Le thème du « déclin français » et son corollaire « le retour de la grandeur de la France » est devenu, directement ou indirectement, de la droite à la gauche des forces politiques françaises, le sujet majeur de la vie politique française.
Ce « déclin français », avec ses composantes de peur, d’amertume, ces interrogations sur l’avenir, domine, sans le dire, depuis des années, le climat politique et la vie intellectuelle française. Il a nourri, au fur et à mesure, un nationalisme d’autant plus malsain qu’il est fait de dépit, de peur de l’autre, de xénophobie, de perte de confiance en soi.
Avec la crise du Corona, ce sentiment de déclin s’est accentué : on y retrouve, pèle mêle jetés, le scandale des masques, le paracétamol et les autres pénuries de médicaments de base, les difficultés de production de l’oxygène, l’échec de la France, « la seule parmi les grandes puissances, à ne pas produire un vaccin anticovid », mais aussi les déboires militaires au Sahel décidément trop grand pour les capacités françaises, « l’irrespect » manifesté par l’Algérie comme le dénoncent des hommes politiques français, l’arrogance du Royaume Uni sur l’affaire des zones de pêche, l’affaire du contrat de vente de sous-marins avec l’Australie etc.
Si on n’a pas en vue ce sentiment de déclin, on ne peut comprendre, par exemple, la réaction extrême française à cette dernière affaire. La désinvolture, voire l’indifférence aux intérêts français manifestée par ses alliés, ont vexé la France. Encore plus, lorsque ce manque de considération s’est confirmé dans l’annonce d’un traité d’alliance Indopacifique entre les États Unis, le Royaume Uni et l’Australie, conclu sans que la France ne le sache et d’où elle est exclue. Cela ne pouvait mieux confirmer ce sentiment de déclin. C’est comme si la France était obligée, désormais clairement, de prendre conscience de sa place dans les rapports stratégiques mondiaux.
Mais qu’y a-t-il en réalité derrière cette question du déclin
En effet, si on considère la question de plus près, on pourra s’apercevoir rapidement, que le mot « déclin » est inapproprié. Il sert à masquer, en fait, une nouvelle réalité qui détermine et qui déterminera probablement la place de la France, comme celle d’autres pays naguère dominants, dans les rapports entre nations.
Le mot déclin remplit alors une fonction : celle du déni de cette réalité ; cet angle d’approche, cette lecture de la situation française par le déclin, va s’imposer à toutes les forces politiques, de gauche comme de droite, aussi bien dans la dénonciation de ce déclin, que dans la recherche de ses responsables, ainsi que dans la nécessité de le refuser et de redonner à la France, « la place qui est la sienne ». Le président Macron parle de » redonner sa grandeur à la France ». Éric Zemmour clame que « la France n’est pas la France si elle n’est pas hégémonique » . Jean Luc Mélenchon tonne que La France est » le 2eme domaine maritime du monde avec 10 millions de km2 , qu’en 2050 cinq cent millions de personnes parleront le français dans le monde » grâce à la présence de la France en Afrique, et que « la France ne ressemble pas aux autres puissances car sa mission est universelle ». Le nationalisme fait rage.
De façon générale, tout le discours politique reflète ce souci, cette obsession de redonner sa puissance à la France que ce soit dans les approches économiques de réindustrialisation de la France, culturelle à travers la francophonie, ou militaire à travers l’attachement à une présence à l’extérieur, même si les moyens ne le permettent plus.
Car tout cela n’est d’évidence plus possible. La place de la France, et aussi de l’Europe, dans le PIB mondial a été pendant deux siècles une sorte d’exception historique, liée à la révolution industrielle européenne. Celle-ci a fait que des pays relativement petits, du point de vue de leur étendue géographique et de leur population, ont pu dominer d’immenses pays grâce, à la fois, à leur puissance technologique et militaire et à leur unité nationale . Qu’on regarde la carte du monde, ceci saute aux yeux et laisse songeur. Avant la révolution industrielle, des pays comme la Chine et l’Inde représentaient 50% de la production mondiale. On sait que le facteur démographique est, en dernière instance, le facteur déterminant des rapports entre groupes humains. Aujourd’hui avec leurs trois milliards d’habitants, ils reprennent progressivement leur place mondiale. C’est aussi simple que cela. C’est aussi le cas progressivement d’autres régions du monde. Il ne s’agit donc pas d’un « déclin », mais d’une évolution historique en quelque sorte normale, d’un retour à l’ordre des choses.
Le déni de la réalité
De la même manière, la France, et d’autres pays européens, vont reprendre historiquement tout simplement leur place naturelle dans le concert des nations du monde. Et c’est une bonne chose, y compris pour la France. Les autres nations dans le monde se trouvent-elles dévalorisées d’être à leur place, de ne pas être hégémoniques ? L’Allemagne s’est trouvée bien plus respectée de ne plus l’être, et de consacrer ses forces à sa prospérité , bien que la tentation hégémonique ne soit jamais bien loin. D’autres pays, bien connus pour leur qualité de vie, et leur niveau civilisationnel, se trouveraient-ils diminués d’être comme tout le monde, des pays « normaux » ? Sont-ils de « petits pays » ou bien au contraire des pays admirés ?
Mais, en attendant, malheur à celui qui dirait en France tout simplement « voilà c’est la réalité de ce que nous sommes actuellement, le monde a évolué ». Il n’aurait plus aucune chance politique dans un climat où domine le nationalisme sous sa forme la plus négative, la plus dangereuse, celle de l’amertume, celle d’un sentiment de déchéance par rapport à un statut désormais dépassé.
Le déni de la réalité est toujours dangereux, que ce soit pour un individu ou pour un groupe social. Il entraine toujours à des pathologies. La réalité est niée, refusée, insupportable pour bien des forces politiques française, et même, pourrait-on dire par l’opinion publique française en général. D’où ce pourrissement de la situation politique, d’où cette propension à chercher des boucs émissaires à cette situation, émigration, arabes, musulmans, « politiciens- traitres ».
Cette fausse conscience de déclin pourrait expliquer des phénomènes inquiétants en France comme l’exacerbation du racisme, la généralisation du sentiment de haine, la haine des autres mais aussi la haine de soi. Au contraire, les sociétés en plein essor sont caractérisées par le sentiment de solidarité et l’optimisme pour l’avenir.
Ce déni de la réalité peut expliquer aussi, et c’est intéressant à noter, ce refuge vers le passé, vers l’Histoire de France , chez bien des intellectuels français actuellement. Dernièrement, au cours du débat qui les opposait, aussi bien Jean Luc Mélenchon qu’Éric Zemmour ont fait assaut de références à l’Histoire française, chacun de leur point de vue évidemment, mais ce passéisme est en lui-même significatif. La rencontre de toutes les forces politiques autour de la personnalité du général De Gaulle, représentant prestigieux s’il en est du nationalisme français, et leurs disputes autour de l’appropriation de son héritage est elle aussi significative.
L’idéologie du déclin et son instrumentalisation
Comme pour beaucoup de civilisations qui se tournent vers leur grandeur passée pour oublier leur présent, cette relecture de l’histoire française devient alors une sorte d’opium du peuple pour retrouver les vertiges de puissance d’antan. Pendant longtemps « le chauvinisme de grande puissance », pour reprendre une expression chinoise, avait permis de gérer les classes populaires, et de les entrainer, malgré des résistances vite vaincues, dans les aventures impériales. Aujourd’hui, la réactivation de ce passé cherche à atteindre exactement les mêmes buts.
Une rhétorique, une idéologie du déclin et de ses causes sont élaborées. Elle va se diffuser, s’enraciner dans l’opinion publique. On va appeler dramatiquement le peuple à se mobiliser contre le danger de déclin. Cette idéologie va servir à la fois à masquer les causes réelles de la situation, c’est-à-dire l’évolution du monde, et à produire un nationalisme exacerbé. Plutôt que s’adapter au monde et à ses nouvelles réalités, tout sera fait pour les refuser. Là réside le danger principal de cette idéologie du déclin aussi bien pour les français que pour leurs amis dans le monde. La France doit faire un aggiornamento, un délicat passage vers l’avenir. Ici, l’entrée dans la modernité, signifie , pour elle, revoir complètement l’image qu’elle a d’elle-même et du reste du monde, ne plus gaspiller ses forces dans des objectifs de domination voués tôt ou tard à l’échec, se libérer de ces forces négatives qui ne cessent de l’entrainer vers le bas, adapter ses objectifs à ses moyens, ne plus avoir des objectifs de domination mais seulement de bien-être et de progrès pour son peuple. Y a-t-il plus belle utopie ?
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir