Il y a un angle mort des élections françaises de 2022. Un élément qui n’a pas été pris en compte dans la plupart des analyses des résultats. Un détail à l’apparence infime, et qui pourtant renvoie à l’histoire profonde de la France. Infime, car relégué à un plan secondaire de l’identité nationale par deux cents ans de doxa jacobine centralisatrice.
Ce détail, c’est bien entendu de la question des patries charnelles, des identités locales. Bref, des régions et de leurs rapports avec Paris.
Car le conflit qui a enflammé le quinquennat d’Emmanuel Macron n’est pas seulement celui entre la France dite périphérique et la France d’en haut, clivage qui pourrait être simpliste et réducteur sans une explication plus fine. C’est aussi le retour du refoulé français par excellence : l’éternelle lutte des régions contre le pouvoir central de Paris et l’élite qui la domine.
Les Gilets jaunes étaient l’expression de cette France régionale lassée de subir le mépris des classes dirigeantes de la capitale, lesquelles avaient trouvé en Emmanuel Macron et en son entourage de courtisans leur incarnation la plus cristalline. Avant eux, les Bonnets rouges bretons. Après eux, les Convois de la liberté. Les manifestations anti-pass sanitaire, devenus depuis pass vaccinal, ont a mis le feu aux poudres à la Réunion, au Guadeloupe et surtout en Martinique, amplifiant le ras-le-bol de cette France « des marges » qui n’en peut plus de subir passivement toute sorte de politique contraire à leurs intérêts.
La constante est là, toujours présente, immuable : le refus de la part des communautés locales de subir les ordres de Paris lorsqu’ils vont à l’encontre non seulement de leurs intérêts, c’est-à-dire de leurs libertés, lesquelles ne sont jamais aussi fortes que lorsqu’elles sont évoquées pour défendre les identités locales. Un Breton, un Martiniquais, un Provençal, un Auvergnat peuvent aimer la France et s’y identifier, mais en tant que garante de leurs libertés locales. Lorsque celles-ci sont piétinés par Paris, qui est l’incarnation de l’Etat français, c’est la France tout entière, l’idée de la France, qui est rejetée.
Les signes de ce rejet ne font que se multiplier depuis les débuts du quinquennat d’Emmanuel Macron, et tout laisse supposer qu’elles ne feront que s’exacerber avec le temps. Non seulement les Antilles, où l’obligation vaccinale et la mise à pied d’un grand nombre de soignants a révélé au grand jour la colère d’une population qui se sent délaissée, et qui réclame un plan sérieux pour améliorer les infrastructures, le système sanitaire local et la question du chômage, endémique. Mais également, et sur un plan totalement différent, la Corse après le meurtre brutal d’Yvan Colonna, qui a ravivé les tensions entre l’État parisien et les mouvements nationalistes locaux, qui reprochent à la capitale de ne pas avoir maintenu ses engagements pour donner une vraie autonomie à l’Île de Beauté. Et ensuite l’Alsace, qui, coupée en deux départements et pratiquement disparue avec l’affreux découpage territoriale voulu par l’inénarrable François Hollande en 2015. Aujourd’hui, elle réclame de sortir de la monstrueuse région dite Grand Est. L’Alsace veut garder ses privilèges et ses compétences locales, celles que la technocratie européiste libérale de Paris voudrait lui enlever avec le prétexte de l’égalité entre les régions. Traduit : toutes les régions sont également soumises à Paris.
Les législatives de juin 2022 verront donc un nombre important de partis et mouvements autonomistes se présenter aux élections dans un grand nombre de circonscriptions en France métropolitaine et dans les DOM-TOM. Pour l’occasion, une fédération de mouvements régionalistes, la Fédération des Pays Unis, s’est constituée en janvier 2022, s’ajoutant à une autre coalition du même type, celle-ci plus ancienne, Régions et peuples solidaires.
La Fédération des Pays Unis rassemble six partis et mouvements régionalistes : Alternative Alsacienne-‘s Linke Elsass, Prouvènço Nacioun, le Parti breton – Strallad Breizh, le Parti lorrain, Occitanie Pais Nostre, et le Parti Nationaliste Basque (ENJ-PNB).
L’autre fédération d’organisations et partis régionalistes est Régions et peuples solidaires. Fondée en 1994, elle est forte d’un sénateur, six députés, vingt-neuf conseillers régionaux et un député européen, et elle regroupe un grand nombre de mouvements : le Parti occitan, Unser Land (Alsace), l’Union démocratique bretonne, la Gauche républicaine de Catalogne, Femu a Corsica, le Mouvement région Savoie, le Parti des Mosellans, le Parti de la nation corse et deux partis basques, Eusko alkartasuna et Abertzaleen Batasuna.
Un grand nombre d’autres partis et mouvements existent en dehors des coalitions ; souvent il s’agit de micro-organisations très peu actives mais qui traduisent tout de même une volonté localiste de la part de la population. Les DOM-TOM présentent aussi un grand nombre de partis autonomistes et souvent carrément indépendantistes.
Sur l’échiquier politique, les mouvements régionalistes présentent une grande variété d’orientations, qui vont de la gauche européiste social-démocrate et écologiste d’Alternative Alsacienne, à la droite identitaire, comme c’est le cas pour Adsav, parti indépendantiste qui poursuit ses travaux via la revue bilingue War Raok, et le Parti National Breton, qui prône la création d’un ethno-Etat breton indépendant de la France.
Plus on s’éloigne de Paris et plus il y a de mouvements de ce type, dont le poids politique varie considérablement. La faiblesse principale de ces mouvements, qui tous s’accordent sur la nécessité de préserver langues et cultures locales, est qu’il s’agit très souvent de petites organisations divisées entre elles. La seule Bretagne compte à titre d’exemple cinq partis, tandis que la Corse en a une dizaine, la Martinique douze et la Provence trois (Oui la Provence, Nissa Rebela, où milita un jeune Pierre-Antoine Plaquevent, et Prouvènço Nacioun). Les fusions, coalitions, scissions et fédéralisations y sont la règle, de sorte qu’il est difficile d’unir ces mouvements et de les structurer pour qu’ils puissent acquérir un poids politique suffisant pour mener une réelle action de décentralisation. Le seul exemple d’union solide a été celui de la Corse, qui est aujourd’hui dominée par des partis autonomistes. D’une autre manière, la volonté des autorités alsaciennes de refonder leur région étape par étape : fusionnant tout d’abord les deux départements en une collectivité locale et, depuis peu, évoquant la mise en place d’un référendum pour sortir de la région Grand Est.
Malgré les divisons, le destin de la France pourrait s’avérer être celui d’un retour à une organisation de type fédérale. Les déceptions à répétition envers les partis nationaux poussent un nombre toujours majeur de personnes à se réorienter vers l’essentiel, donc le local. Les initiatives en ce sens sont nombreuses, et vont de la mise en place de circuits courts qui valorisent les productions locales, à la création d’écoles et crèches bilingues, ou à la mise en place d’évènements culturels publics (concerts de musique traditionnelle, bals, processions…). Le souci du logement a poussé un grand nombre de ces mouvements à réclamer un statut de résident afin de limiter la spéculation immobilière, qui rend l’accès au logement extrêmement difficile pour les nouvelles générations de Bretagne, Pays basque, Provence, Occitanie et Alsace.
La méfiance envers Paris et ses oligarchies se traduit alors par un retour aux racines régionales, mais qui semble rencontrer des difficultés à prendre une forme politique enracinée et stable. Cela alors que c’est bel et bien la direction dans laquelle ceux qui voudront se réapproprier la politique et la démocratie locale devraient faire : créer des mouvements et des associations qui s’occupent de faire l’intérêt des territoires et non pas adhérer à des partis qui ne sont que l’expression des intérêts des oligarchies parisiennes et européennes.
L’option de la fédéralisation n’est aucunement une aberration, au contraire. Elle est en parfaite cohérence avec son histoire du pays, avec sa nature la plus profonde, et ce fut l’un des principaux combats de Pierre-Joseph Proudhon, de Charles Maurras et de Frédéric Mistral, pourtant très différents les uns des autres, signe que la question fédérale dépasse largement les clivages politiques. Les identités locales font, avec ses habitudes et ses traditions, parties de ce temps long, de ces permanences historiques, qui structurent sociétés et visions du monde. La France est née comme libre association de peuples libres ; son destin est de redevenir telle.
Maxence Smaniotto
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