Chercheur en neuroscience cognitives à l’Université de Fribourg et auteur de Total bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018), Sebastian Dieguez revient sur un lieu commun du discours conspirationniste : l’idée qu’on pourrait penser seul, par soi-même… Entretien.
Conspiracy Watch : Sur le plateau d’une émission de la RTS l’année dernière, vous avez soutenu qu’on ne pouvait pas « penser par soi-même ». Cela vous est reproché aujourd’hui sur la base d’un extrait tronqué de l’émission qui est diffusé sur les réseaux sociaux. Que vouliez-vous dire précisément ?
Sebastian Dieguez : Je ne m’attendais vraiment pas à ce que le simple fait de dire qu’on ne peut pas penser par soi-même produise un effet aussi puissant, du coup j’ai bien envie d’en rester là et de laisser tourner la machine… Il faut dire que c’est d’une grande beauté : d’un côté les complotistes sont outrés qu’on puisse mettre en doute leur fabuleuse faculté de découvrir les dessous de l’Histoire tous seuls dans leur tête, et de l’autre côté les sceptiques et autres zététiciens sont consternés par cette attaque frontale contre l’idée qu’ils se font du sacro-saint « esprit critique » (bien entendu, ils « comprennent » ce que j’ai voulu dire, mais apparemment il ne faudrait pas dire des choses pareilles à la télévision). Bref, tout le monde voudrait pouvoir « penser par soi-même » en paix… On dirait qu’il y a un certain idéal romantique de l’authenticité qui est devenu un impératif culturel d’individualisme forcené, comme si personne ne devait jamais rien à personne, et que toute remise en cause de cet idéal était immédiatement perçue comme une insulte, ou au moins une atteinte grave à l’intégrité intellectuelle, et même morale, des individus.
Il y a évidemment une longue histoire de l’idée d’« être soi-même », qui est admirablement retracée par un livre du philosophe Claude Romano qui porte précisément ce titre et que je recommande chaleureusement. Depuis l’Antiquité, l’idéal d’un individu libre, autonome, parfaitement singulier et autodéterminé se heurte au simple fait que nous sommes une espèce sociale. Personne n’est une île, et si la « pensée par soi-même » doit finalement se concevoir comme une sorte de capacité à choisir parmi toutes les pensées disponibles « en dehors » de soi, on voit bien que le concept prend un sens très spécifique. Naturellement, chacun comprend que l’idée de base est de ne pas se laisser gouverner et conduire par des pensées imposées par d’autres, par exemple par les autorités, la religion ou la tradition. Mais le problème est que ce genre de « pensées », précisément, n’en est pas !
D’où un paradoxe embarrassant : soit on pense exclusivement « par soi-même », mais alors on n’a plus vraiment de matière à penser autres qu’une poignée d’idées a priori ; soit on pense exclusivement « pas par soi-même », mais alors on ne pense pas du tout. Conclusion, il faut une sorte de compromis où on s’efforce de rester « soi-même » tout en se frottant aux idées d’autrui et voir ce qu’il en sort. Mais si c’est ça, « penser par soi-même », autant simplement dire « penser » tout court, on gagnera du temps.
CW : Quel lien faites-vous entre le déni de l’endettement intellectuel qui est le nôtre à l’égard de nos prochains et le complotisme ?
S. D. : N’importe qui peut comprendre qu’une espèce complexe comme la nôtre vit dans un monde qui est le fruit d’un processus cumulatif d’innovations transmis de génération en génération. Même si l’expression est un peu grandiloquente, nous sommes tous juchés sur les « épaules des géants » qui nous ont précédés, nous avons tous commencé à penser au contact de nos parents et de nos proches, nous avons tous reçu une éducation et lu des livres, nous baignons tous dans des cultures foisonnantes d’idées, de traditions, de préjugés, de normes et d’influences, nous nous exprimons même à travers un système de signes que nous n’avons pas inventé nous-mêmes… Bon sang, c’est l’évidence que nous ne pensons pas « par nous-mêmes » !
Mais ce que cette affaire m’a fait découvrir est encore plus étrange. J’ai vraiment été surpris de voir à quel point les complotistes prennent au sérieux leurs propres manœuvres rhétoriques. Il faut vraiment se représenter le grotesque de la situation : des gens que je ne connais pas tiennent absolument à me faire savoir que eux, contrairement à ce que je dis, sont capables de « penser par eux-mêmes ». C’est dingue quand même ! Il y a donc tout lieu de penser que cette idée de « penser par soi-même » joue un rôle, dans le complotisme, beaucoup plus central que ce qu’on pourrait, de prime abord, l’imaginer.
A cet égard, une autre injonction habituelle des complotistes, celle selon laquelle il faut « faire ses propres recherches », est tout aussi fascinante (et risible). On sait bien que « faire ses propres recherches » consiste généralement, dans la complosphère, à simplement consulter et recracher les âneries proférées par d’autres complotistes, souvent des espèces de gourous stupides et incompétents qui déversent leur ignorance sur Internet. Quel boulot ! Et notons qu’en plus d’être ridicule, cette injonction est en fait contradictoire avec l’idée de « penser par soi-même ». C’est pareil pour cet autre idiotisme complotiste : « on pose juste des questions ». Mais s’il faut « juste » poser des questions, ou « faire ses propres recherches », c’est bien qu’on n’arrive pas tout à fait à penser juste par soi-même, non ? Et si on a déjà « pensé par soi-même », quelle genre de réponses ces « questions » et ces « recherches » visent-elles alors à obtenir ? Bref, on en arrive à une situation où tous ces gens « pensent » exactement la même chose « par eux-mêmes », et vont s’empresser de le « liker » et de le « partager » auprès de leurs semblables. Le seul fait que tous ces brillants esprits me tombent dessus en même temps montre assez à quel point ils ont pensé « par eux-mêmes » !
Voici donc une hypothèse : il me semble que la seule façon de se protéger d’une position aussi instable et vulnérable consiste à se convaincre que l’on « pense par soi-même », et la faiblesse inouïe de ce dispositif naïf explique à mon avis la virulence des réactions suscitée par ma remarque somme toute parfaitement banale. Ce n’était pas le but recherché du tout, mais en disant qu’on ne peut pas penser par soi-même, j’ai visiblement ôté à pas mal de monde le seul motif de fierté qui leur restait.
CW : Vous avez travaillé sur le « platisme », un terme qui désigne l’ensemble des discours affirmant que la Terre n’est pas ronde mais plate. Quels sont les principaux enseignements que vous en avez tiré ?
S. D. : C’est un cas d’étude absolument passionnant. Quand j’ai commencé à entendre ces histoires de Terre plate, aux alentours de 2016, ma première réaction a été celle d’une lassitude bientôt doublée d’un profond désintérêt. Encore une ânerie destinée à nous faire perdre notre temps… Mais je travaillais alors sur les rapports entre complotisme et créationnisme, et on voit bien, depuis, à quel point ces différents types de croyances « non-conventionnelles », pour utiliser un euphémisme habituel en sciences sociales, partagent en fait de profondes affinités.
Il se trouve qu’historiquement, le platisme n’était qu’une frange plutôt marginale de mouvements fondamentalistes chrétiens dans le paysage anglo-saxon. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, en Angleterre, un bonimenteur itinérant se faisant appeler (entre autres noms et pseudonymes) Samuel Rowbotham, allait expliquer à qui voulait l’entendre, dans des conférences spectaculaires, que la Terre était plate, une réalité fondée selon lui à la fois sur la science, la logique, la Bible et l’intuition personnelle. Les aventures de cet excentrique, et des quelques platistes militants qui l’ont sporadiquement suivi jusqu’à l’extinction progressive du « mouvement » autour des années 1970, sont très instructives. Tout d’abord, elles montrent que le platisme, contrairement à une idée-reçue assez tenace (et relayée, bien évidemment, par Francis Lalanne récemment), n’a jamais été une idée très populaire. Eh non, nos « ancêtres » n’ont jamais vraiment cru que la Terre était plate, ou du moins il n’y a quasiment aucune donnée qui documenterait la popularité d’une telle croyance. En fait, il est probable que pendant une bonne partie de l’histoire de l’Humanité, on se fichait tout simplement de savoir de quelle forme était la « Terre ». Si la question devait se poser, on pouvait parfois proposer de drôles de compromis entre platitude et rotondité, mais pour l’essentiel l’idée était plutôt largement acquise dans les cercles intellectuels, au moins depuis Aristote, qu’elle était « théoriquement » ronde. Avancer que la Terre était plate, dès lors, a quasiment toujours été une proposition provocante et incongrue, en tout cas jamais une évidence.
Nous avons étudié le platisme, avec mon collègue Pascal Wagner-Egger, sous de multiples angles, qui tous aboutissent à cette idée que le platisme n’est pas vraiment une croyance, mais plutôt un outil de distinction personnel et social : on n’affirme pas que la Terre est plate en dépit du fait que c’est une idée controversée, mais parce que c’est une idée controversée. Et c’est même la plus controversée qui soit, puisque l’idée de Terre plate est quasiment une icône de l’irrationnalité, dont on se sert sarcastiquement pour disqualifier tout discours un peu farfelu (ou jugé tel). C’est en gros la plus grande et la plus connue des stupidités que vous puissiez proférer pour vous faire remarquer, ce que j’appelle le « boss final » des théories du complot. C’est clair et net d’un point de vue historique : Samuel Rowbotham défendait une philosophie (qu’il appelait, c’est amusant, la « zététique ») dont le platisme était en quelque sorte l’aboutissement logique, et qui stipulait en gros qu’il fallait toujours « penser par soi-même », se fier à ses intuitions (et à la Bible), et ne pas croire un mot de ce que disent les experts, les instituteurs, les journalistes et les scientifiques sans avoir fait « ses propres » vérifications. C’est très contemporain, et il n’est pas surprenant que son œuvre majeure Astronomie Zététique soit aujourd’hui rééditée (on pourrait aussi bien vendre une Epidémiologie Zététique).
CW : Vous avez publié un important article sur le platisme avec Pascal Wagner-Egger* dans lequel vous examinez le développement de la croyance en la rotondité de la Terre chez les jeunes enfants, les positions de certains philosophes et penseurs contemporains sur le sujet, l’émergence et la propagation du platisme sur les plateformes en ligne (en particulier YouTube), ainsi que les données d’une enquête d’opinion comprenant un item sur la forme de la Terre. Quel est le rapport avec le complotisme ?
S. D. : Le platisme est évidemment un complotisme : dès le XIXe siècle, la véritable forme de la Terre importait moins à ces hurluberlus que le fait qu’elle soit dissimulée au public par une sorte de vaste conjuration (dans quel but ? Voilà, pour le coup, une « zone d’ombre » intéressante). Brièvement, nos analyses montrent que si le platisme est relativement rare, il s’imbrique de façon très intéressante dans une structure de croyances linéaire et hiérarchique (qui n’est rien d’autre que ce que j’appelle le « complotisme ») : d’une part, il est quasiment impossible de croire (ou plutôt d’affirmer croire) que la Terre est plate sans adhérer à beaucoup d’autres théories du complot (et autres croyances associées, en particulier le négationnisme et le créationnisme) ; et d’autre part, l’intensité de la croyance est directement proportionnelle au nombre de théories du complot acceptées. Cela veut dire qu’il est assez rare de croire « un peu » à beaucoup de théories du complot, ou « beaucoup » à une seule et pas du tout aux autres. C’est cela le complotisme. Et le platisme en est simplement l’aboutissement le plus extrême, dans lequel s’emboîtent d’autres idées complotistes.
Pour en revenir à notre sujet, il me semble qu’il est impossible d’interpréter cette résurgence inattendue (et peut-être déjà un peu passée, depuis qu’on a eu les joyeusetés du Pizzagate, de QAnon et du Covid-19) du platisme sans l’intégrer dans cette valorisation à outrance de la « pensée par soi-même ». Il s’agit, dans le fond, de montrer à quel point on est capables de « penser par soi-même » et déterminés à le faire, plutôt que de penser réellement. La Terre plate est simplement un repoussoir, pour ainsi dire disponible, « clés en main », qui permet d’afficher très efficacement le prix que l’on est disposé à payer afin de passer pour un penseur radical. Le prix à payer est purement social, bien évidemment, puisque le travail à fournir pour « prouver » que la Terre est plate a déjà été « effectué » par d’autres, à commencer par Rowbotham (qui avait fait largement le « tour » de la question, si l’on peut dire). Il n’y a en fait, à ma connaissance, aucun argument nouveau sur cette question, ce sont toujours des histoires d’horizon plat, de niveaux d’eaux suspects, etc. A nouveau, on retrouve ce paradoxe amusant : « penser par soi-même » aboutit immanquablement à produire du réchauffé…
Ce qui soulève une question beaucoup plus intéressante que le platisme, et sur laquelle le dramaturge George Bernard Shaw avait ironisé : pourquoi croit-on que la Terre est ronde, au juste ? Le fait qu’autant de gens en soient persuadés, disait Shaw, prouvait bien qu’on était, à son époque, au moins aussi crédules, sinon plus, qu’au Moyen-Âge. Et George Orwell a rebondit sur cette boutade, dans un essai savoureux publié en 1946 : Comment prouver que la Terre est ronde ? Comme Shaw, Orwell faisait remarquer que très peu de personnes sont en réalité capables d’expliquer pourquoi la Terre est ronde, et comment ils savent qu’elle l’est. Moins sarcastique que son prédécesseur, l’auteur de 1984 en concluait qu’il devait nécessairement en être ainsi dans une époque où « le poids du savoir que nous devons porter » est devenu impossible à gérer pour des personnes isolées. Et c’est bien pour cela que non seulement on ne peut pas « penser par soi-même », mais on le peut en fait de moins en moins. Tout le monde, et surtout les scientifiques, est aujourd’hui quasiment totalement dépendant de savoirs produits par d’autres, et même ceux qui produisent ces savoirs n’y ont accès que par portions fragmentées. Cet état de « dépendance épistémique », selon le terme du philosophe John Hardwig, est notre lot quotidien, et c’est à mon avis très bien ainsi. Je ne peux pas me lever tous les matins pour résoudre des problèmes qui ont déjà trouvé leur solution depuis des dizaines de générations, j’ai mieux à faire. Et n’étant ni navigateur, ni astronome, ni géologue, je n’ai en fait pas vraiment besoin de savoir exactement pourquoi la Terre est ronde. Mais pour reprendre une boutade de Wittgenstein, je serai tout de même curieux de savoir à quoi notre planète devrait ressembler pour que les platistes la trouvent intuitivement et suffisamment ronde à leur goût…
* Dieguez, S. & Wagner-Egger, P., « Réflexions sur la forme de la Terre », in J. Baechler & G. Bronner (dirs.), L’Irrationnel aujourd’hui (pp. 323-400), éd. Hermann, 2021.
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch