L’Amérique, déplore Vincent Hervouët, « préfère dénigrer les complotistes plutôt que de désigner les comploteurs ». Problème : les soi-disants « comploteurs » ne le sont que dans des récits complotistes réfutés depuis belle lurette.
Le 15 décembre dernier, les Archives nationales américaines ont mis en ligne plus de treize mille documents relatifs à l’assassinat du Président Kennedy. Cette publication intervient en application d’une loi votée par le Congrès des États-Unis en 1992, dans la foulée du film JFK, d’Oliver Stone, qui alléguait, à coups d’innombrables raccourcis et de falsifications, que la tragédie du 22 novembre 1963 résultait d’un vaste complot d’État… De la sorte, précisent les Archives nationales, plus de 97% des documents de sa collection liés à l’assassinat de Kennedy – environ cinq millions de pages ! – sont désormais accessibles au public.
Il faudra des mois, voire des années, pour prendre la mesure des nouvelles publications. Cependant, sur l’essentiel, et à ce jour, lesdites archives ne semblent rien révéler que l’on ne sache déjà. La plupart concernent le voyage de Lee Harvey Oswald, l’assassin de Kennedy, vers l’Union soviétique en 1959 (notamment son passage en Finlande) ou au Mexique en 1963 (ici ou là). Un autre document évoque l’intérêt du KGB, les services secrets soviétiques, pour ce jeune transfuge, sans aller jusqu’à le recruter comme agent.
D’autres archives traitent des actions clandestines de la CIA. D’autres encore révèlent de banals échanges épistolaires entre ladite CIA et les commissions d’enquête (la commission présidentielle présidée par Earl Warren en 1964, et le comité du Congrès institué en 1976). Diverses pièces font état de simples hypothèses émises à voix haute sur cette affaire par des responsables américains ou étrangers, dans les années ayant suivi le meurtre… Un document de la CIA s’avère également n’être rien d’autre qu’un bon de commande d’un des premiers livres (complotistes) sur l’affaire. Des pièces demeurent partiellement « caviardées », mais ne paraissent pas particulièrement significatives (voir également ces souvenirs d’un agent de la CIA en poste à Moscou lors de la défection du jeune Oswald, en 1959).
Bref, beaucoup de paperasse (ce document par exemple, sans parler des formulaires comptables) mais rien de croustillant, et rien, surtout, qui remette en cause la culpabilité du seul Lee Oswald. S’il est compréhensible que certaines archives, ayant trait à des activités d’espionnage ou citant des informateurs secrets, aient été aussi tardivement dévoilées, se dégage tout de même l’idée que les censeurs des agences de renseignements américaines ont longtemps eu la main trop lourde, quitte à nourrir involontairement les discours complotistes. Preuve que ce qui est caché n’est pas nécessairement mystérieux.
La relance des rumeurs complotistes
Sans surprise, la publication de ce nouveau stock d’archives américaines a relancé la machine à rumeurs. Tucker Carlson, l’animateur vedette de la très conservatrice chaîne de télévision Fox News, soutient ainsi avoir interviewé une source – anonyme – qui lui aurait confié qu’elle « croyait » que la CIA était impliquée dans l’assassinat. Sur cette base pour le moins fragile, Silvano Trotta, figure de la mouvance complotiste hexagonale, en a rapidement déduit que « l’attentat de JFK [avait] été un crime perpétré par la CIA »…
En France, Le Figaro Magazine a pu titrer, le 13 janvier 2023, en couverture, que « la thèse du complot [était] relancée », sans toutefois faire état d’éléments nouveaux susceptibles d’établir la matérialité d’une conspiration. De son côté, Canal + diffuse la version intégrale d’un récent documentaire complotiste d’Oliver Stone, lequel n’apparaît être qu’une version à peine plus sophistiquée de son précédent JFK.
Mais là où Oliver Stone s’attaque à la CIA, Vincent Hervouët, le 15 décembre 2022 sur Europe 1, juge l’affaire « simple comme dans un western » et livre le nom d’un autre coupable : Lyndon B. Johnson, le Vice-Président de Kennedy ! Selon le chroniqueur, la Commission Warren aurait « enterré toutes les questions aussi vite et avec autant de pompe que Kennedy lui-même ». Rappelons cependant que l’essentiel de ses conclusions ont été confirmées par une commission d’enquête de la Chambre des Représentants en 1979 [1] ainsi que par les recherches les plus rigoureuses d’enquêteurs non-officiels [2] : Oswald a bel et bien tiré trois coups de feu sur Kennedy, le blessant mortellement. A ce jour, rien n’a jamais corroboré l’existence d’une quelconque cabale à l’origine de l’attentat.
Selon Vincent Hervouët, « on sait » que la police de Dallas n’a pas empêché Jack Ruby, petit tenancier de Dallas, de faire taire Oswald. Il est pourtant établi que Ruby, quelque peu déséquilibré, a assassiné Oswald de sa propre initiative, aidé par les négligences de la police de Dallas (chez qui il possédait effectivement des relations) et surtout une bonne dose de chance. Notamment, s’il a pu avoir des liens avec la Mafia, rien n’établit qu’il ait été missionné par elle – ou d’autres conspirateurs – pour réduire Oswald au silence. Peu avant de mourir d’un cancer en 1967, Ruby a même reconnu avoir agi seul, parce qu’il avait été réellement bouleversé par l’attentat.
Des pouvoirs encore plus étendus que ceux d’un dictateur totalitaire
Contre Johnson, Vincent Hervouet n’aligne certes aucune preuve, préférant enchaîner les affirmations péremptoires. Le Vice-Président, assure-t-il, possédait un « mobile » et les « moyens » pour agir [3], ce qui suffirait à le déclarer coupable. Raisonnement typiquement complotiste, qui consiste à incriminer celui à qui profiterait le crime au seul motif… qu’il profiterait du crime. Comme le souligne l’historien Larry Sabato, « Johnson avait sans doute les moyens, le mobile et l’opportunité de tuer Kennedy. Mais tel était également le cas de dizaines, voire de centaines d’autres groupes et individus. Et depuis cinq décennies, son implication n’est rien d’autre qu’une hypothèse : on ne peut, en l’occurrence, prouver ni le feu, ni même la fumée » [4].
D’ailleurs, Johnson, certes mouillé dans divers scandales financiers, avait-il vraiment un mobile ? Il n’est nullement certain que Kennedy l’aurait lâché lors de la future campagne présidentielle de 1964 [5]. Et avait-il les moyens d’agir ? Là encore, on peut en douter : il lui aurait fallu mobiliser plusieurs tueurs, avoir le contrôle absolu de la police de Dallas, du Secret Service (les gardes du corps du Président), de l’autopsie de Kennedy et de l’enquête, conduite par le FBI et la Commission Warren – bref, des pouvoirs encore plus étendus que ceux d’un dictateur totalitaire. En attribuant de telles prérogatives à Johnson, Vincent Hervouët use, là encore, de ficelles complotistes, cherchant à expliquer les faits par une conjuration tentaculaire.
Au demeurant, le comportement de Johnson dans cette affaire a été scruté à la loupe par les historiens, lesquels ont réfuté qu’il fomentait un coup d’État [6]. Dans les heures qui ont suivi l’attentat, Johnson n’a pas toujours fait preuve d’un calme olympien, se demandant à voix haute « si les missiles [étaient] en route » [7], voire se lamentant sur son sort, affirmant : « Ils vont tous nous avoir. C’est un complot. C’est un complot. [Ce complot] va tous nous avoir. » [8] Ultérieurement, il s’est demandé si les castristes cubains n’avaient pas trempé dans l’affaire, non sans redouter d’être la cible d’émules de Lee Oswald [9]. « Ces satanés journalistes m’accusent de choses que je n’ai jamais faites, s’est-il lamenté à la fin de sa vie. Ils n’ont jamais découvert ce que j’ai fait. » [10] Ce ne sont pas là les propos d’un conjuré, plutôt les réflexions d’un politicien qui n’en savait pas plus que d’autres.
Il est faux, par surcroît, que Johnson ait effacé les traces d’un prétendu complot, comme l’affirme Vincent Hervouët, qui cite un seul exemple, à savoir le renvoi de la limousine présidentielle chez Ford pour qu’elle soit aussitôt réparée. En vérité, comme l’a établi le chercheur américain Anthony Marsh, ladite limousine a été transportée par avion à Washington, où elle a été examinée et photographiée sous tous les angles par le FBI et le Secret Service, qui ont prélevé chaque fragment de balle pour les besoins de l’enquête. Ce n’est que bien plus tard que la limousine a été réparée, et pas sur les directives de Johnson.
Malcolm Wallace, assassin de Kennedy ?
Qu’importe. Vincent Hervouët croit bon de nommer l’un des assassins de JFK, un certain « Mac » Wallace (1921-1971), « un tueur qui a travaillé pour le sénateur Johnson ». L’accusation n’est pas neuve. Mais elle n’est pas davantage fondée. En effet, Malcolm « Mac » Wallace, brillant étudiant engagé à gauche dans sa jeunesse, peut difficilement être assimilé à un « porte-flingue » de Johnson, sachant que ses liens avec ce dernier étaient pour le moins ténus.
Aucune preuve sérieuse n’incrimine Wallace. Son empreinte digitale, dit-on, aurait été retrouvée sur un des cartons utilisés par Oswald pour confectionner son « nid du tireur » au 5e étage du dépôt de livres scolaires du Texas (d’où il a ouvert le feu sur le cortège présidentiel). En vérité, toutes les empreintes retrouvées sur le carton concerné ont été identifiées par le FBI et correspondaient, soit à celles d’Oswald, soit à celles d’enquêteurs – un fait publiquement connu depuis 1964 [11]. De plus, les deux « scientifiques » qui avaient attribué cette empreinte à Malcolm Wallace à la fin des années 1990 ne possédaient plus, à la date de leurs analyses, la certification requise pour exercer en qualité d’experts [12]. Une expertise conduite de manière plus sophistiquée, à partir de sources plus lisibles, a catégoriquement mis Wallace hors de cause [13]. Au demeurant, le fils de Wallace, qui avait quinze ans lors de l’assassinat de Kennedy, affirme être pratiquement sûr que son père, ce jour-là, se trouvait à leur domicile, en Californie, tentant de le réconforter [14].
L’Amérique, déplore Vincent Hervouët, « préfère dénigrer les complotistes plutôt que de désigner les comploteurs ». Le fait est que les comploteurs désignés par l’intéressé n’en sont pas, et que leur pseudo-culpabilité résulte d’un raisonnement complotiste réfuté depuis belle lurette. « Le fantôme de Kennedy n’a pas fini de hanter Washington », conclut Vincent Hervouët : quitte à admettre un instant l’existence des poltergeist, on imagine plutôt que le fantôme d’Oswald, lui, n’a pas fini de ricaner…
Notes :
[1] Cette Commission n’en avait pas moins émis l’hypothèse que Kennedy avait été « probablement assassiné par une conspiration » (HSCA Final Assassinations Report, Washington, 1979, p. 94)… Cette allégation ne reposait sur rien d’autre qu’une unique expertise d’un enregistrement audio d’un policier faisant partie du cortège présidentiel, suggérant que quatre coups de feu avaient été tirés sur le convoi présidentiel, alors qu’Oswald avait, lui, tiré trois balles. Cependant, ladite expertise a été intégralement discréditée, si bien que, par élimination, il faut en déduire que les conclusions de ladite Commission ont validé celles de la Commission Warren (notamment le fait que les balles qui ont blessé et tué Kennedy venaient du dépôt de livres scolaires du Texas et ont bel et bien été tirées par Oswald – voir également ici).
[2] Voir notamment : Vincent Bugliosi, Reclaiming History. The assassination of President John F. Kennedy, New York, W.W. Norton and Company, 2007 ; Gerald Posner, Case Closed. Lee Harvey Oswald and the Assassination of JFK, New York, Random House, 1993 ; Larry Sturdivan, JFK Myths. A scientific investigation of the Kennedy assassination, Parangon House, Saint-Paul, 2006 ; Gary Savage, JFK First Day Evidence, Monroe, Shoppe Press, 1993 ; Mel Ayton, Questions of Conspiracy, Londres, Horseshoe Publication, 1999 ainsi que The Kennedy assassinations. JFK and Bobby Kennedy – Debunking the conspiracy theories, Barnsley, Pen and Sword, 2022 ; John McAdams, JFK Assassination Logic. How to think about claims of conspiracy, University of Nebraska Press, 2011 ; David von Pein et Mel Ayton, Beyond Reasonable Doubt. The Warren Report and Lee Harvey Oswald’s Guilt and Motive 50 Years On, Strategic Media Books, 2014 ; Patricia Lambert, False Witness. The real story of Jim Garrison’s investigation and Olivier Stone’s film JFK, New York, M. Evans and Company, 1998 ; Fred Litwin, On the trail of delusion. Jim Garrison. The great accuser, Leipzig, NorthernBlues Books, 2020 ; Richard B. Task, National Nightmare on Six Feet of Film. Mr. Zapruder’s Home Movie And the Murder of President Kennedy, Wichita, Yeoman Press, 2005 ; Dale K. Myers, With Malice. Lee Harvey Oswald and the Murder of Officer J. D. Tippit, Dallas, Oak Cliff Press, 2013. En français, voir François Carlier, L’assassinat de Kennedy expliqué. Bilan définitif, après 55 ans, Publibook, 2019, ainsi qu’une excellente analyse des motivations d’Oswald par Armand Moss, La Fausse Énigme de Dallas. Lee H. Oswald, l’assassin du président Kennedy, Paris, La Table Ronde, 1980. En ligne, il faut consulter l’incontournable site du défunt Professeur John McAdams ainsi que celui de Dave Reitzes et celui de Kenneth Rahn.
[3] Ce faisant, Vincent Hervouët s’inspire manifestement du livre de William Reymond, JFK. Le Dernier Témoin, Paris, Flammarion, 2003, ouvrage qui repose sur les allégations d’un homme d’affaires texan, Billie Sol Estes, personnalité douteuse condamnée à multiples reprises pour fraude.
[4] Larry J. Sabato, The Kennedy Half-Century. The Presidency, Assassination, and Lasting Legacy of John F. Kennedy, Bloomsbury, 2014, p. 225.
[5] Sabato, The Kennedy Half-Century, op. cit., p. 224-225.
[6] Voir Robert Caro, The Years of Lyndon Johnson, vol. IV : The Passage of Power, New York, Alfred Knopf, 2012 ainsi que Robert Dallek, Flawed Giant. Lyndon Johnson and his times 1961-1973, New York/Oxford, Oxford University Press, 1998.
[7] Cité dans David Talbot, Brothers. The hidden history of the Kennedy Years, New York, Free Press, p. 252 (voir également Sabato, The Kennedy Half-Century, op. cit., p. 223).
[8] Cité dans Sabato, The Kennedy Half-Century, op. cit., p. 224.
[9], Flawed Giant, op. cit., p. 52-53.
[10] Dallek, Flawed Giant, op. cit., p. 40.
[11] L’empreinte attribuée à Malcolm Wallace correspondait prétendument à l’empreinte n°29 du « carton A », reproduite dans le document Commission Exhibit 641 (Warren Commission – Hearings and Exhibits, vol. XVII, Washington, 1964, p. 304) et déclarée non identifiée lors des premiers examens (Commission Exhibit 662, Warren Commission – Hearings and Exhibits, vol. XVII, p. 319). Cependant, les empreintes du « carton A » ont toutes été identifiées lors d’analyses complémentaires, et toutes appartenaient, soit à Lee Oswald, soit à des enquêteurs (Commission Exhibit 3131, Warren Commission – Hearings and Exhibits, vol. XXVI, p. 809). Voir également The Warren Commission Report, Washington, 1964, p. 566.
[12] Le premier, Nathan Darby, ne possédait plus sa certification depuis 1984, ce qui ne l’a pas empêché de conduire son expertise en 1998 en prétendant mensongèrement la posséder. Le second, Harold Hoffmeister, qui a effectué sa propre analyse en 1998, ne possédait plus sa certification depuis 1996, et, au demeurant, a renié ses conclusions initiales. Voir Joan Mellen, Faustian Bargains. Lyndon Johnson and Mac Wallace in the robber baron culture of Texas, New York, Bloomsbury, 2016, p. 252-262. Le travail de Joan Mellen réhabilitant Malcolm Wallace est d’autant plus remarquable sur ce point que cette auteure est elle-même complotiste…
[13] Mellen, Faustian Bargains, op. cit., p. 272-282.
[14] Mellen, Faustian Bargains, op. cit., p. 257.
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch