melinda Gates viennent [sic] de très officiellement remercier Ursula von der Leyen pour ses achats de vaccin en lui remettant le prix annuel du « Global Goalkeeper » (gardien de but mondial), qui n’est pas sans rappeler le « champion du monde » du Dîner de cons », s’étranglait Éric Verhaeghe sur son site. Une simple recherche sur le site de la Fondation Gates permet de constater que la présidente de la Commission n’a absolument pas été récompensée « pour ses achats de vaccin » mais pour sa « détermination à mener la réponse aussi bien de l’UE qu’au niveau global face à la pandémie de COVID-19, de la gestion de crise aux efforts de relance à long terme. » Mais Putsch Media insiste : « cette nouvelle remise de prix vient s’ajouter à une longue liste où la proximité de la Présidente de la Commission européenne avec des cercles très influents et puissants au niveau mondial pose de très sérieuses questions sur les politiques européennes. »
Les antivax jouent sur du velours. En janvier 2022, un autre scandale éclate autour des conditions d’attribution des contrats de la Commission avec le laboratoire pharmaceutique Pfizer. Des contrats qui auraient coûté 31 milliards d’euros de plus que le coût réel de production. De manière analogue à l’affaire qui la poursuit depuis son passage au ministère allemand de la Défense, la présidente de la Commission est accusée d’être personnellement impliquée et de faire preuve d’opacité voire d’obstruction. La médiatrice de l’UE Emily O’Reilly avait alors conclu à une « mauvaise gestion administrative », alertant la Commission sur ses obligations de transparence. Le 25 janvier dernier, le New York Times a lancé une action devant la Cour de justice européenne pour obtenir les SMS échangés par Ursula von der Leyen avec Albert Bourla, le patron de Pfizer, et que la médiatrice n’avait pas obtenus.
Mais les complotistes y voient tout autre chose qu’une affaire de potentiels conflits d’intérêts. « Ceux qui n’ont pas encore compris le coup d’État mondialiste depuis le covid, regardez et écoutez le discours d’Ursula Von der Leyen d’hier et vous verrez enfin ! Une folle furieuse sans légitimité », tweetait ainsi Florian Philippot, l’un des dénonciateurs les plus bruyants du « complot sanitaire », le 15 septembre 2022. La veille, Ursula von der Leyen, habillée aux couleurs de l’Ukraine et accompagnée de l’épouse du président ukrainien, Olena Zelenska, avait fait son allocution sur l’état de l’UE devant les eurodéputés réunis à Strasbourg. Elle avait alors annoncé des mesures pour lutter contre la crise énergétique, proposé de plafonner les « superprofits » des producteurs d’électricité et réaffirmé le soutien « indéfectible » de l’Europe à l’Ukraine. « Pourquoi Ursula Von der Leyen a-t-elle commandé 10 doses de vaccin covid par habitant ?! », s’interrogait encore Florian Philippot en décembre. « Quid derrière cette folie et ce fric ?! On veut tout savoir et on saura tout ! »
En novembre dernier, au moment d’annoncer la proposition européenne de création d’un tribunal spécial pour juger les crimes russes en Ukraine, Ursula von der Leyen a gaffé en affirmant que « plus de 100 000 officiers militaires ukrainien ont été tués jusqu’à présent ». Les estimations parlent en réalité de 100 000 soldats ukrainiens tués et blessés. Comme l’a raconté Libération, la Commission peine une fois de plus à faire preuve de transparence et à admettre clairement l’erreur d’interprétation de sa présidente, allant jusqu’à couper le passage concerné dans la vidéo du discours. Dans les sphères complotistes et pro-Kremlin, on dénonce alors cette déclaration comme un aveu involontaire et censuré a posteriori d’Ursula von der Leyen sur les pertes cachées de l’armée ukrainienne…
Mais même quand elle n’a rien à se mettre sous la dent, la complosphère se contente aussi d’inventer des propos que la présidente de la commission n’a jamais tenus. Le 18 février, Didier Maïsto prétend sur Twitter qu’« Ursula Von der Leyen nie l’implication des États-Unis dans le sabotage de Nord Stream » (implication qui est loin d’être démontrée) et affirme qu’elle aurait déclaré que « la réputation irréprochable de l’État américain nous permet de faire abstraction de la version de Seymour Hersh ».
Censée être une réponse à un texte du journaliste américain Seymour Hersh qui accuse sans véritable preuve les États-Unis d’être à l’origine de l’explosion du gazoduc russe Nord Stream 2 en septembre 2022, la supposée citation circule alors abondamment dans les cercles pro-Kremlin. Il est pourtant impossible d’en retrouver l’origine. Et pour cause : Ursula von der Leyen n’a jamais tenu ces propos. Ils sont tirés d’un post Telegram de Dmitry Vasilets, un blogueur ukrainien pro-russe et antivax, qui attribue ces mots à la présidente de la Commission européenne. Sans jamais fournir une seule source.
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch