Traduction d’un article de Cynthia Stokes Brown paru, aux alentours de 2010, sur le site World History Connected, une initiative de la World History Association[1]. Cynthia enseignait l’histoire à l’université dominicaine de Californie, elle a également écrit plusieurs ouvrages dont Ready From Within : Septima Clark and the Civil Rights Movement (Wild Trees Press, 1986, American Book Award, 1987, réédité par Africa World Press, 1990) ; Refusing Racism : White Allies and the Struggles for Civil Rights (Teachers College Press, 2002) ; et Big History : From the Big Bang to the Present (New Press, 2007).
Introduction
Nous enseignons souvent l’histoire des premières civilisations sans prendre le temps de discuter avec nos élèves de ce qu’est une civilisation. Les normes en vigueur dans le milieu universitaire californien, dans le domaine de l’histoire et des sciences sociales, ne nous demandent pas directement d’analyser ou de définir la civilisation ; elles exigent plutôt que les élèves « analysent les structures géographiques, politiques, économiques, religieuses et sociales des premières civilisations de Mésopotamie, d’Égypte et de l’Hindou Kouch » (Norme 6.2). Les standards nationaux dans le domaine de l’histoire mondiale sont plus explicites ; ils précisent que les élèves doivent comprendre « les principales caractéristiques de la civilisation et comment celle-ci a émergé en Mésopotamie, en Égypte et dans la vallée de l’Indus ». Ils précisent également que les élèves doivent démontrer leur compréhension en « analysant les divers critères utilisés pour définir le terme “civilisation” et en expliquant la différence fondamentale entre les civilisations et d’autres formes d’organisation sociale telles que les bandes de chasseurs-cueilleurs et les sociétés agricoles néolithiques » (1A). Pour les niveaux 5/6, ils comprennent en outre le fait de : « Créer une liste des caractéristiques définissant une “civilisation[2]”. »
Que nous soyons guidés par des directives professionnelles ou par une simple volonté d’éclaircir les choses, nous devons commencer notre exposé sur les civilisations par une analyse et une discussion de leur définition. Il s’agit d’un sujet très controversé, donc intéressant. Dans ce court article, je compte utiliser la perspective de l’histoire globale afin de fournir une base pédagogique suffisante pour alimenter des discussions fertiles, peu importe le niveau scolaire, sur ce que pourrait être une définition de la « civilisation » raisonnablement exempte de jugement moral.
Pourquoi chercher une définition non biaisée de la civilisation ? Le mot « civilisation » est apparu pour la première fois dans un livre français au milieu du XVIIIe siècle, L’Ami des hommes (1756) de Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau (le père de l’homme politique révolutionnaire français). Depuis lors, le terme a été étroitement associé au sentiment de supériorité de l’Occident. Afin d’explorer l’histoire sans a priori, nous devons nous départir de cet imaginaire, trop souvent associé au mot « civilisation ». En examinant le passé de la manière la plus neutre et la plus affranchie possible de travers moraux, nous pouvons le voir tel qu’il était réellement ; ce qui nous permet alors d’exploiter notre compréhension de l’histoire afin de porter des jugements de valeur sur nos actions dans le présent[3].
Définir la civilisation
L’usage populaire définit le terme « civilisation » comme suit : « un état avancé de la société humaine, dans lequel un haut niveau de culture, de science, d’industrie et de gouvernement a été atteint. » Cette définition est problématique pour les archéologues, les anthropologues et les historiens, étant donné qu’elle contient un jugement de valeur manifeste selon lequel la civilisation serait supérieure aux autres formes d’organisation sociale, meilleure et plus évoluée.
Pourtant, certains aspects de la civilisation nous paraissent d’emblée tout à fait négatifs ; on peut penser aux guerres à grande échelle, à l’esclavage, au travail forcé, aux maladies épidémiques et à la subordination des femmes. Jared Diamond, un érudit contemporain renommé, a même qualifié l’agriculture menant à la civilisation de « pire erreur de l’histoire de l’humanité[4]. »
Les étudiants sérieux, en archéologie, en anthropologie et en histoire utilisent une définition technique de la civilisation dépourvue de jugement moral. Dans le cadre de cette description technique, les civilisations représentent un type spécifique de communauté humaine : de grandes sociétés complexes basées sur la domestication des plantes, des animaux et des personnes, ainsi que d’autres caractéristiques singulières. (La culture désigne tout ce qui concerne une communauté humaine, ses connaissances, ses croyances et ses pratiques ; les civilisations constituent un type particulier de culture).
Quelles sont les caractéristiques d’une civilisation définie avec soin ? Le théoricien de la civilisation le plus influent dans le monde occidental au cours de la première moitié du vingtième siècle était un professeur d’archéologie préhistorique : V. Gordon Childe (1892–1957), enseignant à l’université d’Édimbourg de 1927 à 1946 puis à l’université de Londres de 1946 à 1956. La liste de critères de Childe définissant une civilisation oriente encore notre réflexion ; la voici résumée brièvement :
- Grands centres urbains ;
- professions spécialisées et à plein temps ;
- les producteurs primaires de nourriture versent les surplus à une divinité ou au souverain ;
- architecture monumentale ;
- classe dirigeante exemptée de travail manuel ;
- système d’enregistrement des informations ;
- développement des sciences exactes et pratiques ;
- art monumental ;
- importation régulière de matières premières ;
- interdépendance des classes (paysans, artisans, gouvernants) ;
- religion/idéologie d’État ;
- structures étatiques persistantes[5].
À première vue, cette liste présente la civilisation sous son meilleur jour, mais qu’en est-il des guerres, de l’esclavage et des souffrances infligées en masse ? V. Gordon Childe utilisait encore des termes comme « sauvagerie » et « barbarie » pour décrire les autres formes de communautés humaines, révélant ainsi son biais initial — à ses yeux, la civilisation incarnait le progrès. Dans les années 1960, les anthropologues abandonnèrent le concept de progrès humain et tentèrent de trouver des moyens de classer et comparer les sociétés humaines exempts de biais moraux, afin de décrire le plus fidèlement possible la réalité historique et présente.
En 1962, l’anthropologue états-unien Elman Service proposa une méthode de classification des sociétés humaines qui reste encore influente aujourd’hui. Il utilisa les catégories suivantes et mentionna deux autres types de sociétés — les États bureaucratiques et les sociétés industrielles — sans les caractériser :
Bandes : petits groupes de 25 à 60 individus liés par des liens familiaux et matrimoniaux, généralement des chasseurs-cueilleurs mobiles.
Tribus : agriculteurs ou éleveurs sédentaires, de quelques centaines à quelques milliers d’individus dont l’identité est basée sur un concept de descendance d’un ancêtre commun ; elles sont organisées de façon souple, sans contrôle central ni hiérarchie sociale fortement développée.
Les chefferies : elles peuvent compter plus de 10 000 individus, dans lesquelles les différences institutionnalisées de rang et de statut s’ancrent dans une hiérarchie de lignées dominée par un chef ; une caractéristique clé est la redistribution — les classes subordonnées paient un tribut au chef qui le redistribue à ses fidèles[6].
Pour disposer d’une taxonomie actualisée des différents types de communautés humaines, j’utilise les trois premières catégories d’Elman Service, tout en remplaçant « État bureaucratique » par « civilisation agraire ». J’ajoute également « société industrielle » et « société mondiale moderne », pour un total de six catégories. On obtient ainsi la classification suivante :
Civilisations agraires : sociétés complexes de grande taille (plus de 60 à 100 000 habitants) dirigées par des rois, avec stratification sociale et tribut imposé, villes alimentées par les agriculteurs environnants.
Les nations industrielles : sociétés hautement complexes avec un interventionnisme gouvernemental à grande échelle dans la vie des citoyens.
Société mondiale moderne : société humaine mondiale interconnectée par des communications rapides (compagnies aériennes, Internet, courrier électronique).
Tout schéma évolutif de ce type doit bien entendu être utilisé avec précaution, parce qu’il peut facilement suggérer un progrès dès lors que bandes, tribus, chefferies et civilisations agraires actuelles sont considérées comme des vestiges de formes sociétales antérieures. Nous devons garder à l’esprit qu’il s’agit d’exemples de la diversité sociale humaine, et non de tentatives échouées de former des nations industrielles ou de composantes sans intérêt de l’humanité.
Comment parvenir à une description exempte de biais moraux des caractéristiques de la civilisation ? Une approche consiste à faire la distinction entre directionnalité et progrès. La directionnalité décrit un changement au cours du temps, un mouvement de l’histoire, sans juger de l’aspect éthique ou moral de ce changement. Pour l’histoire humaine, et pour l’histoire cosmologique, ce changement n’a pas consisté en des fluctuations aléatoires, mais en des processus incrémentaux et cumulatifs. À l’inverse, le progrès oriente la société vers l’amélioration, c’est le mouvement dans une direction désirable ; une idée actuellement peu attractive en raison de l’impossibilité d’arriver à un consensus mondial sur les questions morales[7] [ce qui, bien entendu, n’empêche pas les classes dirigeantes d’imposer la civilisation industrielle à l’humanité tout entière, NdT].
Une autre approche dénuée de tout jugement moral se propose de réfléchir au processus par lequel certains groupes humains sont passés de villages et de petites villes agraires à des cités et des États ; en clarifiant ce processus, nous pouvons élaborer une liste de critères se rapprochant de la neutralité et reflétant la complexité de notre pensée.
Le processus d’urbanisation
Il y a un fait surprenant révélé par l’histoire profonde des États et de la civilisation : lorsqu’on en fait l’étude sur une grande échelle de temps, on remarque qu’ils sont apparus indépendamment et à peu près à la même époque dans au moins sept régions du monde. La première cité-État est probablement apparue en Mésopotamie vers 3 200 ans avant notre ère ; des États se sont constitués en Égypte et en Nubie vers 3100 av. J.-C. ; le phénomène a touché la vallée de l’Indus et la Chine, probablement en deux endroits, vers 2000 av. J.-C. ; on trouvait des États archaïques en Méso-Amérique et au Pérou vers 1000 avant l’ère commune. Des centres agricoles indépendants, plus modestes, ont probablement fait surface dans de nombreux autres endroits du monde — en Amazonie, en Asie du Sud-Est, en Éthiopie ainsi qu’à l’est de l’Amérique du Nord.
Comment des villages et des bourgs se sont-ils transformés en villes ? Pourquoi cela s’est-il produit à peu près partout au même moment, à quelques millénaires près ? Comment les dirigeants ont-ils acquis suffisamment de pouvoir pour contraindre les masses populaires ? Pourquoi les peuples ont-ils permis une telle transformation ? Ces questions peuvent nous aider à comprendre ce qu’est la civilisation.
Les villes ne peuvent pas survivre sans production d’un surplus de nourriture, étant donné qu’il n’y a pas assez d’espace dans une ville pour que chacun puisse cultiver sa propre nourriture. Au fil du temps, des excédents de nourriture sont devenus disponibles à mesure que le climat changeait et que les populations accumulaient des connaissances et perfectionnaient leurs techniques.
La dernière période glaciaire a atteint son apogée environ 20 000 ans avant notre ère (le présent étant défini comme l’an 1950). Ensuite, le climat s’est réchauffé rapidement jusqu’à environ 6 000 ans avant notre ère, date à partir de laquelle la température moyenne n’a augmenté que très lentement jusqu’à l’accélération récente en partie induite par l’homme [plus qu’en partie, étant donné les quantités gigantesques de gaz à effet de serre émises par la civilisation industrielle depuis deux siècles, NdT]. Suite à la dernière période glaciaire, les températures plus clémentes ont rendu l’agriculture à la fois nécessaire et possible, puisque la densité humaine avait augmenté et les mammifères géants du Pléistocène disparu.
Dans le même temps, l’ingéniosité humaine produisit des stratégies cumulatives afin de survivre. Au fur et à mesure que les humains et les animaux sauvages se domestiquaient les uns les autres, les humains ont appris à ne plus simplement manger leurs animaux, mais à en utiliser les produits — le lait pour la nourriture, la laine pour les vêtements, les déchets pour engrais et la force musculaire pour tirer charrues et charrettes. Les charrues, l’irrigation, la poterie pour le stockage et la métallurgie permirent la production d’excédents alimentaires.
De récents travaux montrent qu’en se réchauffant, le climat s’est également asséché dans de nombreuses régions, obligeant les populations à migrer vers des sources d’eau. Il s’agit peut-être de la principale raison pour laquelle la plupart des premières civilisations se sont développées dans des vallées fluviales. Le limon déposé lors des crues prodiguait à ces vallées une fertilité extraordinaire que les humains optimisaient au moyen de réalisations infrastructurelles pour l’irrigation ; d’abord sous la forme de chantiers à taille humaine qui, sous l’égide de l’État, atteignirent par la suite des échelles pharaoniques.
Les céréales mûres doivent être récoltées et stockées. Lorsqu’il y a surplus, il faut le collecter, l’entreposer de manière centralisée et le redistribuer. Selon les archéologues, il est possible que les prêtres aient initialement été chargés de cette tâche qui entrait dans le cadre de leurs responsabilités ; par exemple tenir les calendriers, préciser les jours de semis et prier pour que les récoltes soient abondantes. Les surplus de céréales permirent à la densité humaine d’augmenter jusqu’à la formation de villes (des dizaines de milliers d’habitants) à certains endroits, toujours dépendantes de leurs périphéries pour l’alimentation.
Mais les prêtres ne purent pas gérer ce processus indéfiniment. À mesure que la densité de population augmentait, il fallait protéger l’excédent de céréales contre les voleurs étrangers, mais aussi contre les ennemis de l’intérieur. L’usage des terres devait être organisé ; les gens eurent besoin de protection pour leurs champs et de services, par exemple des moyens d’irrigation à grande échelle, lesquels dépassaient les capacités de quelques communautés locales. Dans un scénario possible, certains prêtres contrôlant le surplus des richesses le mirent à profit afin d’acquérir le statut de dirigeant d’élite ou de roi. Ces premiers rois acquirent suffisamment de pouvoir pour entretenir des armées permanentes de guerriers ou recruter des soldats en cas de besoin. Au fur et à mesure du développement de la propriété privée et de la division des terres en parcelles, les personnes sans terre, peut-être des migrants issus de régions arides, devenaient des paysans sans terre ou des artisans, c’est-à-dire des catégories sociales dépendantes d’autrui pour leur subsistance. Les souverains travaillaient en étroite collaboration avec des prêtres, souvent issus de la même famille, pour établir des religions et des idéologies d’État, en vue de créer un lien durable entre individus, au sein d’une population multiculturelle. Les souverains exigeaient également un tribut pour financer les services fournis à la population, aussi bien de la part des propriétaires terriens que des paysans sans terre et des artisans spécialisés. Le tribut collecté augmentait le pouvoir du souverain et lui permettait de défendre sa cité et/ou de déclarer la guerre aux cités rivales, généralement pour réclamer des droits de propriété sur la terre et l’eau.
Contrairement aux chefs, qui avaient des partisans, mais pas d’armée, les rois possédaient suffisamment de pouvoir pour contraindre leurs sujets à payer un tribut. Pour cela, les rois s’appuyaient sur une élite militaire entretenue grâce aux surplus de nourriture. Les rois étaient également responsables de l’organisation de la collecte du tribut et de la tenue des registres de propriété foncière et d’échanges, ce qui donna naissance à une forme d’écriture. (La seule civilisation sans écriture était celle des Incas au Pérou ; ils utilisaient un système de nœuds sur des cordes (khipu) pour enregistrer les transactions. Certains chercheurs sont convaincus que ces nœuds enregistraient également des mots et de la littérature, mais personne n’est aujourd’hui en mesure de le prouver[8].)
Les rois étaient des gens très occupés ; outre les activités mentionnées plus haut, ils prenaient en charge la construction de grands bâtiments publics et de monuments à leur effigie, participaient à des cérémonies religieuses, réglaient des différends et livraient bataille. Naturellement, un seul souverain ne pouvait pas gérer toutes ces activités à lui tout seul ; ainsi des structures gouvernementales furent-elles créées et développées par des familles issues de l’élite, représentant environ cinq à dix pour cent de la population totale, et accumulant un pouvoir immense sur le reste du peuple.
Comment cela s’est-il produit ? Pourquoi les populations ont-elles permis à certaines catégories sociales de prendre l’ascendant, de forcer la majorité de la population à payer un tribut et à servir dans les armées et les centres de production de l’État ? Ceux qui ne payaient pas étaient-ils réduits en esclavage ? La concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité a‑t-elle été motivée par la soif de domination, de richesse et de pouvoir des classes dirigeantes ? Ou bien la communauté a‑t-elle donné du pouvoir aux élites pour couvrir ses besoins — métiers spécialisés, gouvernance et protection ?
Pour la plupart des historiens et des spécialistes de l’histoire mondiale, il s’agit en fait de deux aspects d’un même processus. Le pouvoir était donné d’en bas et prit d’en haut plus ou moins simultanément, dans un mouvement de va-et-vient, bien que le pouvoir d’en bas (pouvoir consenti) ait probablement précédé le pouvoir d’en haut (pouvoir coercitif) dans la plupart des cas. Une structure hiérarchique avec un pouvoir concentré à l’extrême au sommet était probablement le seul moyen d’organiser et de subvenir aux besoins de populations denses et nombreuses. À l’aube de la civilisation, les peuples choisirent de payer un tribut sous la contrainte plutôt que de réduire leur population, ce qui était apparemment leur seule autre option. [Bon, ça, on n’en sait rien, c’est pure spéculation, NdE].
Mise à jour de la liste des critères
Nous pouvons maintenant revenir à l’établissement d’une liste des caractéristiques de la civilisation. Les enseignants pourraient avoir envie de faire cet exercice avec leurs élèves au début d’une discussion sur les civilisations, puis de le refaire après en avoir étudié quelques-unes. En tant qu’historiens, nous voulons des critères dépourvus de jugement de valeur — ni pour ni contre la civilisation —, simplement descriptifs de la plupart des civilisations actuelles.
Voici la liste descriptive et équilibrée que je propose :
- Surplus de nourriture ;
- densité de population ;
- professions spécialisées ;
- pyramide des classes sociales dominée par de petites élites ;
- subordination des femmes ;
- impôt obligatoire collecté si nécessaire par l’usage de la force ;
- religions d’État ;
- bâtiments publics monumentaux ;
- armées permanentes ;
- guerres fréquentes ;
- altération importante de l’environnement naturel ;
- tombes somptueuses et offrandes funéraires pour les souverains et les élites ;
- système d’écriture et de numération ;
- commerce extérieur constant ;
- art représentatif ;
- calendriers, mathématiques et autres sciences ;
- esclavage ;
- épidémies de maladies.
En version courte :
- Surplus de nourriture ;
- densité de population ;
- société stratifiée en classes ;
- imposition forcée ;
- systèmes étatiques ;
- accumulation des connaissances.
De toute évidence, tous ces critères ne doivent pas être cochés pour qu’il y ait civilisation, mais seulement la plupart d’entre eux, voire tous ceux figurant sur la liste restreinte. Par ailleurs, bien qu’il existe un noyau de caractéristiques communes à la civilisation, toute liste de ces attributs reflétera le jugement et le point de vue de son ou ses auteur(s). L’établissement d’une telle liste semble être une activité intéressante, parce qu’elle aide les élèves à réfléchir au processus par lequel les villes se sont transformées en cités et en civilisations ; ils apprennent aussi que l’étude de l’histoire est une activité basée sur l’interprétation. Ils peuvent imaginer leurs propres interprétations de l’histoire et profiter de cette expérience stimulante consistant à donner du sens aux événements passés.
La plupart des historiens mondiaux ont choisi d’utiliser le mot « civilisation » plutôt que de le rejeter, mais ils le définissent avec précaution comme un type particulier de communauté humaine présentant des caractéristiques spécifiques. Pourquoi toutes ces caractéristiques sont-elles réunies dans ce type de communauté et pas dans d’autres ? Les grands historiens s’interrogent encore sur cette question fondamentale.
Analogie avec les fourmis
Plusieurs chercheurs travaillant sur de très grandes échelles de temps ont attiré notre attention sur des analogies entre les sociétés humaines et celles des insectes les plus sociaux : les fourmis, les termites et les abeilles[9]. Les fourmis ont évolué sur une centaine de millions d’années, passant d’une guêpe solitaire à des créatures vivant au sein de structures sociales parmi les plus complexes, aujourd’hui appelées superorganismes. Le succès des fourmis rivalise avec celui des humains en termes de masse pure — chaque groupe constitue environ dix pour cent de la biomasse animale de la planète. (La biomasse animale ne représente qu’environ deux pour cent de la biomasse végétale, qui ne représente qu’environ un pour cent de la biomasse bactérienne).
Les sociétés de fourmis partagent plusieurs caractéristiques avec la civilisation humaine. Elles ont adopté un système de castes rigide et hiérarchique et communiquent par le biais de dix à vingt signaux chimiques (mais pas d’écriture ni de numération !). Certaines fourmis élèvent des pucerons, et les fourmis coupe-feuille d’Amérique du Sud pratiquent l’agriculture ; elles mastiquent des morceaux de feuilles, les fertilisent avec leurs excréments pour produire un champignon dont elles se nourrissent. La plupart des sociétés de fourmis produisent une classe de guerriers féroces ; leurs sociétés sont encore plus belliqueuses et va-t-en-guerre que les sociétés humaines, attaquant parfois leur propre espèce pour accaparer nourriture et territoire. Au sein de la fourmilière, les individus ont renoncé à leur rôle reproductif au profit de la reine trônant au cœur de la colonie, constituant ainsi un superorganisme. Les fourmis modifient significativement leur milieu de vie en déplaçant autant de terre que les vers de terre, ce qui enrichit le sol. Si toutes les fourmis mouraient, les extinctions d’espèces augmenteraient ; si tous les humains mouraient, les extinctions d’espèces diminueraient.
Les sociétés humaines évoluent-elles vers le modèle des sociétés de fourmis à mesure que la densité démographique augmente au sein de la civilisation globalisée ? Les humains ont-ils seulement le choix en la matière, ou s’agit-il d’un processus indépendant de notre volonté ? Quelle autre discipline que l’histoire mondiale pour réfléchir à ces questions ?
Cynthia Stokes Brown
Traduction : Philippe Oberlé
Édition : Nicolas Casaux
Pour aller plus loin sur la civilisation, le mot et l’idée :
Miscellanées contre la civilisation (par Nicolas Casaux)
Autrement, sur l’analogie entre la civilisation et les sociétés d’insectes sociaux, on peut souligner que le prêtre jésuite Teilhard de Chardin se réjouissait de ce que « dans le moule étroit et inextensible représenté par la surface fermée de la Terre, sous la pression d’une population et sous l’action de liaisons économiques qui ne cessent de se multiplier, nous ne formons déjà plus qu’un seul corps », et que « dans ce corps lui-même, par suite de l’établissement graduel d’un système uniforme d’industrie et de science, nos pensées tendent de plus en plus à fonctionner comme les cellules d’un même cerveau ». Chardin célébrait quelque « Super-Humanité » à venir, « beaucoup plus consciente, beaucoup plus puissante, beaucoup plus unanime que la nôtre ». Ainsi affirmait-il que « pour parvenir au bout de ce que nous sommes, il ne suffit pas d’associer notre existence avec une dizaine d’autres existences choisies entre mille parmi celles qui nous entourent, mais qu’il nous faut faire bloc avec toutes à la fois ». En fin de compte, selon les fanatiques de l’Unanimité comme Chardin, « ce que la Vie nous demande […] c’est de nous incorporer et de nous subordonner à une Totalité organisée ».
Chardin remarquait à juste titre qu’au cours des dix derniers millénaires — au fil de conflits et de guerres innombrables, d’expansions impérialistes, de génocides et d’ethnocides — l’humanité s’était graduellement constituée en une unique organisation sociale, une seule termitière planétaire. Mais loin de déplorer cette uniformisation, synonyme d’extinction, d’extermination biologique et culturelle massive, il la louangeait.
Aux États-Unis, ceux qu’on appelle les digerati (mélange de « digital », désignant le numérique, et « literati », désignant les initiés, les lettrés, la classe des sachants), soit la crème de la crème des promoteurs de la numérisation et de l’informatisation du monde, célèbrent et prônent à peu près la même chose : la « totalité organisée » à laquelle ils nous enjoignent de nous soumettre, de « nous incorporer et de nous subordonner », ils la nomment « the hive » : « la ruche ». La grand-ruche électronique. Le grand ordinateur, le grand appareil informatico-numérique auquel nous sommes tous reliés, subordonnés, dont notre survie dépend actuellement. « La ruche électronique, composée de millions d’ordinateurs personnels bourdonnants et peu avisés, se comporte comme un organisme unique. L’apprentissage, l’évolution et la vie sont le fruit d’éléments mis en réseau, qu’il s’agisse d’insectes, de neurones ou de puces. D’un essaim planétaire de calculateurs en silicium émerge une intelligence autonome : le réseau [l’internet]. » (Kevin Kelly, rédac chef du magazine Wired)
Cette aspiration à « faire bloc », à constituer un seul super-organisme planétaire, est relativement commune dans la civilisation moderne, et sans doute un produit de l’idéologie (du mythe) du progrès né au XVIIème siècle en Occident. Beaucoup de progressistes semblent, en effet, partager une aspiration mondialiste (ou altermondialiste) selon laquelle il serait très souhaitable que tous les humains et tous les endroits de la planète soient connectés entre eux, reliés, unifiés, d’une certaine manière, en une sorte d’humanité mondialisée, de technosphère globale. Leur rêve, un cauchemar pour d’autres, est en voie de réalisation.
Cyril Dion, pour prendre un autre exemple au hasard, déclare qu’un de ses principaux objectifs consiste à « conserver le meilleur de ce que la civilisation nous a permis de développer », qui comprend notamment « la capacité de communiquer avec l’ensemble de la planète », notamment au travers de l’Internet, cette « incroyable innovation permettant de relier l’humanité comme jamais précédemment ».
Bruno Latour, philosophe (imbécile) très en vogue, reprenant cette idée également très en vogue selon laquelle le réseau internet serait une sorte de cerveau planétaire, se réjouit du fait qu’avec
« la multiplication du numérique, l’on est enfin face à un dispositif qui commence sérieusement à ressembler à un système nerveux planétaire. Nous avons enfin les moyens de rendre concrets, visibles et matériels l’ensemble des connexions qui étaient auparavant invisibles, ou qui se faisaient dans la tête des gens. […] Nous ne sommes qu’au tout début de cette expansion d’un système nerveux un peu sérieux, qui remplace des systèmes d’information “papiers”, qui pour leur part étaient lents. […] il se construit ce système nerveux planétaire bégayant, qui nous libère quand même de l’idée locale. »
Le philosophe André Gorz, espérait, lui, le « développement d’une technologie informatique émancipatrice capable d’optimiser la production et de réduire le temps de travail en plus de permettre une mise en réseau mondiale des économies locales ».
On pourrait continuer ainsi à multiplier les exemples de personnalités de gauche, aussi bien que de droite, qui espéraient et croyaient, qui espèrent et croient, en une bonne et juste et nécessaire mondialisation (à droite : le mondialisme, à gauche : l’altermondialisme ; dans les deux cas : un certain mondialisme), en une certaine planétarisation ou mise en réseau planétaire de l’humanité.
Aldous Huxley notait d’ailleurs, dans Retour au Meilleur des mondes (1958), que
« la civilisation est, entre autres choses, le processus par lequel les bandes primitives sont transformées en un équivalent, grossier et mécanique, des communautés organiques d’insectes sociaux. À l’heure présente, les pressions du surpeuplement et de l’évolution technique accélèrent ce mouvement. La termitière en est arrivée à représenter un idéal réalisable et même, aux yeux de certains, souhaitable. […] En s’acharnant à réaliser ce dernier, ils parviendront tout juste à un despotisme totalitaire. »
Nous y sommes (presque, plus ou moins). Quel bonheur.
& enfin, pour répondre à la question de Cynthia : les humains, évidemment, ont le choix. Les humains ont toujours eu le choix. Mais la plupart des humains choisissent de se soumettre aux institutions existantes, qui sont toutes créations humaines, d’aller dans le sens du courant. Si la civilisation technologique paraît hors de contrôle, c’est parce que la plupart des gens ont renoncé à essayer de fournir de véritables efforts pour changer les choses. Bernard Charbonneau notait que « c’est sous la forme de la démission que se manifeste la vie politique : démission du peuple entre les mains de ses représentants, démission de la majorité parlementaire entre les mains de son gouvernement, démission des hommes de gouvernement devant la nécessité politique incarnée par les grands commis de l’administration » (L’État). « L’État totalitaire n’est pas autre chose qu’une concrétisation de la démission totale de l’homme. » Son ami Jacques Ellul remarquait pareillement : « L’État s’est développé par soi exactement dans la mesure où l’homme a cédé, bien plus : a désiré qu’il en soit ainsi. La force des choses fonctionne, aveugle, dans l’exacte mesure où l’homme démissionne. »
S’ils désiraient vraiment changer les choses, les humains se rendraient compte, paradoxalement, que la civilisation technologique est, en un sens, bel et bien hors de contrôle : dans la mesure où son fonctionnement est trop complexe pour pouvoir être organisé et contrôlé démocratiquement par tout un chacun (sans d’importantes délégations du pouvoir, sans renoncements, sans soumission). Ils seraient alors contraints de réaliser que, s’ils souhaitent regagner du contrôle sur leurs existences, du pouvoir sur la société dont ils participent, ils n’ont d’autre choix que de démanteler la civilisation technologique, la dissoudre en une multitude de sociétés plus petites, à taille humaine, bien plus simples sur le plan technologique, autonomes. (Autrement dit, s’il n’est pas en notre pouvoir de diriger réellement, démocratiquement, égalitairement, la civilisation technologique, la civilisation industrielle mondialisée, il est en notre pouvoir de la défaire, de la disloquer, ou de la mettre à bas.)
Nicolas Casaux
- https://worldhistoryconnected.press.uillinois.edu/6.3/brown.html ↑
- History-Social Science Framework for California Public Schools Kindergarten through Grade Twelve. California Department of Education, 2005 ; National Standards for World History (Grades 5–12). (Los Angeles, CA National Center for History in the Schools, 1994) ↑
- Bruce Mazlish, Civilization and Its Contents. (Stanford, CA : Stanford University Press, 2004). ↑
- Jared Diamond, “The Worst Mistake in the History of the Human Race.” Discover (May 1987) or Goggle “Jared Diamond Worst Mistake.” ↑
- Bruce G. Trigger, Understanding Early Civilizations : A Comparative Study. New York : Cambridge University Press, 2003), 43, based on V. Gordon Childe, “The Urban Revolution,” Town Planning Review 21 : 3–17. ↑
- Elman Service, Primitive Social Organization : An Evolutionary Perspective. (New York : Random House, 1962). ↑
- David Christian, “Directionality or Betterment?” in “Forum on Progress in History,” Historically Speaking, vol .VII, no. 5 (May/June 2006), 22–25. See also David Christian, Maps of Time : An Introduction to Big History (Berkeley, CA : University of California Press, 2004). ↑
- Gordon Brotherson, Book of the Fourth World : Reading the Native Americas Through Their Literature. (Cambridge : Cambridge University Press, 1992). ↑
- Russell Merle Genet, Humanity : The Chimpanzees Who Would Be Ants. (Santa Margarita, CA : Collins Foundation Press, 2007), and Bert Holldobler and Edward O. Wilson, The Superorganism : The Beauty, Elegance and Strangeness of Insect Societies. (New York : W. W. Norton, 2009). ↑
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