En ingénieur hautement lucide, quelques décennies après la publication des travaux du Club de Rome, Jean-Marc Jancovici (polytechnicien, président du conseil d’administration du think tank The Shift Project financé par Bouygues, Vinci, EDF & Co., ex-consultant et collaborateur de l’Ademe, membre du Haut Conseil pour le climat créé en 2018 et placé auprès du Premier ministre, etc., etc.), a repéré un problème, LE problème : il ne peut y avoir de croissance infinie sur une terre finie. « La bonne question désormais est donc de savoir comment gérer un monde sans croissance[1]. » Voilà pour l’essentiel de l’analyse et de la proposition de ce polytechnicien dont la popularité croissante, y compris dans la nébuleuse des milieux écologistes, même parfois prétendument « radicaux », témoigne sans doute de la confusion idéologique généralisée, elle aussi croissante.
Il parait assez étrange, en effet, que des individus affichant des sensibilités anarchistes, voire anticapitalistes, ne voient aucun problème à se faire promoteurs des analyses et des ambitions d’un Jancovici. Comme le notait Kropotkine, l’État implique « non seulement l’existence d’un pouvoir placé au-dessus de la société, mais aussi une concentration territoriale et une concentration de beaucoup de fonctions de la vie des sociétés entre les mains de quelques-uns[2] ». Le sociologue Charles Tilly notait en outre que : « Si le racket en échange de protection représente la forme la plus manifeste du crime organisé, alors la guerre et l’État — quintessence de ce type de racket avec l’avantage de la légitimité — apparaissent comme les plus grands exemples de crime organisé[3]. » L’État, qui s’est constitué par des guerres, des conquêtes, un autoritarisme non-dissimulé (contrairement à aujourd’hui, même si sa dissimulation semble de moins en moins subtile), est en effet une entité indissociablement civil et militaire — d’où le ministère des Armées — qui s’apparente à une mafia (dans son enquête intitulée À la recherche du nouvel ennemi, PMO note : « Pour maintenir le public en crainte et sujétion, le crime organisé joue toujours le simulacre de sa branche officielle et bienfaisante, l’État, aux prises avec sa branche occulte et malfaisante, la maffia, le cartel, la société secrète. La seconde justifiant l’action de la première, et les deux l’enserrant en tenaille de leur réunion. C’est l’un de ces traits du pouvoir qui va si bien de soi que le public ne cesse d’osciller du cynisme à la crédulité intégrale. ») Or, en bon élève de Polytechnique, « grande école militaire placée sous la tutelle du ministère des Armées », Jancovici accepte totalement l’existence de l’État. Il considère que « nous vivons en démocratie[4] », autrement dit dans un État démocratique, et n’a pas non plus quoi que ce soit à reprocher au capitalisme qui, selon lui, « existe depuis toujours[5] ». Il ne trouve rien à redire à l’égard de la propriété privée, héréditaire, de la division massive du travail, de l’accaparement du pouvoir et du savoir par des élites (dirigeants étatiques, scientifiques, ingénieurs), de l’obligation faite à la quasi-totalité d’entre nous de vendre notre temps de vie sur un « marché du travail », de l’endoctrinement obligatoire appelé « instruction » (et du programme d’endoctrinement obligatoire appelé « socle commun de connaissances, de compétences et de culture »), de la délégation obligatoire de notre pouvoir décisionnaire au travers de la mascarade électorale, de la technologie et de ses impératifs (du caractère autoritaire de certains types de technologie), etc., toutes choses qui se trouvent pourtant au fondement des inégalités actuelles, du capitalisme, et donc aussi au fondement de la catastrophe écologique en cours. Le fait que nous ayons hérité de la dictature bonapartiste et de divers régimes tous plus ouvertement antidémocratiques les uns que les autres l’essentiel des institutions et des codes de loi étatiques contemporains, le fait que les pères fondateurs des prétendues « démocraties » modernes étaient tous de fervents antidémocrates, ainsi que l’expose Francis Dupuis-Déri, notamment dans son ouvrage intitulé Démocratie — Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, tout cela ne le dérange pas spécialement. Mais, bien entendu, là ne se situe pas le problème que l’ingénieur Jancovici est payé pour mettre en lumière et tenter de résoudre. Comme le soulignait un autre anarchiste :
« Ai-je besoin de rappeler que les prêtres de toutes les Églises, loin de se sacrifier aux troupeaux confiés à leurs soins, les ont toujours sacrifiés, exploités et maintenus à l’état de troupeau, en partie pour satisfaire leurs propres passions personnelles et en partie pour servir la toute-puissance de l’Église ? Les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il en sera donc de même pour les professeurs de l’École moderne, divinement inspirés et patentés par l’État. Ils deviendront nécessairement, les uns sans le savoir, les autres en pleine connaissance de cause, les enseigneurs de la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l’État et au profit des classes privilégiées de l’État[6]. »
Ainsi Jancovici se fait-il, tout naturellement, le défenseur du système qui l’a formé, qui produit et rétribue généreusement les gens de sa caste (les techniciens, ingénieurs, scientifiques, experts en tous genres, etc.) : tout ce qu’il promet, c’est qu’il est possible de « rendre l’économie durable pour de vrai[7] », de rendre durable la civilisation industrielle et capitaliste dans laquelle nous vivons — système composé de l’imbrication de l’État et du capitalisme, sur le socle du patriarcat. Ou à peu près. Pour être plus précis, disons qu’il affirme qu’une civilisation technologique et industrielle durable pourrait exister, que nous pourrions y parvenir en cessant de viser une croissance du PIB ; qu’il pourrait exister un capitalisme industriel acroissant, ou non-croissant, et qu’y parvenir impliquerait seulement une sorte de rationnement, l’imposition d’une sobriété très relative à tous les membres de la société (un peu moins de voyages, un peu moins de consommation d’énergie, un peu moins de tout, une relocalisation de beaucoup d’activités, la « décarbonation » de l’économie au moyen du développement du nucléaire, entre autres choses) :
« dégonfler les mégapoles et retrouver des noyaux urbains de taille plus modeste et bien répartis sur le territoire, rendre les bâtiments conservés ou reconstruits aptes à fonctionner sans énergie fossile (optimisation de leur utilisation, isolation, passage à du non-fossile pour le chauffage), baisser très rapidement la consommation des voitures en circulation et multiplier les transports en commun (surtout des autocars au début), puis basculer des carburants pétroliers vers du non-fossile (qui ne peut pas être de l’électricité au charbon ou au gaz), rendre les produits plus réparables et fabriqués en moins grandes quantités, décarboner la production électrique en y supprimant progressivement le charbon, et reconfigurer le paysage agricole pour retrouver des régions plus polyvalentes et une plus grande part de la valeur ajoutée de transformation au sein de la ferme[8]. »
Par ailleurs, nous dit Jancovici : « Dans ce monde sans croissance, il va aussi falloir trouver un défi à relever qui motive suffisamment la population pour qu’elle ne se focalise pas avant tout sur la perte d’un peu de son confort matériel, perte que le pouvoir politique aura la tâche de répartir de la manière la plus équitable possible[9]. » Où l’on constate, de son propre aveu, que « la population » et « le pouvoir politique » sont bien deux choses distinctes, mais que ça n’inquiète pas outre mesure l’ingénieur dont la mission consiste à faire en sorte que le système fonctionne, et rien de plus. (On pourrait évidemment compter sur le « pouvoir politique » pour « répartir de la manière la plus équitable possible » la perte de confort matériel qu’engendreraient les préconisations de Jancovici).
Aussi, dans la civilisation industrielle acroissante que nous fait miroiter notre cher polytechnicien, également diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications, il y aura moins besoin de hauts fonctionnaires, l’élite dirigeant la grande masse des consommateurs sera plus restreinte, ainsi, « la formation universitaire comprise comme le canal classique d’accès à l’emploi devra, de plus en plus, être réservée à une fraction minoritaire de la population[10] ». Néanmoins, il faudra toujours — évidemment ! — des Jancovici pour guider le peuple et conseiller les politiciens.
On pourrait continuer à détailler le passionnant programme de restructuration de la civilisation techno-industrielle qu’entrevoit Jancovici. Mais l’essentiel apparait déjà clairement. Le succès du discours de Jancovici s’explique au moins en partie par son effet rassurant pour l’Homo Technologicus inquiet du devenir de la civilisation technologique qu’il a appris à aimer, qui ne se voit pas vivre sans, mais qui perçoit, ne serait-ce que partiellement, la multiplication des désastres écologiques qu’elle génère. Une solution existe, une restructuration, quelques réformes, quelques réagencements, et hop !, la civilisation industrielle pourrait être durable ! Formidable nouvelle ! Ouf !
Heureusement, selon toute probabilité, la dystopie techno-industrielle durable que nous promet Jancovici ne saurait exister. Notamment parce que, selon toute probabilité, le capitalisme ne saurait exister sans croissance[11], mais aussi parce que la seule maintenance indéfinie de la civilisation industrielle, de ses routes, bâtiments, infrastructures, implique une dégradation continue de la biosphère, une ponction infinie de ressources finies, des pollutions infinies. La civilisation industrielle n’est pas seulement insoutenable parce qu’elle croît, elle l’est intrinsèquement[12]. De même que l’État, le système industriel, la technologie, ne sauraient exister sans hiérarchies, sont intrinsèquement autoritaires[13].
Malheureusement, les discours comme celui de Jancovici ne nous aident en rien à former des mouvements sociaux conséquents, en opposition aux principales injustices de notre temps et au ravage de la nature. Au contraire, ils légitiment la domination du plus grand nombre par le petit nombre, l’existence de l’État, la domination technologique, flattent les inquiétudes serviles de ceux qui ont été amenés à se soucier principalement de la perpétuation de l’organisation sociotechnique dont ils sont, bon gré mal gré, parties prenantes, et, ce faisant, nuisent à toute tentative sérieuse de remédier au désastre social et écologique en cours.
Nicolas Casaux
P.S. : Sur Jancovici, entre autres choses, je vous conseille ce très bon article de Bertrand Louart.
- Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100 (2015). ↑
- Pierre Kropotkine, L’État, son rôle historique (1906). ↑
- https://www.partage-le.com/2018/04/09/9231/ ↑
- Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100 (2015). ↑
- Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde (2009). ↑
- Mikhaïl Bakounine, Dieu et l’État (1882). ↑
- Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100 (2015). ↑
- Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100 (2015). ↑
- Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100 (2015). ↑
- Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100 (2015).↑
- On peut renvoyer, sur ce point, aux travaux des marxistes du courant de la critique de la valeur, Norbert Trenkle, Robert Kurz, etc., mais aussi au livre d’Yves-Marie Abraham intitulé Guérir du mal de l’infini, dans lequel il note : « Souligner la dimension sacrale de l’économie et de la quête de croissance, comme j’ai tenté de le faire, ne revient pas à dire de ces phénomènes qu’ils ne sont que pure illusion. Plus précisément, et pour l’exprimer avec Durkheim encore une fois, il s’agit d’une “illusion bien fondée”. L’impératif de croissance est dans nos têtes, mais pas seulement. La croissance est effectivement une nécessité dans les sociétés qui sont les nôtres. Lorsqu’il y a récession ou même stagnation, rien ne va plus. Comme le rappellent nos deux économistes, le chômage tend alors à augmenter, les caisses de l’État se vident, les services publics manquent de financement et les conditions d’existence d’une partie plus ou moins importante de la population se dégradent, au risque de voir se développer toutes sortes de problèmes coûteux pour les personnes et pour la collectivité. Dans une certaine mesure (une certaine seulement), les politiques d’austérité que nous subissons actuellement dans plusieurs pays occidentaux sont la conséquence de la “stagnation séculaire” dans laquelle nos économies semblent plongées. De même qu’il n’y a rien de pire qu’une société de travailleurs sans travail, comme disait Hannah Arendt, il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance.Ce qui est illusoire pour les objecteurs de croissance, c’est l’idée selon laquelle l’accumulation de marchandises serait une condition nécessaire – pas suffisante, mais nécessaire – au bonheur de l’humanité. C’est cette évidence partagée qu’ils contestent, ainsi que la forme de vie sociale qu’elle implique et justifie. En aucun cas, ils n’appellent de leurs vœux une récession ni la mise en place de politiques d’austérité. Ces mots n’ont de sens que dans des sociétés de croissance, que l’on pourrait nommer aussi “sociétés économiques”. L’objectif prioritaire est de sortir de telles sociétés, d’en finir au plus vite avec cette forme de vie sociale et de commencer à concevoir d’autres manières de vivre ensemble, dans lesquelles, par exemple, un indicateur comme le fameux PIB, ainsi que tous ses avatars plus raffinés, n’auront tout simplement plus de raison d’être. Bref, il ne s’agit pas de promouvoir la “décroissance économique”, mais plutôt une décroissance de l’économie, pour rendre possible l’émergence de nouveaux idéaux collectifs. Cette proposition est donc essentiellement politique. Elle est aussi révolutionnaire, au sens où elle nous invite à “rendre révolu” ce monde dans lequel nous vivons actuellement, selon l’heureuse formule d’Alain Deneault. » ↑
- Les exemples qu’on pourrait donner sont innombrables, on se contentera de souligner ce que formule l’entreprise britannique privée de construction Willmott Dixon dans un dossier en date de 2010 sur les impacts de la construction (routes, bâtiments, etc.) : « Près de la moitié des ressources non renouvelables que l’humanité consomme est utilisée par l’industrie de la construction, ce qui en fait l’une des moins soutenables au monde. […] Aujourd’hui, nous évoluons quotidiennement dans et sur toutes sortes de constructions : nous vivons dans des maisons, nous voyageons sur des routes, nous travaillons et socialisons dans des bâtiments de toutes sortes. La civilisation humaine contemporaine dépend des bâtiments et de ce qu’ils contiennent pour la continuation de son existence, et pourtant notre planète ne peut soutenir le niveau de consommation de ressource que cela engendre. » Sachant qu’une partie de ces ressources non-renouvelables ne sert qu’à l’entretien des infrastructures du secteur de la construction. Par ailleurs, un ingénieur comme Philippe Bihouix explique assez régulièrement en quoi le recyclage ne peut jamais être infini, est parfois très énergivore, particulièrement compliqué (limité) en ce qui concerne l’électronique, la high-tech. Dernier exemple, autre aspect du désastre que constitue la civilisation industrielle : la fragmentation des écosystèmes par les systèmes routiers, entre autres, participe à leur déliquescence, n’est pas soutenable. ↑
- https://www.partage-le.com/2020/04/25/de-la-cuillere-en-plastique-a-la-centrale-nucleaire-un-meme-despotisme-industriel-par-nicolas-casaux/ ↑
Source: Lire l'article complet de Le Partage