« Ce qui m’a frappé, et nous l’avons dénoncé à l’ONU, c’est qu’il est inouï que le pays qui espionne le plus au monde accuse d’espionnage le pays le plus espionné du monde. Certes, parfois, nous avons envoyé des citoyens cubains pour infiltrer des organisations contre-révolutionnaires et nous informer d’activités qui nous intéressent beaucoup. J’estime que nous avons le droit de le faire tant que les Etats-Unis tolèrent que, sur leur sol, on planifie des sabotages, des incursions armées, des attaques contre nos installations touristiques, l’introduction d’armes et d’explosifs et surtout des attentats pour nuire à l’économie et au tourisme. Tous ces faits que nous avons dénoncés. » Fidel Castro.
Au début des années 90, l’Union soviétique et le bloc de l’Est s’écroulaient, laissant la petite île de Cuba dans l’embarras. En effet, coupé d’un partenaire de premier plan, l’île des Caraïbes se trouvait seule face à un blocus organisé par les Etats-Unis. Mis en place depuis l’année 1961, le blocus a selon l’ONU (rapport de novembre 2017) fait perdre à Cuba un chiffre d’affaires de 822 milliards 280 millions de dollars. Selon des économistes Cubains, c’est environ 12 millions de dollars perdus par jours à cause du blocus (1). Ces mêmes années concordent avec la période dite « spéciale » à Cuba, dans le sens où le pays était dans un état économique proche de celui d’une période de guerre mais en temps de paix, avec son lot de famine et de coupure d’électricité.
En 1992, la loi Toricelli aux Etats-Unis interdit aux filiales des compagnies étasuniennes établies dans des pays tiers de commercer avec Cuba. En 1996, la loi Helms-Burton interdit à n’importe quelle personne ou entreprise dans le monde de faire usage ou de commercer avec les biens nationalisés des Etats-Unis par Fidel Castro au début de la révolution cubaine. Ces deux lois extraterritoriales (2) – prohibées par l’ensemble du droit international – ont des effets rétroactifs (3) – de même normalement prohibés – qui ont pu impacter des grandes entreprises comme le Crédit agricole français (4) ou encore la Société générale (5). Pour être clair : ces lois et le blocus font que Cuba n’a pas accès à tous les outils dont elle aurait besoin pour son développement, médicaments compris.
Pendant les années 90, les diverses organisations contre-révolutionnaires de Miami, où se sont réfugiés les Cubains anti-castristes à la suite de la Révolution de 1959, tentent par des structures clandestines d’en finir avec la République socialiste, pensant qu’elle n’est qu’une coquille vide sans son protecteur soviétique. Cela passe par des actes terroristes.
La Havane, face à cette menace, enverra des agents s’infiltrer dans ces organisations afin de créer un réseau de renseignement à même d’arrêter les actes criminels contre Cuba. Ce réseau d’agent sera nommé le Réseau Guêpe et comprendra 14 personnes. La plupart seront arrêtés le 12 septembre 1998 par le FBI pour espionnage sur le sol des Etats-Unis dans le but de commettre des délits, voire un homicide volontaire pour l’un d’eux. On en retiendra surtout 5 qui refuseront de passer un marché avec les Etats-Unis : Gerardo Hernandez, Antonio Guerrero, Ramon Labanino, Fernando Gonzalez et René Gonzalez. Malgré le témoignage de pontes du FBI en leur faveur et l’absence de preuves de vouloir nuire aux EU ou d’avoir eu la volonté de tuer quelqu’un, les 5 héros Cubains seront condamnés (6). Le gouvernement de Cuba mit tout en œuvre pour les faire revenir, les rendant au passage célèbre sur l’île. Les derniers espions furent relâchés en décembre 2014 dans le cadre d’un échange de prisonnier et du réchauffement des relations entre Cuba et les Etats-Unis(7).
C’est cette histoire que raconte le film franco-espagnol Cuban network d’Olivier Assayas (2019), mais en se concentrant sur quelques espions en particulier.
De l’aveu du réalisateur, le film se construit davantage comme une histoire familiale, celui d’un couple qui s’aime (René et Olga Gonzalez), se déchire, puis se réconcilie sur fond d’événements historiques dont ils sont les acteurs mais qui les dépassent. Le film commence par une scène d’intimité banale dans le couple, afin de montrer l’élément perturbateur (la fuite de René) qui va lancer l’histoire. C’était une scène voulue par Assayas afin de lancer ce drame familial (8). Cela nous permet de nous installer de suite dans le sentiment de trahison que va ressentir Olga pour son mari, qu’elle continue à aimer malgré sa fuite, choisissant même de partir aux Etats-Unis rejoindre celui-ci avec sa fille. Bien entendu, dans le film, elle finira par apprendre la vérité. Même si la rancœur reste présente, on voit aux retrouvailles à l’aéroport de Miami une tendresse qui persiste entre les deux. Toutefois, c’est à la maison qu’elle règle ses comptes avec son compagnon car même si elle comprend ses raisons, Olga est choquée que son mari ne lui ait rien dit avant de partir. La réconciliation se fera petit à petit, avant d’être totale lorsque René Gonzalez est arrêté, la vitre de la prison séparant Olga de René leur permettant à chacun de refléter l’autre durant leur entretien, et Olga soutenant son mari dans ces circonstances.
Le réalisateur a beaucoup travaillé sur la psychologie des personnages, sur ce qui les poussent à agir. René Gonzalez est un patriote et un communiste, ancien militaire qui a des convictions morales et souhaite protéger son pays. Il aime sa femme et sa fille et souffre d’avoir dû les abandonner pour sa patrie. Sa femme Olga est une fière patriote et communiste, mais en même temps prête à rejoindre son mari à Miami. Elle est une femme indépendante qui ne se laisse pas guider sa conduite et, même si elle comprend les motifs de son mari, elle est déçue de ne pas avoir été mise au courant.
L’un des autres espions que l’on va suivre dans le film, Juan Pablo Roque, est plus flamboyant et séducteur. Il mène grande vie aux Etats-Unis et semble plus ambigu sur son rôle d’espion. Contrairement à René il trouve une femme aux Etats-Unis mais n’hésite pas à l’abandonner une fois sa mission achevée. Il semble arnaquer facilement les anti-castristes en les vendant au FBI et en leur extorquant de l’argent pour sa biographie de (faux) dissident cubain. Sa femme est quant à elle plus soumise à son mari, même si elle finit par avoir des doutes sur lui à cause de son train de vie. Bien entendu elle vit difficilement la trahison de son mari qui dit à la télé ne regretter que sa voiture restée aux Etats-Unis. Manuel Viramontez, de son vrai nom Gerardo Hernadez, est celui qui coordonne le réseau. Il semble proche de René Gonzalez mais on a peu d’explication sur sa personnalité. Toutefois, et malgré qu’il soit un espion, il semble plus sympathique envers la femme qu’il aime que ses deux comparses, celui-ci n’hésitant pas à expliquer à sa copine sa mission tout en lui demandant de garder le secret.
Nous pouvons trouver dans le film quelques messages anticommunistes (sans doute pour ne pas paraitre pro-castriste) : l’écriteau du début nous rappelle qu’il y a des « résistants » à Miami qui veulent abattre le « Régime » à Cuba. Pour expliquer à ceux qui ne comprendraient pas ce qu’il en est, l’impérialisme étasunien, et même français, utilise le terme de « Régime » pour désigner ses ennemis du moment, ce qui en fait une catégorie fourre-tout servant à parler de pays avec des systèmes différents, du Venezuela à l’Iran, de Cuba à la Corée du Nord. A contrario, un pays qui serait en l’espèce une dictature féroce matériellement constatable pourra ne pas être affublé de ce vocable de « Régime » s’il est un allié. Ainsi la monarchie de droit divin d’Arabie saoudite n’est pas un régime a contrario de la République islamique d’Iran (9). Autre exemple dans le film, un personnage comme Carriles, terroriste responsable de nombreux attentats à Cuba et membre de la CIA, est à peine exploré. Quant à l’affaire des avions détruits de Hermanos al escate, on efface tout à fait que cette organisation n’avait pas que des buts humanitaires… Cependant, à part pour le personnage de Juan Pablo Roque, les espions cubains sont montrés sous un jour plutôt positif, luttant pour leur pays, quitte à sacrifier la vie qu’ils avaient.
A contrario, l’image des anti-castristes est nettement plus négative, car à part José Basulto dont le portrait est mitigé et n’apparait pas totalement antipathique, le reste de la communauté cubaine est présentée comme corrompu. Globalement, et malgré une solidarité d’apparat, on a ceux qui sont assez opportunistes pour travailler avec le FBI afin de les renseigner sur les Cubains de Miami. D’autres qui travaillent pour les cartels de la drogue ou/et qui financent les actes de terrorisme. Ceux qui font payer très cher pour assurer la traversée des Cubains vers Miami.
Les objectifs des anti-castristes sont relativement mal expliqués mais sont compréhensible en s’attardant sur quelques discours de personnages : le but c’est de rendre les usines à ceux à qui elles appartenaient avant la révolution (10), soit à l’aristocratie terrienne. En effet, celle-ci a largement fui le pays pour rejoindre les Etats-Unis, le pays ayant soutenu la dictature de Batista. Cette aristocratie a en travers de la gorge d’avoir été dépossédée de ses biens pour le plus grand nombre et a toujours aidée le gouvernement des EU dans ses attaques contre l’île, notamment dans la foireuse opération de la baie des Cochons de 1961. En plus de cet aspect très matériel, on constate que les revendications de restitution des propriétés s’accompagnent d’un retour au religieux : il n’est pas anodin que l’organisation Hermanos al escate préfère « Frère » à « Camarade », la première ayant une connotation plus religieuse que celle laïque utilisée à Cuba. Là encore, cela s’explique par l’histoire : l’église catholique a été ambivalente par rapport à la révolution. Là où certains ont décidés de la soutenir, d’autres prêtres ont fait causes communes avec l’impérialisme (parce que globalement un intérêt matériel entrait en jeu), allant même jusqu’à organiser le vol d’enfant de Cuba vers les Etats-Unis (11). C’est donc normal que l’on retrouve chez plusieurs anti-castristes ce retour au religieux.
Le film est issu d’un livre journalistique nommé Les derniers soldats de la guerre froide de Fernando Morais. Une partie du film a été tourné à Cuba et selon Assayas certaines scènes furent dure à tourner à cause du manque matériel, Cuba subissant un embargo. S’il considère que les autorités cubaines auraient trainées des pieds sur certains points, le réalisateur trouve que dans l’ensemble elles n’ont rien refusées à la production (12).
Pour qui le film est tourné ? Principalement les amateurs de films d’espionnage et un peu de drames familiaux, toutes classes confondues. Vu les propos du réalisateur, il est peu probable que le film cherche à toucher un public pro-Castro, même si de par la façon dont l’œuvre est tournée ce public a accueilli de manière globalement positive Cuban Network. De même, vu comment sont montré les anti-castristes, ce n’est pas à eux non plus que le film s’adresse.
A sa sortie quelques reproches ont été fait au film. Tout d’abord, des critiques ont reprochés au film sa narration qui serait peu compréhensible à cause des sauts dans le temps, des retours en arrière et des années qui s’écoulent rapidement. C’est certes vrai, mais cela apparait vite comme un point de détail pour un contenu qui est dans sa majorité très clair. Ensuite, on lui reproche de mal expliquer le contexte. D’abord soyons honnêtes, il est très difficile de résumer parfaitement un contenu historique en deux heures de film. Pourtant, rien empêchait le réalisateur de citer trois faits majeurs de cette période et nécessaire à la compréhension de l’histoire : tout d’abord la période spéciale, accentuée par les mesures d’aggravation du blocus par les Etats-Unis, justement pour achever la « dictature castriste », puis les lois Toricelli et Helms-Burton qui prévoient des lourdes sanctions pour tous ceux, y compris étrangers, qui utilisent de près ou de loin des fournitures provenant des entreprises nationalisées cubaines. Si autant tout le monde pourra se situer la fin de l’URSS, autant sans ces deux informations on comprend mal les enjeux de la période, ni le rebond de Cuba au début des années 2000, loin d’être lié uniquement au tourisme.
Certains ont reprochés au film d’être pro-castriste, mais je pense avoir démontré plus haut que cette accusation est infondée.
Le long-métrage a été accusé de faire de l’anti-américanisme (13). Cela semble aussi absurde car, si en effet il y a en creux une critique des institutions comme le FBI, on ne trouve pas de critiques générales des Etats-Unis. On pourrait même critiquer le film de ne pas montrer un fait historique avéré, celui du double-jeu des EU qui disent lutter contre le terrorisme tout en soutenant en sous-mains les Cubains de Miami. Pour rappel, Carriles, le terroriste présenté dans le film, est un agent de la CIA avéré. Par contre, notons contre les critiques qu’il est juste dans le film de montrer les espions seulement récupérer des infos sur les organisations anti-castristes : au procès des 5 héros, des membres influents du FBI sont venu confirmer que les espions arrêtés étaient là pour espionner ces organisations et n’avaient de toutes évidences pas récupérées ou eu l’intention de récupérer des informations concernant la sécurité des Etats-Unis.
A titre de conclusion, nous pourrions adresser une dernière critique au film. Le patriotisme des Cubains n’explicite pas entièrement ce qui motive les personnages. Nous n’entendons pas parler du communisme à Cuba, qui reste une valeur partagée par de nombreux Cubains. Rien n’est expliqué sauf de manière très vague. Il aurait pu être intéressant de parler de manière très rapide du système cubain face à celui des Etats-Unis. Surtout que les Cubains pesant à Miami sont des gens très riches et qui ne supportent pas que des pauvres et des paysans aient accaparés leurs propriétés. De même, on aurait pu insister sur ce que cela signifie privatiser les biens de la Nation face à une économie planifiée. Et enfin en quoi le patriotisme populaire cubain et la question de la souveraineté se lie à la lutte pour le socialisme.
[1] « Les problèmes de l’économie cubaine » par Quentin, JRCF, 14/03/2019.
[2] C’est-à-dire légiférant pour un autre Etat que celui où la loi est votée.
[3] C’est-à-dire portant sur des faits avant le passage de la loi.
[4] « Blocus de Cuba : un crime qui dure », Antonio Bermudez, JRCF, 31/03/2018.
[5] « Une banque française poursuivie en justice par la loi Helms-Burton », Cuba debate, 11/07/2019.
[6] « Les Cinq » par Maurice Lemoine, Le Monde diplomatique, avril 2008.
[7] « Héros à Cuba, trois des « cincos heroes » ont été libérés », Le Figaro, 18/12/2014.
[8] « Olivier Assayas décrypte la scène d’ouverture de « Cuban Network », Vanity Fair, 30/01/2020.
[9] L’auteur précise qu’il n’émet pas un jugement de valeur positif pour l’Iran.
[10] C’est dit nommément par José Basulto lors de sa première intervention dans le film.
[11] « Opération Peter Pan : des milliers d’enfants cubains exfiltrés vers la Floride », 14/01/1998, L’Orient Le Jour.
[12] « Cuban Network – Pénélope Cruz, Olivier Assayas – Paris Première (Pathé Beaugrenelle, 22/01/2020) », Gille Vaudois, 07/03/2020.
[13] « Cuban Network : thriller mineur [critique] », Première, 28/01/2020.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir