Le Conseil de sécurité manque à son devoir à l’égard du monde sur le dossier Nord Stream — Alfred de ZAYAS

Le Conseil de sécurité manque à son devoir à l’égard du monde sur le dossier Nord Stream — Alfred de ZAYAS

Après l’enquête approfondie, cohérente et crédible menée par Seymour Hersh [1] sur le sabotage de Nord Stream, tout tribunal respectueux de l’État de droit ouvrirait une enquête sur l’attentat terroriste à la bombe. En effet, aux États-Unis, tout grand jury estimerait que les preuves déjà dans le domaine public suffisent à inculper le suspect du crime et à ouvrir une procédure pénale formelle, a fortiori en l’absence de toute preuve crédible du contraire.

Les enquêtes menées par Seymour Hersh constituent une base solide pour justifier l’ouverture d’une enquête internationale indépendante. Une telle enquête nécessiterait l’accord des pays dont la souveraineté territoriale s’étend sur la zone où les explosions ont eu lieu, à savoir la Suède et le Danemark.

Les obligations de la Suède vis-à-vis du monde

La Suède a déjà mené une enquête et aurait dû volontairement en partager les résultats avec les Nations unies et toutes les parties intéressées. Le silence de la Suède en dit long, car si l’enquête suédoise avait établi la responsabilité de la Russie ou de la Biélorussie, il ne fait aucun doute que la Suède l’aurait rendue publique. Le silence de la Suède ne peut être interprété que comme une dissimulation, car on craint les conséquences de la révélation des violations étasuniennes de la souveraineté suédoise et danoise, une rupture de la paix, une violation colossale du droit international et des lois de la guerre. Une telle révélation aurait pu faire exploser l’OTAN de la même manière que les États-Unis ont fait exploser les gazoducs.

Si la Suède continue à faire de l’obstruction et refuse de partager les résultats de l’enquête avec l’Allemagne, la Russie et le monde, la communauté internationale doit l’exiger en vertu de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui stipule que toute personne a le droit d’accéder à l’information, le droit à la vérité, le droit de rechercher et de répandre des informations de toute nature, en particulier lorsque les informations retenues concernent des actes criminels tels que le terrorisme.

Il était de la responsabilité du Conseil de sécurité d’exiger de la Suède toutes les informations en sa possession, et si ces informations n’étaient pas concluantes, le Conseil de sécurité aurait dû motu proprio établir une Commission d’enquête internationale (COI), car une telle attaque terroriste contre une infrastructure civile constitue une violation de la paix et de la sécurité internationales au sens de l’article 39 de la Charte de l’ONU. Le monde a le droit de savoir exactement ce qui s’est passé.

Le Conseil de sécurité ne répond pas aux attentes du monde

Le 27 mars 2023, les États-Unis ont réussi à bloquer au Conseil de sécurité une résolution visant à créer un tel centre d’information.Tous les pays qui n’ont pas voté en faveur de la résolution ont effectivement trahi la confiance qui leur avait été accordée et ont manqué à leurs devoirs envers le monde en tant que membres du Conseil de sécurité.

Il appartient maintenant à l’Assemblée générale d’exiger de la Suède qu’elle fournisse toutes les preuves disponibles. La Cour suprême suédoise pourrait peut-être ordonner au gouvernement suédois de produire les preuves et de ne pas se cacher derrière de faux arguments de «sécurité nationale». La Cour suprême suédoise devrait également veiller à ce qu’aucune des preuves ne soit détruite ou altérée.

Les menaces de Joe Biden sont l’équivalent d’un pistolet à eau

Joe Biden a certainement été imprudent en déclarant d’un ton menaçant que si la Russie envahissait l’Ukraine, Nordstream n’existerait plus. Des fonctionnaires du département d’État l’ont répété. En outre, les États-Unis avaient déjà fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher l’achèvement de Nordstream II, comme en témoignent les mesures coercitives unilatérales illégales imposées à des entreprises du monde entier pour intimider des entreprises telles que la société helvético-néerlandaise Allseas et une compagnie d’assurance suisse en leur infligeant des pénalités colossales. Ces actions étaient illégales, constituaient une ingérence dans les affaires intérieures des États et une application extraterritoriale illégale des lois étasuniennes, mais le monde les a tolérées d’une manière ou d’une autre. Elles contribuent néanmoins au dossier juridique de plus en plus volumineux contre les États-Unis. Malgré les MUC illégales, Nordstreem 2 a été achevé et prêt à fonctionner à partir de 2021. C’est alors que les États-Unis ont exercé des pressions massives sur l’Allemagne pour qu’elle ne le certifie pas.

Présomption d’innocence

Quelqu’un aux États-Unis a invoqué à tort le principe «in dubio pro reo» – le doute doit profiter à l’accusé. Ce principe ne s’applique qu’aux personnes, mais pas aux gouvernements, qui détiennent et contrôlent généralement la plupart des preuves. Aucun pays ne peut s’attendre à être lavé de tout soupçon d’avoir commis une infraction simplement en faisant de l’obstruction. L’adage romain «si tu l’as fait, nie-le» (si fecisti, nega) n’efface pas les circonstances qui désignent clairement un pays donné. La première question que tout le monde doit se poser est de savoir à qui profite l’acte en question. À qui profite l’explosion de Nord Stream ? Dans son plaidoyer Pro Milone, Cicéron posait déjà la question cruciale du «Cui bono» (pour quel profit ?). En effet, chaque tribunal est confronté à cette question et doit y apporter une réponse satisfaisante. Nombreux sont les pays qui commettent des crimes et jouent ensuite les innocents. Il est vrai qu’Israël garde le silence sur ses attaques terroristes contre la Syrie et l’Iran, sur ses assassinats ciblés. Mais tout le monde sait «qui l’a fait».

La charge de la preuve

Toutes les juridictions nationales et internationales ont recours aux preuves indirectes, en particulier lorsque le «corps du délit» n’est pas entièrement accessible, par exemple lorsque les preuves ont été détruites par les auteurs des faits, lorsque les gouvernements altèrent délibérément les informations et effacent les enregistrements numériques. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a une grande expérience en matière de jugement des affaires dans lesquelles les gouvernements font de l’obstruction. Dès 1982, il a renversé la charge de la preuve dans l’affaire Bleier c. Uruguay [2]. Dans cette affaire, la junte militaire uruguayenne a nié savoir où se trouvait Eduardo Bleier, qui avait été arrêté par la police uruguayenne et détenu dans une prison de Montevideo, où sa femme lui apportait des vêtements et de la nourriture. Un jour, Bleier a «disparu». Dans une note du 14 août 1981 adressée au Comité des droits de l’homme, le gouvernement uruguayen a soutenu que : «le Comité fait preuve non seulement d’une ignorance des règles juridiques relatives à la présomption de culpabilité, mais aussi d’un manque d’éthique dans l’accomplissement des tâches qui lui ont été confiées, puisqu’il est arrivé si rapidement à la grave conclusion que les autorités uruguayennes avaient mis à mort Eduardo Bleier». Le Comité a répondu que : «Conformément au mandat qui lui a été confié en vertu du paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication à la lumière des informations qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et par l’État partie concerné. A cet égard, le Comité s’est strictement conformé au principe audiatur et altera pars et a donné à l’Etat partie toute possibilité de fournir des informations pour réfuter les preuves présentées par les auteurs». Telle est la jurisprudence constante du Comité des droits de l’homme depuis 1982. La charge de la preuve est inversée lorsque l’État détient les informations et fait de l’obstruction.

Raisons rationnelles de nier toute responsabilité

Les services de renseignement des EU savent exactement ce qui s’est passé, qui a donné les ordres, qui a mené l’attaque terroriste. Bien entendu, les États-Unis ne veulent pas admettre une violation majeure du droit international constituant une atteinte à la paix et à la sécurité internationales au sens de l’article 39 de la Charte des Nations unies. Les États-Unis se cachent derrière le silence et le secret. En effet, le secret facilite la criminalité. Le négationnisme est un autre facteur de criminalité. Les États-Unis et leur machine de propagande propagent depuis des décennies le mythe selon lequel les États-Unis sont une «démocratie» et un pays où règne «l’État de droit». Pourtant, les États-Unis mentent à leur peuple, comme ils l’ont fait pour l’invasion de Cuba en 1961, la guerre du Viêt Nam, les guerres de Yougoslavie, d’Afghanistan, d’Irak, de Libye et de Syrie. Bien qu’il ait été prouvé que les États-Unis sont des menteurs en série, les grands médias font tout ce qu’ils peuvent pour créer une image positive des États-Unis en tant que «leader» du «monde libre», «pays exceptionnel» ou «pays indispensable», comme feu la secrétaire d’État Madeleine Albright avait l’habitude d’appeler son pays d’adoption.

Obligations en vertu de la Charte des Nations unies

Les États-Unis n’ont aucune justification légale pour refuser de coopérer à une enquête internationale. Ils sont tenus, en vertu de la Charte des Nations Unies, de coopérer à la construction d’un ordre mondial juste. Le préambule de la Charte des Nations Unies oblige déjà les États-Unis à «créer les conditions propres à assurer la justice et le respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international». Parmi les traités [3] que les États-Unis doivent promouvoir et respecter figurent la Convention pour la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime, Rome 1988, qui contraint les parties à extrader ou à poursuivre les auteurs présumés d’actes illicites contre des navires, tels que l’installation de bombes à bord des navires. Ce protocole a été complété par le protocole pour la répression des actes illicites contre la sécurité des plates-formes fixes, qui étend les exigences aux plates-formes utilisées pour l’exploitation du pétrole et du gaz. Ce dernier protocole peut être appliqué per analogiam (par analogie). Il faut surtout rappeler la Convention internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif, New York 1997, qui oblige chaque État à poursuivre ou à extrader les personnes concernées.

Les États-Unis ne sont pas le seul pays à se livrer à des activités terroristes. Israël le fait depuis des décennies en toute impunité. La France a tenté de le faire dans l’affaire du Rainbow Warrior [4], où le navire de Greenpeace, le Rainbow Warrior, a été coulé par des plongeurs du gouvernement français le 10 juillet 1985. Bien que certaines personnes aient été poursuivies, aucun haut fonctionnaire n’a jamais été inquiété, et la France n’a guère souffert de son image internationale positive.

Mécanismes de traitement de l’affaire Nord Stream

En tant que principal organe international chargé de la paix et de la sécurité internationales, le Conseil de sécurité des Nations unies a l’obligation de condamner le terrorisme, comme il l’a fait immédiatement après l’attentat du 11 septembre 2001 à New York et Washington D.C., en adoptant la résolution 1368 (2001) condamnant dans les termes les plus forts l’attaque terroriste contre les États-Unis et appelant tous les États à collaborer d’urgence pour traduire en justice les auteurs de l’attentat.

Comme à l’accoutumée aux Nations unies, et en particulier au Conseil de sécurité, la résolution sur Nord Stream a été rejetée. Là encore, nous assistons à l’application d’une politique de deux poids, deux mesures. Le silence de l’ONU sur le sabotage terroriste de Nord Stream est aussi assourdissant que son silence sur les 40 laboratoires biologiques étasuniens en Ukraine. Là encore, il s’agit de pressions massives exercées par les États-Unis et l’OTAN sur le Conseil de sécurité et d’une tradition qui consiste à servir en priorité les intérêts de l’Occident et non ceux de l’humanité dans son ensemble.

Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’enquête internationale indépendante sous les auspices des Nations unies. Des missions d’établissement des faits ou des commissions d’enquête pourraient être mises en place par diverses agences des Nations unies.

C’est maintenant à l’Assemblée générale de le faire. Il devrait être possible d’obtenir une majorité dans cette Assemblée. En outre, l’Assemblée générale devrait aller au-delà de la simple condamnation du sabotage de Nord Stream. Elle devrait adopter une résolution au titre de l’article 96 de la Charte des Nations unies demandant un avis consultatif à la Cour internationale de justice sur la question des conséquences juridiques de l’explosion des pipelines, en particulier les responsabilités civiles et pénales impliquées.

Sachant que le terrorisme international relève de la compétence de l’Office des Nations Unies à Vienne contre la drogue et le crime [5], son service de prévention du terrorisme doit être saisi de l’affaire et mener sa propre enquête dans les plus brefs délais.

Une autre agence des Nations Unies compétente est le Programme des Nations Unies pour l’environnement [6], dont le siège est à Nairobi. Le bureau européen du PNUE devrait enquêter sur les effets écologiques néfastes des explosions sur les pêcheries de la mer Baltique [7].

Je propose également le dépôt d’une plainte interétatique au titre de l’article 41 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Tous les pays qui n’ont pas fait de déclaration limitant la compétence du Comité au titre de l’article 41 pourraient déposer une telle plainte contre les États-Unis (qui n’ont jamais introduit de réserve concernant l’application de l’article 41, parce qu’ils estimaient qu’aucun État n’»oserait» activer cette procédure). Je vois des questions qui se posent au titre des articles 1, 2, 6, 19 et 26.

Du point de vue des droits de l’homme, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies devrait certainement adopter une résolution condamnant le sabotage de Nord Stream et pourrait mettre en place une mission d’établissement des faits pour enquêter sur les conséquences négatives en matière de droits de l’homme dans la région et dans le monde car une attaque contre les approvisionnements en énergie a des répercussions étendues, en particulier pour la jouissance des droits économiques et sociaux, et pour la réalisation des objectifs de développement durable.

Les procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme disposent de plusieurs moyens pour approfondir l’enquête sur les attentats. Les trois rapporteurs – le rapporteur sur le terrorisme, le rapporteur sur le droit à la vérité, à la justice et à la réparation, et le rapporteur sur la liberté d’opinion et d’expression – sont certainement compétents en la matière.

Il y a également des violations de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Et même si les États-Unis n’ont jamais ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, rien n’empêche le secrétariat de la CNUDM de créer un groupe de travail chargé d’étudier les conséquences du sabotage des pipelines sous-marins.

Les lanceurs d’alerte

Ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, c’est de dénonciateurs aux États-Unis, en Norvège, en Suède et en Allemagne. Ils savent qui a fait le coup. Nous avons besoin de plus de défenseurs des droits de l’homme comme Julian Assange et Edward Snowden qui nous ont montré quels crimes monstrueux ont été commis en notre nom. Si nous aspirons à nous qualifier de «démocrates», nous devons avant tout défendre le droit de savoir, le droit à la vérité. Nous devons exiger la transparence et la responsabilité et dénoncer le secret comme la mère de la criminalité nationale et internationale. Il en va de la crédibilité des Nations Unies et plus généralement du droit international.

Traduction Bernard Tornare

Source en anglais

Notes
[1] https://seymourhersh.substack.com/p/how-america-took-out-the-nord-stream

[2 http://www.worldcourts.com/hrc/eng/decisions/1982.0″3.29_Bleier_Lewenhoff_v_Uruguay.htm . Voir Jakob Moller/Alfred de Zayas, Jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, NPEngel 2009, pp. 148 et seq.

[3] https://www.ohchr.org/en/press-releases/2009/10/united-nations-treaties-against-international-terrorism

[4] https://www.greenpeace.org/international/explore/ships/rainbow-warrior/

[5] https://www.unodc.org/unodc/en/terrorism/

[6] https://www.unep.org/

[7] https://www.unep.org/regions/europe

Alfred de Zayas est professeur de droit à la Geneva School of Diplomacy et a été expert indépendant des Nations Unies sur l’ordre international 2012-18. Il est l’auteur de dix livres dont Building a Just World Order, Clarity Press, 2021.

»» https://b-tornare.overblog.com/2023/03/le-conseil-de-securite-manque-a…

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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