Sergueï Lavrov : en Ukraine, l’OTAN œuvre à la ‘solution finale’ de la question russe

Sergueï Lavrov : en Ukraine, l’OTAN œuvre à la ‘solution finale’ de la question russe

Discours et réponses aux questions des médias de Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, lors d’une conférence de presse sur les résultats de la diplomatie russe en 2022, Moscou, 18 janvier 2023.

Source : Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie

Dans une interview du 2 février, Lavrov a réitéré l’expression de ‘solution finale’ : « Récemment, un large débat a eu lieu sur les parallèles tirés des remarques des dirigeants ukrainiens. J’ai également évoqué le fait que, tout comme en 1812 et en 1941, ceux qui voulaient soumettre le monde, à commencer par l’Europe, ont rassemblé une grande partie du continent pour faire la guerre à la Russie. Je ne vois pas de grande différence ici. De plus, pendant la Grande Guerre Patriotique, la Seconde Guerre Mondiale, l’idéologie nazie a été utilisée contre nous. Pourquoi les gens refusent-ils de voir l’idéologie nazie qui sous-tend le régime de Kiev aujourd’hui ? Les déclarations de ses partisans et marionnettistes ne peuvent être interprétées autrement que comme une tentative de résoudre définitivement la question russe. La Russie doit subir une défaite stratégique. Pour qu’elle ne puisse pas se relever avant longtemps. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré que la guerre devait se terminer par une défaite russe qui rendrait impossible la reconstruction de l’économie russe pendant des décennies. Cela ne ressemble-t-il pas à du racisme, du nazisme et à une tentative de résoudre la question russe ? Non, pas encore dans les chambres à gaz. Il y a encore beaucoup de gens décents en Allemagne qui ne permettront pas la renaissance du nazisme. Mais certains seraient heureux de voir cela se produire. »

Chers collègues,

Bonjour!

La tradition veut que nous nous réunissions au début de la nouvelle année pour parler des résultats et des événements de l’année écoulée. Ce fut une année très difficile, unique à certains égards. Des tendances profondes se sont révélées dans la géopolitique et dans les aspirations internationales des principaux États, qui avaient couvé depuis des décennies.

Les collègues occidentaux ont cherché à transformer l’Ukraine et tout ce qui s’y rattache en un événement médiatique, politique et économique majeur, accusant la Fédération de Russie de ce que « l’agression » contre l’Ukraine soit la cause de tous les malheurs économiques du monde. Je ne m’attarderai pas à réfuter ces affirmations. Les statistiques, notamment celles de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et d’autres agences internationales, montrent de manière convaincante que la crise couvait bien avant le lancement de l’opération militaire spéciale. Le président russe Vladimir Poutine a cité à plusieurs reprises des données décrivant comment les phénomènes négatifs dans l’économie mondiale avaient commencé, principalement en raison de la position égoïste des États-Unis et de leurs alliés.

Ce qui se passe actuellement en Ukraine est le résultat d’années de préparation par les États-Unis et leurs satellites pour lancer une guerre hybride mondiale contre la Fédération de Russie. Personne ne le cache. Si vous lisez des personnalités occidentales impartiales, notamment des politologues, des universitaires et des politiciens, vous en aurez la preuve. L’autre jour, un article de Ian Bremmer, professeur à l’université Columbia, a été publié. Il a écrit : « Nous ne sommes pas dans une ‘guerre froide’ avec la Russie. Nous sommes dans une ‘guerre chaude’ avec la Russie. L’OTAN ne la combat pas directement. Nous nous battons à travers l’Ukraine. » C’est un aveu très franc. Cette conclusion est facile à faire. Il est étrange que les gens essaient de la réfuter. Le président de la Croatie, Zoran Milanović, a récemment déclaré que c’était la guerre de l’OTAN. C’est franc et honnête. Quelques semaines auparavant, Henry Kissinger (avant que son dernier article n’appelle à l’admission de l’Ukraine dans l’OTAN) a clairement écrit que ce qui se passe en Ukraine est un clash, une rivalité entre deux puissances nucléaires pour le contrôle de ce territoire. Il est assez clair de quoi il s’agit.

Nos partenaires occidentaux mentent lorsqu’ils nient et « s’égosillent » à démontrer qu’ils ne sont pas en guerre contre la Russie, mais qu’ils aident seulement l’Ukraine à faire face à une « agression » et à rétablir son intégrité territoriale. Les volumes de soutien montrent clairement que l’Occident a misé gros sur sa guerre contre la Russie. C’est compréhensible.

Les événements ayant trait à l’Ukraine ont révélé un désir sous-jacent de la part des États-Unis de cesser de chercher à renforcer leur position dans le monde par des moyens légitimes et de passer à des méthodes illégitimes pour assurer leur domination. Tout est en jeu. Les mécanismes créés par l’Occident, États-Unis en tête, qui étaient considérés comme sacro-saints, ont été détruits (ce que l’on voit en Ukraine est loin d’en être la seule preuve). Le marché libre, la concurrence loyale, la libre entreprise, l’inviolabilité de la propriété, la présomption d’innocence – tout ce sur quoi le modèle occidental de mondialisation avait été fondé – s’est effondré du jour au lendemain. Les sanctions contre la Russie et d’autres pays « indésirables » sont appliquées en contradiction avec ces postulats et mécanismes. Il est clair que demain, après-demain, elles pourront être utilisées contre tout État qui, d’une manière ou d’une autre, ne se conformera pas inconditionnellement aux injonctions américaines.

L’Union européenne s’est complètement soumise au diktat américain (il n’est pas nécessaire d’en parler longuement). L’apothéose de ce processus, qui prend forme depuis plusieurs années, a été la signature de la déclaration conjointe sur la coopération entre l’UE et l’OTAN le 10 janvier dernier. Elle stipule expressément que l’alliance et l’UE ont pour mission d’utiliser tous les moyens politiques, économiques et militaires dans l’intérêt du « milliard doré ». Elle le dit explicitement – dans l’intérêt du milliard de citoyens de l’OTAN et de l’UE. Les autres, selon les termes du haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, sont des « jungles » qui empêchent le « jardin en fleurs » de se développer. Il faut donc les reformater, les adapter à ses besoins, les transformer en un nouveau type de colonie et siphonner impitoyablement leurs ressources à l’aide de nouvelles méthodes. Les moyens sont connus : diabolisation, chantage, sanctions, menaces de recours à la force et bien d’autres. Aujourd’hui, l’Occident se fait davantage remarquer par la destruction des liens traditionnels des partenaires historiques dans différentes régions, leur fragmentation et leur déstabilisation. Nous pouvons le constater dans les Balkans, dans l’espace post-soviétique, surtout si nous analysons les actions des États-Unis, de leurs « clients » et de leurs « suppôts » en Asie centrale et en Transcaucasie.

Tout ce qui se passe autour de l’Ukraine est resté longtemps en gestation. En 2004, il y a eu le premier Maïdan. C’est la première fois que des responsables européens ont alors déclaré que l’Ukraine devait choisir entre l’Occident et la Russie. Depuis lors, ce dilemme a été constamment promu dans la politique occidentale à l’égard de la région. Ceux qui ont choisi le « mauvais camp » dans le cadre de ce dilemme et qui ont pensé que leurs liens historiques, leur parenté, leurs traditions et leurs croyances religieuses les liaient à la Fédération de Russie (bien qu’ils vivent en Ukraine) ont été « broyés », d’abord plus ou moins gentiment, puis impitoyablement, ils ont été exclus de la vie politique et soumis à des poursuites pénales. Il s’agissait notamment d’assassiner des journalistes et des hommes politiques insoumis et de fermer les médias qui ne reflétaient pas le point de vue « officiel ». La création d’un État policier et nazi battait son plein. En fait, elle a été achevée avec la « bénédiction » de l’Occident. L’alternative « soit avec l’Occident, soit avec la Russie » avait été nécessaire pour identifier ceux qui n’étaient pas avec l’Occident mais se tournaient contre lui. Ils ont commencé à être activement punis.

Pour en revenir à la déclaration de l’OTAN et de l’UE. C’est un document intéressant. Les deux structures sont déclarées « alliance des démocraties contre les autocraties dans la compétition mondiale ». Un programme délibérément conflictuel est proclamé au monde. Dans le même temps, l’Europe a perdu son autonomie. La déclaration commune place explicitement les Européens dans une position subordonnée à l’Alliance de l’Atlantique Nord. Elle contient leur engagement à servir les intérêts américains dans l’endiguement géopolitique de la Russie et de la Chine. L’objectif déclaré (il était connu de tous, mais il a été documenté une fois de plus) est de parvenir à la suprématie mondiale de l’alliance dirigée par les Américains.

L’OTAN ne se limite pas à organiser la vie du continent européen. La responsabilité globale du bloc militaire est proclamée depuis le sommet de Madrid en juin 2022, notamment en ce qui concerne la région Asie-Pacifique, que les membres de l’OTAN appellent l’Indo-Pacifique. Il est clair qu’il s’agit d’une tentative de flirter avec l’Inde afin de rendre les relations avec la Chine encore plus complexes. Le slogan de l’indivisibilité de la sécurité dans l’Euro-Atlantique et l’Indo-Pacifique est revendiqué. C’est un jeu de mots. Depuis les années 1990, l’OSCE et le Conseil OTAN-Russie se sont engagés sous serment à respecter le principe de l’indivisibilité de la sécurité. Cela signifiait une sécurité égale pour chaque État et un engagement à ne pas renforcer la sécurité des uns au détriment de celle des autres. L’expression est désormais sortie de son contexte et elle a reçu une nouvelle signification : l’indivisibilité des intérêts de l’OTAN et de l’Indo-Pacifique. La différence est perceptible.

La région indo-pacifique, comme l’appellent les Occidentaux, se dirige vers la création d’une architecture en bloc dirigée contre la Russie et la Chine. À cette fin, les mécanismes et les formats de coopération qui ont été créés pendant des décennies autour de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) sur les principes d’égalité, de recherche de consensus et d’équilibre des intérêts sont constamment détruits (bien qu’ils préfèrent garder le silence à ce sujet). Au lieu de cela, des blocs militaires sont assemblés. L’exemple le plus frappant est celui d’AUKUS. Il s’agit d’un bloc anglo-saxon en Asie (il comprend les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie). Le Japon est activement entraîné dans cette structure. Une récente visite du Premier ministre Fumio Kishida à Washington s’est soldée par une confirmation de cette orientation. Le Japon s’engage une fois de plus sur la voie de la militarisation. Les articles de la constitution qui l’empêchent doivent être modifiés, si je comprends bien. Le processus est en cours.

Je ne vais pas entrer dans les détails de ce que l’Occident fait dans d’autres zones géopolitiques. Aujourd’hui, nous considérons que la position des États-Unis et de l’Occident est le principal problème qui crée des difficultés tous azimuts. En bref, cela se résume approximativement à ce qui suit. La politique du diktat de Washington dans les affaires internationales signifie littéralement la chose suivante : les Américains sont autorisés à faire ce qu’ils veulent et où ils le veulent (même à l’autre bout du monde). Tout ce qu’ils jugent nécessaire, ils le font. Personne d’autre n’est autorisé à faire quoi que ce soit sans l’approbation des États-Unis, même en réponse à des menaces directes pour sa sécurité posées par les États-Unis eux-mêmes aux frontières des autres pays.

De même que Napoléon avait mobilisé pratiquement toute l’Europe contre l’Empire russe, de même qu’Hitler avait envahi, « appelé aux armes » la plupart des pays européens et les avait lancés contre l’Union soviétique, les États-Unis ont formé une coalition de pratiquement tous les Européens au sein de l’OTAN et de l’UE et, par le biais de l’Ukraine, mènent une guerre « par procuration » contre notre pays avec le même objectif – la solution finale de la « question russe ». Hitler avait voulu une solution finale à la « question juive ».

Aujourd’hui, les hommes politiques occidentaux (non seulement ceux des pays baltes et de la Pologne, mais aussi ceux de pays plus « sains d’esprit ») affirment que la Russie doit subir une défaite stratégique. Dans certaines publications, les analystes politiques parlent activement de la nécessité de décoloniser la Russie. Ils disent une fois de plus, que notre pays serait trop grand et se trouverait « en travers du chemin ». L’autre jour, j’ai lu un article publié dans The Telegraph qui appelle à la libération de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Sud, de la Transnistrie, réservant la Carélie, Koenigsberg et les Kouriles pour des fins de négociations. Il est clair qu’il s’agit d’un tabloïd. Nous sommes obligés de lire la presse à sensation car elle fait parfois la une du flux d’actualités.

Ces déclarations sont nombreuses, y compris de la part de notre opposition non systémique. Aucun des hommes politiques occidentaux ne le réfute. Le président français Emmanuel Macron, en plus de son projet de communauté politique européenne, qui est directement proclamé comme un format auquel tous les Européens, à l’exception de la Russie et du Belarus, seront invités, a avancé une nouvelle idée – convoquer une conférence des États européens. Il a suggéré d’inviter les membres de l’Union européenne, les pays du Partenariat oriental (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan), la Moldavie et l’Ukraine. Je doute que les Biélorusses soient invités. Mais il est question de l’UE, des pays du Partenariat oriental et, j’attire votre attention, des émigrés de Russie engagés dans des activités politiques intenses à l’étranger. Il est stipulé (non pas dans la présentation d’Emmanuel Macron, mais dans les commentaires qui ont suivi) que certaines régions de Russie qui « aspirent à garder des liens avec l’Europe » pourraient être invitées à la conférence des États européens. J’estime que ce dont il est question est clair. La situation n’est pas du tout noire et blanche, comme les collègues occidentaux tentent de la dépeindre, mais elle reflète une trajectoire vers la domination mondiale, l’assujettissement inconditionnel de tout et de tous sous la menace d’une « punition ».

Aucun des politiciens occidentaux ne parle d’autre chose que de sanctions. Récemment, à Davos, Ursula von der Leyen a une fois de plus menacé la Russie et le Belarus de nouvelles sanctions. Ils savent comment les introduire, disent-ils, pour « asphyxier » l’économie russe afin qu’elle tombe en récession pendant des décennies. C’est de cela qu’il s’agit. Il y a une expression – les masques sont tombés. Pendant des années, les sanctions contre un pays qui violait le droit international et ses obligations étaient discutées au Conseil de sécurité des Nations unies. A chaque fois, les Occidentaux, qui étaient à l’origine de telles ou telles mesures, ont juré qu’ils ne parlaient pas de sanctions qui puniraient les peuples, la population, mais de celles dirigées « contre les régimes ». Où sont ces exhortations aujourd’hui ?

Les sanctions contre la Russie sont ouvertement déclarées comme visant à amener le peuple à faire une « révolution » contre les dirigeants actuels de notre pays. En l’occurrence, plus personne n’observe la moindre décence et personne ne le fera. Néanmoins, cette réaction, une tentative frénétique d’assurer par tous les moyens, de gré ou de force, par des méthodes interdites, la domination des États-Unis et du reste de l’Occident (que Washington a complètement assujetti), reflète la compréhension qu’historiquement, ils agissent contre le cours objectif des événements et, en fait, tentent d’empêcher la formation d’un monde multipolaire. Un tel changement ne se met pas en place sur décision prise dans des « bureaux situés sur les rives du Potomac » ou dans une autre capitale, mais par des moyens naturels.

Les pays se développent économiquement. Regardez la Chine et l’Inde (nos partenaires stratégiques), la Turquie, le Brésil, l’Argentine, l’Égypte, de nombreux pays du continent africain. Le potentiel de développement y est énorme, compte tenu des gigantesques réserves de ressources naturelles. De nouveaux centres de croissance économique prennent forme. L’Occident tente d’y faire obstacle, notamment en spéculant sur les mécanismes conçus pour servir ses intérêts dans la mondialisation qu’il a créée. Dans ce cas, le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve est majeur. Par conséquent, dans nos contacts au sein de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), des BRICS, de la Communauté des États indépendants (ex-URSS), de la CEEA (Communauté économique des États de l’Afrique centrale), en coopération avec les associations d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, nous essayons par tous les moyens de construire de nouvelles formes de coopération afin de ne pas dépendre de l’Occident et de ses méthodes (désormais clairement) néocoloniales. Le président russe Vladimir Poutine l’a dit franchement et clairement. Ces méthodes ne sont utilisées que pour piller le reste du monde dans les nouvelles conditions. Avec nos partenaires fiables, avec les pays amis, nous construisons de telles formes d’interaction qui nous seront bénéfiques. Ils ne peuvent pas être influencés par ceux qui veulent assujettir le monde entier.

Voici mon bilan de l’année écoulée. L’essentiel est que les processus auxquels nous avons assisté cette année n’ont pas commencé hier, mais il y a de nombreuses années. Ils vont continuer. Il faudra du temps pour former un monde multipolaire, pour finaliser les relations nécessaires pour que la démocratie, la justice et le respect du principe de la Charte des Nations unies (respect de l’égalité souveraine de tous les États) prévalent dans le monde. La Charte des Nations unies constitue une bonne base. Lorsqu’elle a été adoptée, c’était un document révolutionnaire. Malheureusement, tous les bons principes ont été pervertis par l’Occident. Le principe de l’égalité souveraine des États, de la non-ingérence dans les affaires intérieures et du règlement pacifique des différends n’était pas respecté. Plusieurs centaines de fois depuis la création de l’ONU, les États-Unis ont engagé leurs forces militaires à l’étranger. Dans la plupart des cas, en violation flagrante de la Charte de l’Organisation.

Le processus de formation d’un ordre mondial multipolaire sera long. Il faudra une certaine époque historique. Nous sommes en plein milieu de ce processus. Parfois, les participants directs à des événements de cette envergure ne voient pas tout d’emblée, c’est pourquoi le contact permanent entre eux, l’échange d’évaluations et d’impressions sont très précieux pour nous. Cela s’applique non seulement à nos partenaires dans les pays étrangers, mais aussi à nos collègues des médias. Vos observations et les questions que vous souhaitez poser nous sont utiles.

Question: Comment évaluez-vous les chances d’organiser cette année des pourparlers entre la Russie et les principaux pays occidentaux sur l’Ukraine avec les Etats-Unis en tête ? Quels dossiers de sécurité dans le cadre du règlement ukrainien la Russie voudrait-elle mettre sur la table des négociations ? Admettez-vous la probabilité que cette année la phase militaire active soit arrêtée ?

Sergueï Lavrov: À propos de la phase militaire active. Nos militaires ont commenté ce sujet plus d’une fois. Le président de la Russie Vladimir Poutine a une fois de plus personnellement confirmé que l’opération militaire spéciale avait des objectifs réels et pas « pris au hasard », mais déterminés par les intérêts fondamentaux et légitimes de la sécurité de la Fédération de Russie, ses positions dans le monde, principalement dans notre futur proche.

En Ukraine, comme dans tout autre territoire limitrophe de la Fédération de Russie, il ne devrait y avoir aucune infrastructure militaire qui constitue une menace directe pour notre pays, de discrimination, de persécution contre nos compatriotes. Par la volonté du destin, ils se sont avérés être des citoyens de l’État ukrainien, mais ils veulent préserver leur langue, leur culture et leurs traditions, élever leurs enfants dans ces traditions en pleine conformité avec la Constitution de l’Ukraine qui garantit le libre usage et la protection du russe et d’autres langues des minorités nationales. La langue russe y est particulièrement mise en valeur. Cette Constitution reste en vigueur.

Nous avons envoyé aux médias des documents énumérant les articles de la Constitution, puis les obligations spécifiques de l’Ukraine en vertu des conventions internationales, ainsi qu’une liste volumineuse de lois adoptées en violation de la Constitution et des obligations internationales de l’État ukrainien. J’ai été surpris par l’interview du président ukrainien Vladimir Zelenski à ZDF en octobre 2022. Il disait que si la Russie était autorisée à gagner, alors d’autres grands pays décideraient qu’eux aussi « pourront ». Et il y a suffisamment de pays de ce type sur différents continents. Par conséquent, ils auraient « étouffé » les petits et se seraient partagé tout le reste. Vladimir Zelenski a souligné qu’il est pour un scénario différent: quand tout le monde sur la planète saura que peu importe où il vit, il a les mêmes droits et il est aussi protégé comme toute personne dans le monde. C’est ce qu’a déclaré un homme qui, en novembre 2021 (un an auparavant), déclarait qu’à l’est vivaient des « spécimens », pas des gens. Et même plus tôt, en août de la même année, Zelenski a noté que si un citoyen ukrainien se sent russe et pense en russe, veut rester russe, alors pour l’avenir de ses enfants et petits-enfants, il doit partit en Russie. C’était le même homme qui déclare maintenant qu’il rêvait que tous soient égaux et que chacun puisse vivre comme il l’entend. Il est clair que ces « belles » paroles sont prononcées pour les besoins de l’Occident, mais tout cela caractérise « fort » le régime actuel. La raison pour laquelle nous ne pouvons pas renoncer aux objectifs fondamentaux d’une opération militaire spéciale est claire.

Quant aux perspectives de négociations. Cela a déjà été discuté et évoqué des dizaines de fois. Je ne veux pas répéter des faits évidents. À partir de mars 2021, nous soutenions la demande de négociation de l’Ukraine. De plus, nous avons finalisé le projet de règlement proposé par ce pays. Mais l’Ukraine a été « remise à sa place » et a déclaré qu’il était trop tôt. Depuis, après le printemps 2022, tout l’été et jusqu’au début de l’automne, les responsables occidentaux n’ont cessé de répéter qu’il était trop tôt pour entamer des négociations. Le pays doit recevoir plus d’armes afin qu’il puisse entamer les négociations à partir d’une position plus forte. Le secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, a clairement déclaré l’autre jour que « l’armement de l’Ukraine est la voie de la paix ». Vladimir Zelenski lui-même avance des initiatives complètement absurdes en dix points: la sécurité alimentaire, énergétique et biologique, le retrait des troupes russes de partout, le repentir de la Fédération de Russie, un tribunal et la condamnation.

Il ne peut être question de négociations avec Zelenski parce qu’il a législativement interdit de négocier avec le gouvernement russe. Tout ce bavardage occidental selon lequel ils sont prêts pour quelque chose, mais nous ne le sommes pas, c’est de la perfidie.

Vous avez demandé quelles étaient les perspectives de négociations entre la Russie et l’Occident sur le dossier ukrainien. Nous serons prêts à répondre à toutes les propositions sérieuses, les examiner et décider. Jusqu’à présent nous n’avons pas vu de telles propositions. On entend des incantations dans les capitales occidentales selon lesquelles « pas un mot sur l’Ukraine sans l’Ukraine ». C’est absurde. En fait c’est l’Occident qui décide pour l’Ukraine. Ils ont également interdit à Vladimir Zelenski de conclure un accord avec la Russie fin mars 2022, alors qu’un tel accord était déjà prêt. C’est donc l’Occident qui décide. Il a décidé sans l’Ukraine pour l’Ukraine que ce n’était pas le moment. Maintenant ils disent la même chose: qu’ils doivent obtenir plus d’armes et épuiser la Fédération de Russie.

Je ne sais pas qui est responsable de la planification de la défense là-bas. Il y a eu une réunion entre le directeur de la CIA William Burns et le chef de la Sécurité extérieure Sergueï Narychkine. Cette rencontre a été proposée par le président américain Joe Biden, et le président russe Vladimir Poutine l’a accepté. Elle a eu lieu. Il n’y a eu aucune révélation.

L’Occident, dans les contacts sporadiques et rares qui ont lieu à un niveau ou à un autre, ne dit en principe rien qui sortirait du cadre de ses déclarations publiques. Notre position sur cette question est bien connue. Parler avec l’Occident uniquement de l’Ukraine est inutile. Il utilise l’Ukraine pour détruire le système de sécurité qui existait dans la région euro-atlantique depuis de nombreuses années et qui était fondé sur les principes de consensus sur l’indivisibilité de la sécurité, résolvant tous les problèmes par le dialogue et la coopération. L’incarnation de ces idéaux était l’OSCE, que l’Occident « enterre » maintenant, tout comme il a pratiquement « enterré » le Conseil de l’Europe. Organisations créées pour le dialogue et la recherche de consensus, les compromis sont maintenant utilisés pour promouvoir la même politique de domination totale des États-Unis (devant le reste de l’Occident) en tout et partout. Nous dire qu’ils vont « inventer » quelque chose avec l’Ukraine et que tout le reste leur appartiendra? Non. Une conversation honnête sera nécessaire.

Je pense qu’à l’étape actuelle nous n’avons pas besoin de prendre l’initiative dans les directions que l’Occident lui-même a « fermées », y compris comme il l’a fait au Conseil de l’Europe, dont tout le monde était si fier. De plus, il existe plusieurs dizaines de conventions au sein du Conseil de l’Europe, où il n’est pas obligatoire d’être membre du Conseil de l’Europe, mais il est autorisé à y participer. L’Occident a également décidé d’annuler la Russie et d’ériger des obstacles discriminatoires à la participation de nos représentants au travail des organes compétents de ces conventions qui sont ouvertes aux non-membres du Conseil de l’Europe. Dans cette situation, des conditions inacceptables sont mises en avant pour la participation de nos représentants aux événements d’examen. Dans ces conditions nous ne nous y résignerons pas. Récemment, pour cette raison, ils se sont retirés de la Convention sur la lutte contre la corruption. Cela ne signifie pas que nous avons cessé de lutter contre la corruption, mais que nous ne voulons pas nous asseoir sur le « strapontin » dans l’organe compétent et écouter les leçons occidentales au cas où nous serions lésés même dans nos droits procéduraux. Je peux donner beaucoup d’exemples.

Question: De nombreux Européens pensent que la Russie ne s’est pas montrée du meilleur côté en ouvrant les hostilités. Ainsi, elle agit comme le reste des pays impérialistes, comme les États-Unis. Ils ont démoli près de la moitié de la planète, en violation du droit international, afin de s’emparer d’un certain territoire. De telles critiques sont souvent entendues en Grèce, à Chypre et dans les Balkans, comme eux aussi sont victimes d’une telle politique. Vous êtes l’un des meilleurs experts en la matière. On dit qu’il y a des menaces dans la mer Égée de la Turquie contre la Grèce. Comment contesteriez-vous une telle position ?

Sergueï Lavrov: Je ne vais rien contester. Je vais juste donner mon avis. Vous avez dit que la Russie n’avait pas montré ses meilleures qualités lorsque l’opération militaire spéciale a commencé. C’est une formulation intéressante.

Nous avons montré nos « meilleures qualités » après la disparition de l’Union soviétique. Le président russe Vladimir Poutine en a parlé à plusieurs reprises. En 2001, après son élection à la présidence, l’une de ses premières visites à l’étranger était en Allemagne, où il s’est exprimé au Bundestag en allemand. Ainsi, Vladimir Poutine s’est personnellement « intégré » à la réconciliation historique entre l’Allemagne et notre pays. Cette réconciliation a eu lieu à la fin des années 1980-début des années 1990 depuis la chute du Mur de Berlin et l’unification de l’Allemagne. C’était une réconciliation au niveau étatique et officiel. Vladimir Poutine s’est personnellement « intégré » à cette réconciliation historique entre les Russes et les Allemands. N’oublions pas que l’Allemagne s’est unie principalement grâce à l’Union soviétique. Parce que le reste des puissances vainqueurs, pour ne pas dire plus, ne le voulait pas vraiment.

Nous étions prêts et avons montré nos meilleures qualités depuis longtemps en termes de respect du droit international et de recherche de solutions qui profiteront à toute l’Europe et à toute l’humanité. J’ai cité l’exemple du premier Maïdan ukrainien (2004), lorsque l’Europe officielle a déclaré que l’Ukraine devait choisir si elle était avec l’Europe ou avec la Russie. C’était trois ans avant le discours de Vladimir Poutine à Munich. Nous espérions alors que la raison l’emporterait et que l’Europe comprendrait qu’il était impossible de tromper constamment et de déplacer l’Otan vers l’Est contrairement aux promesses. Il ne faut pas le faire non seulement contre des promesses verbales, mais aussi contre des engagements écrits à l’OSCE. Personne ne renforce sa sécurité au détriment de celle des autres. Aucune organisation de l’espace de l’OSCE ne peut revendiquer un rôle dominant. C’est écrit. Il y a des signatures en dessous, y compris les chefs d’État de la Grèce, des États-Unis et de la Russie. La même formule selon laquelle personne ne devrait revendiquer la domination en Europe est écrite dans les documents du Conseil Otan-Russie au plus haut niveau.

Si vous pensez que l’élargissement imprudent de l’Alliance malgré nos protestations officielles est l’accomplissement de cet engagement, alors nous pouvons difficilement nous comprendre ici. Je suis sûr que vous ne le pensez pas et comprenez parfaitement ce qui est en jeu. Vous avez dit que nous nous sommes comportés comme le reste des pays impériaux. Oui. On nous appelle à nouveau un empire. Je laisse ces termes à la discrétion des spécialistes et des professionnels.

Nous sommes un pays où vit un grand nombre de nationalités, où il y a près de 300 langues, où presque toutes les religions du monde sont représentées, où règne le respect des traditions nationales de chacun des peuples. En tant que pays multinational et multiconfessionnel, nous nous développons depuis plus de 100 ans. Contrairement aux pratiques coloniales occidentales, nous n’avons jamais réprimé les peuples qui faisaient partie de l’Empire russe et ne les ont pas détruits, ne les ont pas jetés dans une sorte de « marmite à fondre », de sorte qu’ils ont tous perdu leur identité, leur originalité et tous sont devenus des « Américains, au même visage ». Ils n’ont pas réussi comme vous pouvez le constater ces derniers temps. Avec nous, tous ceux qui ont rejoint l’Empire russe ont conservé leurs coutumes, leurs traditions, leur identité, leurs coutumes et leurs langues.

Quant à la conquête du territoire et au fait que nous avons les mêmes « instincts » que les empires occidentaux. Les États-Unis envahissaient un territoire étranger environ 300 fois. Dans la plupart des cas, soit parce que quelqu’un des Américains a offensé quelqu’un – cela se produit régulièrement en Amérique centrale, dans les Caraïbes, soit parce que l’objectif était d’éliminer les menaces à la paix et à la sécurité. Par exemple, Saddam Hussein aurait eu des armes de destruction massive. Cela s’est avéré plus tard être une invention. La Libye, où ils voulaient détruire Kadhafi, qui leur semblait non pas un démocrate, mais un dictateur. Ils ont détruit l’Irak et la Libye, des pays prospères qui vivaient assez bien en termes de situation socio-économique. En Yougoslavie, ils ont décidé de démanteler les Balkans, y compris au profit de l’Allemagne, qui n’avait même pas attendu que l’UE élabore une ligne unique et avait reconnu la Croatie et la Slovénie. Ainsi, cela a rendu le processus irréversible et a coupé toutes les possibilités de recréer d’une manière ou d’une autre un format confédéral ou autre entre les pays des Balkans. La Serbie s’est opposée au fait que les Balkans devaient se soumettre à l’Occident. Qu’est-il arrivé à la Serbie? Joe Biden, étant sénateur, même un an avant le début de l’agression de l’Otan contre la Serbie, a déclaré en 1998 qu’il était favorable au bombardement de Belgrade, a proposé d’envoyer des pilotes américains et de faire sauter tous les ponts sur la rivière Drina, s’emparer de toutes leurs réserves de pétrole. Comme vous pouvez le voir, toutes les demandes du sénateur Joe Biden un an plus tard, en 1999, ont été satisfaites. Le magazine Time de l’époque a publié la couverture: « Imposer la paix aux Serbes. Un attentat à la bombe massif ouvre la porte à la paix ». Et rien. Pas de tribunaux. Personne n’y avait pensé.

Comme personne ne se souvenait des tribunaux lorsque les États-Unis ont envahi la Syrie sans aucune raison légitime et ont commencé à rasé des villes entières. Par exemple la ville de Raqqa a été complètement détruite. Des dizaines, des centaines de cadavres gisaient là pendant des mois sans aucun soin. Oui, la communauté internationale était là, et Médecins sans frontières et Reporters sans frontières disaient quelque chose quelque part. Mais il n’était pas question de tribunaux. Et lorsque la Cour pénale internationale a soudainement décidé d’enquêter sur les allégations de crimes de guerre commis par des Américains en Afghanistan, les États-Unis ont déclaré à la CPI qu’ils les mettraient tous sous sanctions et leur retireraient leur argent qui se trouvait dans des banques américaines. Et c’est tout. Cette haute instance de la justice internationale s’est tout simplement tue. On peut bien sûr comparer.

Mais nous protégions notre sécurité. Ils faisaient de l’Ukraine un terrain pour attaquer la Russie, sapant nos intérêts. En mer d’Azov il était prévu de construire des bases navales, principalement anglo-saxonnes. C’est une chose sérieuse.

Deuxièmement, l’humiliation des Russes, à qui la Constitution garantit leurs droits, est inacceptable, car ce sont nos compatriotes. Ils nous confient la protection de leurs intérêts légitimes garantis par la Constitution ukrainienne. Et le coup d’État inspiré par l’Occident en 2014 n’a en aucun cas provoqué même des tentatives d’établir un dialogue national en Ukraine. L’Occident s’est rangé du côté du régime, qui a immédiatement proclamé ses objectifs antirusses, son adhésion aux principes de la théorie et de la pratique du nazisme lorsqu’ils frappaient Donetsk et Lougansk. Personne n’enquête sur ces crimes. Il n’y a pas de tribunaux là-bas. Personne ne pense même à les créer. Lorsque cette guerre contre ceux qui n’acceptaient pas le coup d’État a été arrêtée, les accords de Minsk ont ​​été signés. Vous savez comment l’Allemagne et la France, ainsi que Piotr Porochenko, les trois signataires (à l’exception du président Vladimir Poutine), ont déclaré qu’ils l’avaient fait pour gagner du temps, afin que les Ukrainiens puissent recevoir plus d’armes, afin qu’ils soient mieux préparés pour la prochaine phase de la guerre. Comment est-ce?

Pensez-vous que nous n’avons pas montré nos meilleures qualités non plus? Nous étions les seuls à poursuivre la mise en œuvre de ces accords de Minsk. Tout le monde était un tricheur dans cette situation et suivait les conseils des Américains.

Sur le fait que la Grèce et Chypre en souffrent également. Je ne sais pas pourquoi ils souffrent le plus. Nous étions toujours des amis proches des Grecs et des Chypriotes. Nous avons noté les métamorphoses qui ont eu lieu avec les dirigeants des deux pays.

Tout le monde sait comment on accumulait les forces pour déclencher une guerre hybride contre nous. Je ne peux même pas imaginer que les personnes occupant les postes de premier ministre, de président de pays européens, et plus encore de pays qui entretenaient des liens historiques de longue date avec la Fédération de Russie, ne connaissaient pas les faits ou ne sont pas en mesure de les analyser. La conclusion que je tire des positions prises par les pays européens, dont la Grèce et Chypre: ils ont été forcés, ou ils ont eux-mêmes accepté volontairement de se soumettre au diktat américain. Toute l’Europe est « aux ordres » des Etats-Unis. Plus personne ne permettra à l’Europe de parler d’une quelconque « autonomie stratégique ». Il y a un an, le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin, lorsqu’on discutait sur la nécessité d’envoyer plus de troupes américaines en Europe et qu’on lui avait demandé si ce serait sur une base permanente ou par rotation, avait répondu qu’ils décideraient à Washington. Personne ne demandera à l’Europe.

Nous en avons tiré des conclusions et bien sûr nous les tirerons par rapport à ceux qui ont si rapidement et si complaisamment soutenu l’agression contre la Fédération de Russie. Un jour cette guerre finira.

Nous défendrons notre vérité. Mais je ne sais pas comment nous allons vivre. Tout dépendra des conclusions que l’Europe en tirera.

Question: Après le début de l’opération militaire spéciale en Ukraine, nous constatons tous qu’il s’agit d’un véritable affrontement entre l’Occident collectif et la Russie et pas seulement. Les petits pays de la région se sont retrouvés dans une situation difficile, y compris la Géorgie. Les attaques radicales continues de groupes politiques et médiatiques contrôlés par les Américains qui tentent d’imposer des valeurs immorales et perverties des normes de comportement occidental. Elles sont étrangères à notre culture et à notre identité. Ainsi, l’Occident essaie de saper la souveraineté culturelle des petits pays et d’en prendre le contrôle. Le but ultime de cette politique mondialiste cynique est de sacrifier ces petits pays au nom de leurs intérêts politiques. Un triste exemple malheureusement est l’Ukraine. Le même danger menace la Géorgie et d’autres pays de la région. Dans ces conditions la question se pose de savoir si la Russie a une stratégie claire contre l’expansion culturelle destructrice de l’Occident et si cela sous-entend une coopération avec des pays qui peuvent être des alliés naturels dans la défense des valeurs conservatrices.

Sergueï Lavrov: La question est très large. Je viens de parler de l’Ukraine. Hier s’est tenue une réunion spéciale du Conseil de sécurité de l’ONU convoquée à notre initiative et consacrée aux menaces à la paix et à la sécurité internationales découlant de la politique du régime de Kiev dans le domaine des droits de l’homme, des minorités nationales, y compris les droits religieux.

La présence culturelle et la résistance aux tendances négatives par la préservation des valeurs traditionnelles sont directement liées à la religion et aux activités des églises orthodoxes russes et géorgiennes. En Ukraine ce n’est pas un instrument d’influence russe, mais une institution de préservation des traditions, de l’histoire, la transmission de ces traditions de génération en génération, est détruite, interdite et le clergé est soumis à l’arrestation, privé de citoyenneté – ce sont les méthodes par lequel l’Occident fait la guerre pour affirmer ses valeurs.

Nous sommes contraints de réagir symétriquement dans les cas où nos journalistes, politologues, politiciens, connus et capables de porter la vérité à un public étranger, sont « pénalisés » par les sanctions. Nous sommes obligés de répondre. Ce n’est pas notre choix. Même pendant la guerre froide, les scientifiques soviétiques et américains se rencontraient régulièrement et discutaient des questions d’actualité. Maintenant, il n’y a pratiquement pas de telle possibilité. Certains des représentants de la pensée politique occidentale s’adressent à moi parfois timidement par des canaux complètement officieux et me demandent: est-il possible d’organiser une sorte de séminaire quelque part en territoire neutre pour que « les vôtres » et « les nôtres » viennent. Personne ne posait cette question avant. Une institution négociait avec une autre institution. Désormais, nos partenaires occidentaux qui participaient à ces échanges ont tout simplement peur. Ils ont été suffisamment intimidés.

Je respecte la position de l’Église orthodoxe géorgienne qui défend ces valeurs. Dans l’ensemble, nous n’avons aucun problème avec le peuple géorgien.

Il y a eu une histoire en 2008, liée au fait que, encore une fois, l’Otan a joué son rôle, lorsqu’en avril de la même année, au sommet de l’Alliance à Bucarest, une déclaration a été adoptée selon laquelle la Géorgie et l’Ukraine feraient partie de l’Otan. Et la secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice est venue en Géorgie un mois avant de donner l’ordre de bombarder Tskhinval et les positions des casques bleus. Mikhaïl Saakachvili « est devenu émotif ». Il a décidé qu’il s’agissait d’une indulgence.

Il a fallu un peu plus de temps aux Ukrainiens pour que « l’impulsion » de Bucarest atteigne la conscience des gens qui ont décidé d’expulser tout ce qui était russe de leur territoire. Nous sommes pour que l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud construisent des relations avec la Géorgie. Il existe des mécanismes de dialogue auxquels nous participons également. Il y a assez longtemps, la partie géorgienne a présenté un projet de mise en œuvre d’activités économiques conjointes afin de renforcer la confiance. Ce sont toutes des choses utiles. Certes, les participants occidentaux aux Discussions de Genève entre la Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (il s’agit de l’Union européenne, de l’ONU, de l’OSCE, des États-Unis) tentent maintenant de faire de ce format de dialogue un otage de ce qui se passe autour Ukraine. Ceci est indécent, non professionnel et signifie qu’ils déterminent leurs objectifs dans une région particulière en fonction de leurs propres griefs et caprices politiques.

Je suis heureux que les contacts interpersonnels avec la Géorgie se développent activement. En 2022, le PIB de la Géorgie a augmenté de 10%. En grande partie grâce au tourisme et aux relations commerciales avec la Fédération de Russie. J’espère que nous pourrons bientôt reprendre les vols directs.

Nous voyons comment la Géorgie et tous les autres pays subissent la pression de l’Occident, exigeant publiquement de se joindre aux sanctions contre la Fédération de Russie. Le fait qu’un petit pays et son gouvernement aient le courage de dire qu’ils seront guidés par leurs intérêts, les intérêts de leur économie – cela suscite du respect.

Question: Vous venez de dire que les masques ont été lâchés par l’Occident. Que diriez-vous de la déclaration plutôt franche du président finlandais Sauli Niinistö, lorsqu’il a comparé la Fédération de Russie au régime brutal nazi ? À l’époque soviétique, ils parlaient souvent d’impérialisme, de colonisateurs, et maintenant ces paroles sont de plus en plus entendues. De nouveaux termes sont également apparus – « néolibéralisme », « mondialisme ». On entendait ces paroles pendant 30 ans de la bouche de Guennadi Ziouganov et du Parti communiste de Russie, et maintenant de votre bouche et du président de la Russie. Comment pourriez-vous déterminer à qui la Russie s’oppose actuellement? Ces concepts sont-ils pertinents aujourd’hui et n’ont-ils pas disparu ?

Sergueï Lavrov: Concernant le discours du Nouvel An et une autre interview récente avec le président finlandais Niinistö. De la même manière que dans le cas de la Grèce et de Chypre, nous partions du principe que la Finlande était depuis de nombreuses années un modèle de relations amicales entre États. Depuis l’époque où on l’appelait « la coexistence de pays aux systèmes socio-politiques différents ». J’ai été surpris par la rapidité avec laquelle la Finlande (comme la Suède) a radicalement changé sa rhétorique. Apparemment, il s’agit d’un changement de position ou celle-ci était tellement antirusse et c’était bien camouflé avec de belles phrases sur la nécessité d’une maison européenne commune, le respect des principes de l’Acte final d’Helsinki. Ils ont même évoqué l’opportunité de tenir un sommet à Helsinki en 2025 consacré au 75e anniversaire de la fondation de l’OSCE. Je ne sais pas. Bien sûr j’ai été surpris par ces déclarations. Sauli Niinistö a directement comparé cela, tout comme Joseph Staline a attaqué la Finlande, Vladimir Poutine a attaqué l’Ukraine. Tout comme Joseph Staline en Finlande, Vladimir Poutine perdra en Ukraine. Pour être honnête c’est un monologue plutôt primitif. Mais les allusions à l’Allemagne nazie reflètent le fait que Sauli Niinistö y pense souvent. Il me semble qu’il faut bien se souvenir de l’histoire des Finlandais, ainsi que du fait qu’ils n’étaient pas (en fait) des victimes innocentes des processus qui se déroulaient avant la Seconde Guerre mondiale et après son début. Il est dommage que tout ce qui a été créé en Europe (y compris le rôle clef de la Finlande) soit maintenant soudainement détruit dans une large mesure par les efforts de la Finlande elle-même. Mais nous sommes voisins. On ne changera pas cela. La Finlande se précipite avec tant de zèle et de plaisir dans l’Otan et dit que cela garantira sa sécurité. Mais, comme nous l’avons dit, nous devrons tirer des conclusions de l’adhésion de la Finlande et de la Suède (si elle aura lieu) à l’Alliance et nous prendrons les mesures militaro-techniques appropriées de notre côté de la frontière.

Je n’ai pas évoqué le néo-impérialisme. Votre voisin a dit que nous nous comportions comme les autres puissances impériales. C’est une question de goût. Quant aux habitudes coloniales, le président Vladimir Poutine en a parlé. C’est une véritable évaluation de ce que l’Occident essaie de faire. Le colonialisme, c’est quand on envahit quelqu’un et vit à ses dépens. Mais on peut envahir de différentes manières. Au XVIIe siècle, on entassait les esclaves dans un navire, et on peut mettre au pas tous les plans, programmes de tel ou tel pays ou de telle ou telle structure, comme le font maintenant les Américains avec l’Union européenne. L’Islande n’est pas membre de l’Union européenne. Vous avez de la chance. L’UE a maintenant complètement perdu son indépendance. Il s’agit d’un attribut de l’Otan. Dans l’Union européenne, les déclarations publiques sur la discrimination sont en train d’apparaître. Le ministre de l’Economie de la France, Bruno Le Maire parlait de la nécessité d’encourager en quelque sorte les Américains à être plus attentifs à leurs intérêts, car l’industrie en Europe paie quatre fois plus pour le gaz que l’industrie aux États-Unis.

D’une manière générale, la transition à long terme vers le gaz naturel liquéfié, malgré les fluctuations de prix que nous connaissons actuellement, signifie une forte augmentation du coût de production en Europe. C’est drôle qu’il y a de nombreuses années, les Européens aient commencé à nous demander de ne pas signer de contrats à long terme, mais de passer à des prix au comptant. Après les évènements ukrainiens, les Européens ont décidé de chercher de nouvelles sources d’énergie et ils ont commencé à négocier au Qatar. L’émirat a dit « avec plaisir », s’il vous plait, un contrat de 15 ans minimum. Les Européens sont allés négocier avec les États-Unis. Hier, j’ai lu un message notant que les Américains disaient qu’on vous donnerait un bon prix mais seulement dans le cadre de contrats à long terme. Par conséquent la fiabilité et la capacité d’avoir une perspective durable, est plus importante que de suivre quotidiennement les zigzags sur l’une ou l’autre bourse. Mais l’industrie européenne commence déjà à se déplacer vers les États-Unis. Certains politologues, y compris les Occidentaux disent que l’un des objectifs de tout ce qui se passe autour de l’Ukraine est une forte baisse de la compétitivité de l’Europe. C’est une étape vers la réduction de la compétitivité de la Chine et d’autres rivaux sur les marchés mondiaux.

Bien sûr, le colonialisme se manifeste pleinement dans les relations avec les pays en développement. Regardez où vont les investissements américains. Elles s’accompagnent nécessairement soit de quelques revendications politiques, soit du déploiement de troupes américaines. Je ne vois pas de grandes différences. Je sais que de nombreux scientifiques étudient déjà ce phénomène de colonialisme dans les nouvelles conditions, ce n’est même pas du néo-colonialisme. Du point de vue des buts et objectifs, c’est purement du colonialisme. Maîtriser et utiliser les ressources dans ses intérêts.

Question: La diplomatie dispose d’un grand nombre d’outils, principalement la parole. À votre avis, en 2022 dans le monde de la diplomatie, quel mot a été le plus tragique, qui a donné de l’espoir, et quel mot le monde entier devrait entendre aujourd’hui.

Sergueï Lavrov: C’est une question lyrique. Nous pensons plus à des choses précises, on vous demanderait de décrire ce que nous faisons. Le mot « guerre », je n’ai pas peur de le dire. Ce qui se passe, c’est notre réponse, ce que, comme l’a dit le président, nous aurions peut-être dû faire un peu plus tôt. C’est la réponse (elle n’était pas en retard) à la guerre hybride qu’on a déclenchée contre nous. Sous le slogan promu dans diverses variantes par l’Occident dans son ordre du jour. Le mot qui donne de l’espoir est « victoire ». Et le troisième mot. Je pense que le mot « victoire ». Ceux qui veulent entendre le mot « négociations », malheureusement, n’en veulent pas eux-mêmes et manipulent ce terme de toutes les manières possibles afin de faire durer le plus longtemps possible cette guerre contre la Russie.

Question: Quelle place les États arabes occupent-ils dans la politique étrangère de la Fédération de Russie ? Les priorités pour ces pays ont-elles été révisées en 2022 ?

Sergueï Lavrov: Les Arabes sont nos loyaux amis de longue date. Nous maintenons des contacts réguliers tant par les voies bilatérales qu’avec la Ligue des États arabes et le Conseil de coopération des États arabes du Golfe. Hier, j’ai tenu une réunion régulière avec tous les ambassadeurs des pays membres de la Ligue des États arabes. En mai 2022, j’ai visité le siège de la Ligue des États arabes au Caire. J’ai tenu un discours devant tous les pays membres.

Je vois une compréhension de notre position. C’est loin d’être la même chose et même pas du tout de l’Ukraine, mais de la lutte pour un nouvel ordre mondial entre ceux qui croient qu’il devrait être complètement subordonné à leurs « règles », qui supposent la domination des États-Unis et de ses satellites et ceux qui veulent que l’ordre mondial soit démocratique.

J’en ai déjà parlé plus d’une fois. Les pays occidentaux demandent constamment la démocratie à tous, mais ils n’ont en vue que la structure interne de tel ou tel État. En même temps, bien sûr, vous n’avez même pas le droit de poser des questions sur la démocratie aux États-Unis. Il existe des études sur les dernières élections aux États-Unis: des morts ont été élus, une députée a reçu deux fois plus de voix que d’électeurs enregistrés dans son bureau de vote, vote par correspondance et bien plus encore. Cela ne peut pas être fait. Dès qu’on commence à leur parler de la démocratie des relations internationales ils s’en vont. Ils n’en veulent pas. Ils ont besoin de « règles » dans le monde. Non pas de droit international qui assure la démocratie, où chaque pays a des droits souverains égaux, mais des « règles », où ils dictent tout. La déclaration Otan-UE stipule: dans l’intérêt du « milliard ». La  » jungle » doit être protégée et utilisée de manière coloniale.

Aucun des pays arabes n’a adhéré aux sanctions, malgré la pression sans précédent et brutale de l’Occident. Lorsque j’étais à la Ligue des États arabes, avant que je ne commence mon discours, le secrétaire général de la Ligue arabe m’a dit que trois jours avant mon arrivée, une délégation d’ambassadeurs occidentaux était venue et avait exigé que j’annule mon discours.

Ayant reçu une réponse polie leur disant que c’était impossible car la Ligue des États arabes est ami avec la Russie, ils ont exigé qu’après mon discours, chaque membre de la Ligue arabe se lève et condamne l’agression russe ; ce à quoi on leur a également répondu poliment que chaque pays avait sa propre position et qu’il lui appartenait de la définir. Et enfin la troisième demande qui est, à mon avis, la plus humiliante pour l’Occident – qu’au moins ils ne se fassent pas prendre en photo avec moi. Je ne plaisante pas.

Ensuite, le personnel du Secrétariat a mis tout cela sur le papier qu’il a diffusé auprès de toutes les ambassades pour les informer de cette démarche. Je ne veux pas dire que cela m’a flatté en quoi que ce soit, mais pour la petite histoire, je noterai qu’après mon discours (qui a duré plus d’une heure), on m’a demandé de prendre une photo séparée avec chacun de ces ambassadeurs. Cela semble être une petite chose, mais qui demanderait beaucoup de courage politique de plusieurs autres pays, en particulier en Europe, pour faire de même.

Nos relations avec le monde arabe sont sur une trajectoire ascendante. Certes, dans nos relations commerciales et économiques, nous devons tenir compte des sanctions illégales, de l’ »agonie » que nous constatons actuellement chez ceux qui dirigent le système monétaire et financier international. Nous construisons de nouvelles chaînes d’approvisionnement protégées de ces « colonisateurs ». Nous nous orientons de plus en plus vers des règlements en monnaies nationales. Nous avons de nombreux projets d’envergure mondiale. En Égypte, une centrale nucléaire et une zone industrielle sont en cours de construction avec la participation de la Russie. De nombreux projets sont en cours en Algérie. Nous avons des plans ambitieux avec le Maroc. Nous en avons avec pratiquement tous les pays africains. Il existe des commissions intergouvernementales sur le commerce et l’interaction économique avec les pays arabes. Au niveau des ministères des Affaires étrangère, nous avons le Forum de coopération russo-arabe. Pendant quelques années, nous n’avons pas pu nous rencontrer en présentiel à cause de la pandémie. Nous discutons actuellement avec le siège de la Ligue des États arabes pour organiser la prochaine réunion ministérielle dans l’un des pays de la région, à la discrétion de nos partenaires, sinon nous sommes toujours prêts à l’accueillir dans la Fédération de Russie.

En parlant du monde arabe, je ne saurais omettre d’évoquer le mécontentement évident de nos collègues face au fait que l’Occident, tout en exigeant quotidiennement quelque chose sur l’Ukraine, ne fait rien du tout sur la question palestinienne. Il est profondément frustrant de constater tant l’état d’avancement du dossier palestinien que celui du règlement libyen, qui, après que l’Occident a détruit la Libye, ne connaît aucun progrès. Des problèmes subsistent au sujet de l’Irak. Tous ces problèmes et d’autres encore concernant la région sont d’une importance secondaire, voire tertiaire, pour l’Occident par rapport au fait qu’il est essentiel d’épuiser la Russie et de lui infliger une défaite stratégique.

Nos collègues voient que nous avons une position différente. Nous l’apprécions. Nous ne relâchons pas nos efforts sur la question palestinienne, la Syrie et le règlement libyen. En ce qui concerne l’Irak, nous prévoyons des contacts de haut niveau avec nos collègues iraniens. Il est important de ne pas faire abstraction de ces conflits. Le conflit palestinien, en particulier, est le plus ancien conflit non résolu sur terre. Le Secrétaire général des Nations unies pourrait être un peu plus actif en tant que membre du Quatuor des médiateurs internationaux pour promouvoir cet agenda.

Question: Vous avez évoqué la ville de Raqqa et la politique prédatrice et agressive des États-Unis qui a transformé la ville en ruines. Les sanctions illégales, injustes et unilatérales contre le peuple syrien, l’occupation de certaines parties du territoire syrien prolongent la crise en Syrie, aggravant les conditions de vie du peuple syrien. Que pensez-vous de la violation du droit international et humanitaire par les États-Unis et leurs satellites contre la RAS et de l’interdiction du retour des réfugiés sur leur terre historique ?

Sergueï Lavrov: On pourrait en parler longtemps. Les sanctions sont inacceptables. C’est un exemple de plus du mensonge des Occidentaux qui prétendent que leurs sanctions n’affectent pas les gens ordinaires. Les sanctions visent précisément à aggraver la situation des gens et à les faire se rebeller contre leur gouvernement. Une chose si évidente, si banale.

Il y a des exceptions humanitaires. Regardez le volume de l’aide humanitaire qui arrive en Syrie. Si vous comparez les paramètres que l’ONU considère comme nécessaires à ce qui entre effectivement en Syrie, c’est environ la moitié. L’un des pires résultats de tous les programmes humanitaires.

L’Occident ne veut vraiment pas que les réfugiés retournent en Syrie. Même le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés avait distribué dans un camp de réfugiés syriens au Liban il y a quelques années un questionnaire spécial qui poussait clairement à croire que tout allait mal en Syrie et qu’il valait mieux rester au Liban. Nous avons fait un scandale et reçu des excuses. Le questionnaire a été retiré. Tout cela montre bien l’attitude de la communauté internationale vis-à-vis des réfugiés.

La raison en est politique. La résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies prévoit effectivement, entre autres, la tenue d’élections avec la participation de l’ensemble de la population syrienne. L’Occident a très envie, lors de ces élections (bien que la République arabe syrienne ait organisé ses propres élections sans aucune ingérence occidentale), de pouvoir à un moment donné imposer de « grandes élections » avec la participation des réfugiés. Ils savent comment assurer le « bon » vote dans les camps de réfugiés en faveur de l’opposition qu’ils nourrissent. C’est évident et odieux.

Les Américains ont compris que cela ne se payait pas de couver un certain Juan Guaido pour le Venezuela et qu’il fallait travailler avec ceux qui avaient le mandat du peuple. Les mêmes tendances se manifestent aujourd’hui à l’égard du président Bachar al-Assad. Les Américains ont des contacts privés avec les Syriens sur les prisonniers de guerre. D’autres pays, dont la Turquie, ont préconisé la normalisation des relations avec Damas. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a déclaré qu’il était prêt à rencontrer le président de la République arabe syrienne Bachar al-Assad. Ils nous ont demandé de faciliter cette démarche. Les ministres turc et syrien de la Défense se sont rencontrés avec le concours de la Russie, les ministres des Affaires étrangères préparent une réunion. Les pays arabes soit n’ont pas quitté la Syrie, ayant laissé leurs ambassades sur place, soit les y ont réouvertes. Ainsi, les Émirats arabes unis, pays qui possède une riche expérience de la médiation, l’utilisent de plus en plus à bon escient. Nous l’apprécions. La vie nous forcera à considérer toutes ces questions sur base des réalités, et non à partir d’une image idéale que quelqu’un d’autre se peint dans ses échafaudages géopolitiques.

Mais l’un des principaux problèmes est celui d’Idlib. Il est nécessaire de mettre en œuvre les accords conclus pour empêcher les terroristes d’y rester. Il y a aussi le nord-est, où il faut établir des contacts entre le gouvernement et les Kurdes. Nous comprenons l’inquiétude de nos collègues turcs face à ce problème et leur irritation de voir que les États-Unis veulent au contraire instrumentaliser les Kurdes pour, d’abord, créer un quasi-État dans l’est de la Syrie et, ensuite, faire en sorte que les Kurdes exécutent les instructions de Washington et suscitent constamment des éléments perturbateurs dans la région.

Mon collègue, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu m’a rappelé que la Russie avait signé en 2019 un mémorandum avec la Turquie, en vertu duquel nous nous sommes engagés à faciliter la coopération des Kurdes pour qu’ils reculent à une certaine distance de la frontière turque, à l’instar de l’accord de sécurité d’Adana entre la Turquie et la Syrie de 1998. M. Cavusoglu, mon bon ami, a dit que la Russie n’avait pas encore tout mis en œuvre. C’est juste. C’est une question compliquée. Mais nous avions d’autres accords avec les Turcs que celui sur le nord-est. Le président russe Vladimir Poutine et le président turc Recep Tayyip Erdogan ont signé un protocole sur Idlib. Dans le cadre de cet accord, la Turquie s’est engagée à dissocier l’opposition coopérant avec la République de Turquie de Jabhat al-Nusra et de ses autres incarnations, afin que les terroristes ne se sentent pas les mains libres. En 2020, nous avons convenu d’une patrouille conjointe russo-turque sur la route M4 menant à Alep. Cela non plus n’a pas fonctionné jusqu’à présent. Il est donc nécessaire de poursuivre la réalisation des tâches convenues. Elles restent pleinement pertinentes.

Les questions relatives à la reconstruction économique de la Syrie revêtent une grande importance. L’Occident tente par tous les moyens de maintenir des canaux d’approvisionnement humanitaire hors du contrôle de Damas, à travers la frontière turque, vers Idlib. Nous n’en avons maintenu actuellement qu’un seul point de passage et ceci à condition que les méthodes légales et internationalement définies d’acheminement de l’aide humanitaire, c’est-à-dire par l’intermédiaire du gouvernement de la République arabe syrienne, soient privilégiées et que « la porte soit ainsi ouverte » au financement de projets de relèvement rapide. C’est-à-dire, il s’agirait non seulement de fournir de la nourriture et des médicaments, mais aussi de réparer les hôpitaux, les écoles, l’approvisionnement en eau et en énergie. On ne nous l’a pas seulement promis ; une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU a été adoptée à cet égard. Les Américains, entre autres, l’ont activement soutenue. Pour la deuxième année déjà, nous constatons très peu de progrès. C’est également une tâche à laquelle les Nations unies devraient s’atteler plus activement.

Question: Les relations entre la Russie et les États-Unis ne sont pas à leur mieux. Qu’est-ce qui, du point de vue de la Russie, doit être fait par Washington pour remettre les relations sur les rails ? Dans quelle mesure ces relations tendues entre la Russie et les États-Unis empêchent-elles la résolution d’autres crises, telles que celles du Yémen, de la Syrie, de la Libye et de l’Iran ?

Sergueï Lavrov: Lorsque deux pays influents ne coopèrent pas et, le plus souvent, ne se parlent même pas, cela affecte toujours leur capacité à contribuer à la résolution d’un tel ou tel problème international nécessitant des efforts conjoints. Il s’agit d’un facteur objectif. Que faut-il pour que ces relations se normalisent ? La « norme » est une certaine notion. Les choses ne seront plus comme avant. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a récemment déclaré que les relations entre la Russie et l’OTAN et l’Occident ne seront plus ce qu’elles étaient par le passé.

Nous avons dit il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de mensonges, lorsqu’on signe des documents et refuse ensuite de les appliquer. Cela a été le cas de la déclaration du Conseil Russie-OTAN, de la déclaration d’Istanbul de l’OSCE, de la déclaration de l’OSCE adoptée lors du sommet d’Astana en 2010, de l’accord de règlement de la crise en Ukraine en février 2014 (garanti par l’Allemagne, la France et la Pologne), des accords de Minsk, non seulement signés par l’Allemagne et la France, mais également approuvés à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies. Tous ces accords n’étaient même pas destinés à être appliqués par l’Occident. Ils nous ont tout simplement menti en signant ces engagements solennels au niveau des présidents et des premiers ministres. Voilà pourquoi nous avons cessé de croire sur parole encore plus tôt.

Pourquoi avons-nous l’habitude de croire sur parole ? En Russie, il était d’usage que lorsque les commerçants se mettaient d’accord sur quelque chose, ils ne signaient rien, ils se serraient la main et c’était tout. Si tu ne tiens pas tes promesses, personne ne vous respectera. Nous en avons été sevrés après qu’on nous ait promis de ne pas élargir l’OTAN. Par conséquent, nous avons pris l’habitude de signer des documents politiques et même juridiquement contraignants. La résolution du Conseil de sécurité sur les accords de Minsk est un document juridiquement contraignant. Aujourd’hui, on nous exhorte à ce que la Russie se retire de l’Ukraine, pour se conformer pleinement à la Charte des Nations unies. Celui-ci stipule, par ailleurs, que tous les membres de l’ONU sont tenus de se conformer aux résolutions du Conseil de sécurité. La résolution du Conseil de sécurité des Nations unies sur l’Ukraine a été sabotée et n’a pas permis de résoudre le conflit de manière à ne pas causer plus de souffrance telle que nous la voyons causée par les événements actuels. C’est une chose évidente pour moi.

Il y a quelque temps, nos « amis » occidentaux ont fait passer une décision à l’Assemblée générale de l’ONU selon laquelle, chaque fois que quelqu’un utilise un veto au Conseil de sécurité de l’ONU, l’Assemblée générale devrait se réunir dans les dix jours qui suivent sur le même sujet et entendre les motifs de cet usage. Nous étions d’accord. Nous n’avons rien à cacher. De toute façon, nous expliquons toujours nos votes et les décisions qui sont derrière.

Mais une autre question se pose : pourquoi l’Assemblée générale des Nations unies ne veut-elle pas examiner le cas des résolutions auxquelles personne n’a opposé son veto, qui ont été adoptées, mais que personne ne met en œuvre ? Par exemple, les résolutions portant sur le règlement de la question palestinienne. Elles ont été adoptées au Conseil de sécurité de l’ONU, dont certaines à l’unanimité. Elles ont été négligées. À l’Assemblée générale, lorsqu’on discute de la Palestine, on déplore le manque de mise en œuvre. Mais personne ne pense à convoquer une réunion pour demander spécifiquement pourquoi la résolution approuvant les accords de Minsk sur l’Ukraine n’a pas été appliquée. Ou plutôt, on y pense, mais personne n’y est intéressé. Au lieu de cela, ils discutent d’idées complètement fantasmagoriques sur la création d’un « tribunal », d’un « mécanisme » pour obtenir des réparations de la part de la Fédération de Russie. Soit. Tant qu’ils dorment sur leurs deux oreilles… Mais les Ukrainiens et leurs mécènes n’ont pas plus besoin de tous ces tribunaux que de la tribune depuis laquelle ils brassent l’air. Rien d’autre.

Ce n’est pas nous qui avons ruiné les relations avec les États-Unis. Après la rencontre entre le président américain Joe Biden et le président russe Vladimir Poutine à Genève en juin 2021, où ils ont confirmé la formule Gorbatchev-Reagan selon laquelle il ne peut y avoir de vainqueurs dans une guerre nucléaire et que celle-ci ne doit jamais être déclenchée, nous avons activement promu cette idée. Les Américains étaient d’accord. Il faut reconnaître que l’administration Biden, contrairement à l’administration Trump, a immédiatement soutenu cette idée, ce qui nous a permis en janvier 2022 de faire la même déclaration sur l’inadmissibilité de la guerre nucléaire (à notre initiative) au nom des dirigeants des cinq puissances nucléaires. La deuxième chose sur laquelle les deux présidents sont convenus était d’entamer un dialogue stratégique sur ce qui pourrait remplacer le traité sur les armes stratégiques offensives, qui est actuellement en vigueur et qui expire au début de 2026. Nous l’avons entamé avec des diplomates, des militaires, des services de renseignement. Deux séries de réunions ont eu lieu en juillet et en septembre 2021. Il était plus ou moins clair comment procéder à partir de là, les modalités d’organisation de la suite de la discussion ont été discutées (ceci est également important). Soudain, après septembre 2021, les Américains ont interrompu ce dialogue stratégique. Maintenant, ils disent qu’il faut le reprendre. Nous ne l’avons pas rompu. Nous n’avons pas pris l’initiative de mettre fin à nos contacts et à nos interactions dans quelque domaine que ce soit. Ce sont les États-Unis qui l’ont fait. Nous n’allons pas « leur courir après  » et dire « redevenons amis ». Ils savent que nous sommes des gens sérieux, et que nous répondrons toujours sérieusement à une demande sérieuse. Le président américain Joe Biden a demandé au président russe Vladimir Poutine de faciliter une rencontre entre le directeur du Service russe des renseignements extérieurs Sergueï Narychkine et le chef de la CIA William Burns. Cette rencontre a été assez sérieuse et utile, même si elle n’a pas débouché sur des percées. Un dialogue sérieux et mutuellement respectueux est toujours utile en soi, plutôt qu’une réunion visant à accuser quelqu’un de tous les péchés mortels. Donc, la balle n’est pas dans notre camp.

Question: Pour poursuivre sur le sujet des relations avec les Etats-Unis, avons-nous une idée de la date d’arrivée du nouvel ambassadeur américain en Russie ? Quelles sont aujourd’hui les perspectives de reprise du travail de la mission diplomatique en matière de délivrance de visas aux Russes ? Le ministère russe des Affaires étrangères est-il prêt, à son tour, à stimuler le dialogue avec les États-Unis dans ce domaine ?

Sergueï Lavrov: Je ne sais pas quand la nouvelle ambassadrice arrivera, elle a déjà passé les auditions, rempli toutes les formalités. C’est à la partie américaine d’en décider. Elle a déjà obtenu son agrément. Il n’y a aucun obstacle de notre côté à son arrivée.

Quant aux conditions dans lesquelles travaillent les ambassades, tout comme dans le cas précédent, nous n’avons jamais entrepris d’actions visant à entraver le travail des diplomates. Tout ce que nous voyons maintenant a été commencé par le lauréat du prix Nobel Barack Obama en décembre 2016, trois semaines avant l’inauguration de Donald Trump. Obama, en quittant la Maison Blanche, a décidé de jouer des tours de cochon à son successeur : il a confisqué nos biens, « viré » nos diplomates. C’était mesquin, indigne d’un homme qui s’appelle le Président des États-Unis.

Par la suite, nous avons reçu des appels des représentants de Donald Trump disant que ce dernier n’était pas encore président, mais qu’ils pensaient que le geste avait été mal fait. Les Américains étaient convaincus que nous allions répondre. Ils nous ont demandé d’attendre que Donald Trump « débarque » à la Maison Blanche et, ont-ils dit, ils essaieraient d’une manière ou d’une autre de « remettre les choses en ordre ». Nous avons fait une pause. Six mois ont passé. On ne lui a pas permis de régulariser quoi que ce soit, même s’il le souhaitait. Nous avons dû réagir en expulsant des diplomates et en imposant un régime spécial à quelques propriétés américaines à Moscou. Après cela, ils ont commencé à s’offenser : comment se fait-il que nous les ayons mis dehors « juste comme ça », sans raison ? Ce n’était pas fait juste comme ça ; la raison en a été déjà bien donnée par Barack Obama. Cela a déclenché une réaction en chaîne.

Maintenant, nous n’avons pas de parité. Le ratio de diplomates est sérieusement en faveur des États-Unis. Pour arriver aux mêmes chiffres, il faut compter, dans notre cas, le personnel de la mission permanente de la Russie auprès des Nations unies, qui n’a rien à voir avec les relations bilatérales entre la Russie et les États-Unis. En d’autres circonstances, ces employés n’auraient pas dû être « comptés » dans ce nombre paritaire. Or, ils comptent. Il s’agit, je vous le rappelle, de 140 personnes. Ici, les Américains ont une sérieuse avance. Donc, lorsqu’ils pleurent qu’il n’y a personne pour délivrer les visas, ne les croyez pas. Nous avons 140 personnes de moins pour le même travail. Pourtant, nous n’avons pas cessé de délivrer des visas, nous n’avons pas envoyé les citoyens américains obtenir des visas au Venezuela, à Cuba ou au Nicaragua. Nous aurions pu. Mais nous ne sommes pas mesquins. Nous essayons d’être quelqu’un de sérieux.

Question: La Chine a beaucoup parlé récemment de la paix, du besoin de paix dans notre monde, d’une politique de non-confrontation, de non-alignement. Cependant, l’Occident parle activement d’une « alliance russo-chinoise », quitte à en effrayer le monde. La tactique typique de l’Occident est de casser tout ce qu’il n’aime pas. Est-ce que la Russie prend bien note des tentatives occidentales de brouiller la Russie et la Chine à l’aide des attaques informationnelles, spéculations compromettantes, etc.  – le style typiquement américain ?

Sergueï Lavrov: Nos relations avec la République populaire de Chine connaissent aujourd’hui les meilleurs moments de toute l’histoire de leur coopération. Nos dirigeants – le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping – en disent autant. Cela est consigné dans des documents conjoints, dont le plus récent a été adopté le 4 février 2022, lors de la visite du président russe en RPC. Il s’agit de la Déclaration conjointe de la Fédération de Russie et de la République populaire de Chine sur les relations internationales au seuil d’une nouvelle époque et le développement durable mondial. Un document puissant qui reflète toutes les questions clés de notre vision du monde dans le contexte de la solidarité de nos deux pays. À un moment donné, nos amis chinois ont décrit cette relation comme n’étant ni une alliance, ni une union, mais à bien des égards plus forte qu’une alliance. Elle est pragmatique, basée sur la confiance, le respect mutuel et l’équilibre des intérêts. C’est exactement le format idéal pour les relations avec tout autre pays. Elle est explicitement fondée sur les principes de la Charte des Nations unies.

Le volume des échanges commerciaux entre la Russie et la Chine cette année est déjà un record. En 2022, il a presque atteint 200 milliards de dollars. (Je compte tout en dollars, même s’il est temps de compter en roubles et en yuans. Ce sera probablement bientôt le cas).

Moscou et Pékin se coordonnent étroitement sur la scène internationale, notamment aux Nations unies, pour faire face aux nouveaux défis et menaces par l’intermédiaire de l’OCS et des BRICS. La coopération entre l’UEE et la Chine vise à harmoniser l’intégration eurasienne et le projet chinois « Une ceinture, une route ». La coopération militaire, militaro-technique, les exercices conjoints. Tout cela renforce notre partenariat stratégique. L’Occident le voit.

Vous avez demandé si nous avons des raisons de croire qu’il essaie de semer la discorde dans nos relations. Pas besoin de les chercher. Elles sont disponibles en libre accès. Les stratégies développées aux Etats-Unis (la doctrine de la sécurité, la déclaration OTAN-UE) mettent à l’index la Russie et la Chine. Petite nuance : nous sommes considérés comme une menace immédiate qu’il faut traiter le plus rapidement possible, tandis que la Chine est considérée comme un défi à long terme, majeur, sérieux et systémique. Ainsi, dans la mentalité occidentale, la Chine est à gérer sur une période plus longue.

De nombreux observateurs indépendants écrivent que les Américains et l’Europe font l’erreur d’essayer de contenir la Russie et la Chine en même temps. Apparemment, ils se sentent capables de le faire. Les États-Unis ne pourront jamais le faire seuls. C’est une conclusion incontestable.

Ce n’est pas un hasard s’ils ont « asservi l’Europe », l’ayant mise entièrement au service de leur stratégie de domination. Ils font la même chose avec le Japon maintenant. Ils essaient sans doute d’impliquer la Nouvelle-Zélande et le Canada dans les alliances de type Aukus afin que le Groupe des cinq pays anglo-saxons puisse se consolider pleinement. Là, ils commencent à approcher la Corée du Sud.

Les Américains manquent de forces propres pour maintenir leur cap vers la domination, principalement dans le but de contenir la Russie et la Chine. Voilà pourquoi ils ont besoin d’une mobilisation complète (et non plus partielle) du « camp occidental ». C’est ce qu’ils font maintenant. C’est une preuve supplémentaire qu’ils sont à bout de force pour contrer la tendance historique objective de la formation d’un monde multipolaire.

Les Chinois et nous-mêmes constatons qu’avec ce double objectif de contenir Moscou et Pékin, l’Occident tente d’introduire la discorde dans nos relations. Ils veulent nous vaincre pour ensuite convaincre la Russie de devenir un partenaire de l’Occident, qui aura pitié et pardonnera les sanctions. La Russie, alors devenue partenaire de l’Occident, à tout le moins, n’interférera pas avec lui et, idéalement, contribuera à contenir la Chine. Je ne sais pas quels analystes développent ce genre de théories. Ils sont clairement déconnectés de la vie.

La Chine et nous-mêmes voyons très clairement tous ces « jeux ». Nous comprenons que la Chine a été beaucoup plus profondément intégrée dans les processus modernes de mondialisation. Son économie est infiniment plus importante que la nôtre et ses réserves monétaires sont détenues en devises occidentales. Pour la RPC, la sortie de la dépendance occidentale est beaucoup plus difficile que pour la Fédération de Russie. Pour nous, cela a été facilité dans une certaine mesure par l’imposition des sanctions de l’ampleur à complètement effondrer notre économie, ce qui nous a amené à la conclusion définitive que ces gens qui ont essayé de nous attirer dans leur système économique ne peuvent plus être fiables, on ne peut plus leur faire confiance.

Hier, lors d’une réunion avec les membres du gouvernement, le président russe Vladimir Poutine a une fois de plus réaffirmé notre cap. Je ne doute pas que nos collègues chinois sont également conscients de ce danger. Les sanctions occidentales contre la Chine ont déjà commencé – elles sont imposées sur tout ce qui concerne la capacité de la Chine à fabriquer des microprocesseurs/semi-conducteurs. Il a été annoncé haut et fort qu’il ne fallait plus dépendre de la Chine. Qu’il fallait avoir la production nationale, et les Américains reprennent cette production. Ces sanctions contre Pékin se poursuivront.

Sans faire des gestes qui pourraient compromettre nos relations sur le plan pratique et nuire aux opérateurs économiques, nous nous dirigeons progressivement avec la RPC vers une réduction de notre dépendance à l’égard de ces instruments occidentaux et de ces partenaires peu fiables. Environ la moitié de notre chiffre d’affaires commercial est réalisé en yuans et en roubles. Cette part augmente et augmentera encore.

La Chine est bien consciente que l’attitude doctrinale de l’Occident (maintenant la Russie, puis la Chine) n’est pas une plaisanterie, que l’Occident, comme le dit la chanson, « tant qu’il pourra marcher », s’efforcera de le faire. Sur Taïwan, ils ont déjà exposé leurs positions qui sont totalement inacceptables pour la Chine, ni pour le droit international. Ils cherchent à multiplier les occasions de « contrarier » la Chine sur le Tibet, le Xinjiang et Hong Kong.

Pékin est bien conscient qu’il est dangereux de rester dans le système occidental et de dépendre entièrement de l’Occident. Cela fait peser de graves risques sur les intérêts fondamentaux du développement national de la Chine.

Question: En décembre 2022, vous avez déclaré que l’un des résultats importants de l’année sur le plan de la politique étrangère était la clarification finale de la question de savoir qui était apte à tenir ses engagements et à qui on ne pouvait pas faire confiance. Si tout est clair avec l’ »Occident collectif », que pouvons-nous attendre de l’Asie dans son ensemble ? Quelle est la priorité de notre diplomatie en Asie ?

Sergueï Lavrov: J’ai abordé ce sujet. L’Occident tente d’imposer une approche de blocs au monde entier, notamment en accordant une attention prioritaire à l’Asie. Ses « stratégies indo-pacifiques », spécialement inventées pour enfoncer davantage de coins dans les relations entre l’Inde et la Chine et pour attirer l’Inde dans ses combines, sont des choses assez évidentes.

Ils ont créé l’Aukus, tout en humiliant parallèlement la France en termes de fourniture des sous-marins à l’Australie. Ils ont annoncé qu’ils allaient désormais le faire eux-mêmes. Le cap a été mis sur l’expansion du format aligné de blocs. Un sommet avec le Japon vient d’avoir lieu. Il est devenu évident que le Japon va se militariser et augmenter considérablement ses dépenses militaires. La Nouvelle-Zélande et la République de Corée sont dans le collimateur des Américains en tant que participants potentiels au processus.

On ne sait pas jusqu’où cela va aller. C’est aux gouvernements de ces pays d’en décider. Mais cela vient ébranler les structures qui ont façonné l’architecture de sécurité en Asie pendant des décennies. Elles se sont constituées principalement dans le cadre de l’ANASE, qui a toujours été universellement reconnue comme le noyau des processus de coopération économique, sécuritaire, de dialogue politique et humanitaire. Des mécanismes ramifiés ont été mis en place : des formats de dialogue entre l’ANASE et ses différents partenaires, les sommets de l’Asie de l’Est, auxquels les Dix de l’ANASE ont participé avec tous leurs partenaires du dialogue (au nombre de neuf – Russie, Chine, Australie, Inde, Canada, Nouvelle-Zélande, République de Corée, États-Unis, Japon), le forum régional de l’ANASE sur la sécurité (qui rassemblait tous les partenaires de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est et de nombreux autres invités), la réunion des ministres de la Défense des pays de l’ANASE et des pays partenaires du dialogue, et toute une série d’autres mécanismes pour traiter les questions économiques, ainsi que la prévention et la gestion des catastrophes naturelles, et la coopération humanitaire. Il y avait des réunions des milieux académiques. Formellement, tout cela reste toujours sur le papier. Mais le cap a déjà été pris pour que ce ne soit pas dans ces formats universels, où la règle du consensus s’applique, que les principales voies de développement de la région soient déterminées, mais que cette prérogative soit transférée à une structure plus étroite, une structure de blocs telle que l’Aukus, qui sera ensuite amplifiée par de nouveaux membres.

Les Américains n’hésitent pas à suggérer que l’ANASE compte dix pays, dont cinq sont bien préparés pour suivre « leur » voie, tandis que les cinq autres sont encore « immatures ». Un discours qui vise directement à diviser l’ANASE. Et ce n’est pas sans succès. Des frictions internes, des irritations s’accumulent dans l’Association. Myanmar. Pour la première fois dans l’histoire de l’ANASE, un pays est « suspendu » et privé de sa participation aux sommets.

Nous travaillons avec nos amis. Maintenant c’est l’Indonésie qui préside l’ANASE. J’ai été au Cambodge pour le sommet de l’Asie de l’Est (13 novembre 2022) et au sommet du G20 à Bali (15-16 novembre 2022). Des collègues de la région ont exprimé leur inquiétude quant à l’évolution de la situation. Leurs relations avec la Chine n’ont pas été sans problèmes. Depuis un certain temps, elles font l’objet d’un dialogue dans le but de trouver des solutions mutuellement acceptables. Ce que l’Occident fait maintenant vise également à saper ce dialogue. De même, le principe du consensus a autrefois existé dans la région de l’OSCE, tout comme celui de la recherche de l’accord et de l’équilibre des intérêts. Il a été détruit pratiquement jusqu’à ses fondations par nos collègues occidentaux. En 2022, la présidence polonaise de l’OSCE a fait un effort.

Dans la région Asie-Pacifique, on constate aujourd’hui des tentatives de saper à peu près le même « ensemble architectural » basé sur le consensus, l’harmonie et le compromis, et de faire dominer des structures inspirées clairement par la logique des blocs.

Question: Sur l’Asie centrale. J’ai été en voyage d’affaires en Ouzbékistan pendant un mois. Je me suis promené dans Tachkent et j’ai observé. J’ai constaté un intérêt croissant des entreprises russes pour l’Ouzbékistan. Beaucoup de touristes ne viennent pas en groupe mais en privé. Comment évoluent les relations entre la Russie et les pays de l’ancienne Union soviétique et de l’Asie centrale maintenant que, malheureusement ou heureusement, l’industrie européenne s’en est allée ? Que pense l’Europe de la coopération de la Russie avec les pays de l’UEE ?

Sergueï Lavrov: Nos relations avec l’Asie centrale se développent de manière intensive. Outre les relations bilatérales, assorties de cadres et d’instruments contractuels et juridiques, notamment les commissions intergouvernementales sur la coopération économique et d’autres domaines, dont la coopération militaro-technique et humanitaire, il existe également des formats collectifs. Nous sommes également activement engagés avec nos voisins d’Asie centrale dans le cadre de ces formats. Il s’agit principalement de la CEI, de l’OCS, si l’on parle du Kazakhstan et du Kirghizstan, de l’UEE et de l’OTSC, dont trois pays d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan) sont membres à part entière.

Au cours des deux dernières années, nous avons également décidé de développer un format de coopération complémentaire « Cinq plus un » (les cinq pays d’Asie centrale et la Russie). Au cours des deux dernières années, plusieurs réunions ont eu lieu au niveau des ministres des Affaires étrangères. Tous nos amis ont soutenu ce format. À l’automne 2022, Astana a accueilli le tout premier sommet Russie-Asie centrale au niveau présidentiel. Un document a été adopté visant à poursuivre la coopération sous cette forme dans des domaines spécifiques couvrant les thèmes clés du développement régional. Nous poursuivrons cette interaction.

Quant aux autres partenaires d’Asie centrale, ils deviennent de plus en plus nombreux. Bien avant les événements actuels, tous les acteurs clés s’intéressaient à la région : l’UE, les États-Unis, le Japon, l’Inde, la Chine, la Turquie, l’Iran et la République de Corée. L’Asie centrale entretient des formats de coopération « Cinq plus un » avec presque tous ces États. D’après les informations qui nous parviennent (rapports des médias et contacts avec nos partenaires d’Asie centrale), nous pouvons conclure que tous les collègues travaillant en Asie centrale n’ont pas adopté une approche non discriminatoire vis-à-vis des autres. Par exemple, dans notre travail avec la CEI, la CEEA, l’OTSC, l’OCS ou lors des réunions avec nos collègues d’Asie centrale, nous ne disons jamais que nous leur interdisons de communiquer avec certains pays parce que nous « devons faire front contre eux « . Nous ne le faisons jamais. Les États-Unis, l’Union européenne et le Japon le font. Lorsqu’ils rencontrent les Centrasiatiques, ils leur disent explicitement qu’ils ne doivent pas compter sur la Russie, qu’elle perdra la guerre contre l’Occident (ils ne cachent pas qu’il s’agit de l’Occident, pas de l’Ukraine), il faut donc parier sur le côté gagnant. En ces termes. Cela caractérise une fois de plus les manières et la mentalité des partenaires occidentaux (au sens large).

Outre les influences verbales, une pression sérieuse est exercée, accompagnée de menaces : vous perdrez des marchés, des investissements prévus dans vos pays, n’osez pas aider la Russie à contourner les sanctions. Dans certains cas, nos partenaires (pas seulement en Asie centrale) sont obligés de considérer que si des entreprises ont des projets dans le monde entier, elles accepteront difficilement de se conformer strictement aux sanctions. Il existe des entreprises qui sont prêtes à le faire.

Nous n’insistons pas pour que tous les opérateurs économiques de chacun de nos États amis montent nécessairement sur le podium chaque matin pour dire qu’ils sont contre les sanctions antirusses. Il nous suffit qu’aucun d’entre eux n’ait adhéré aux sanctions, et que nous travaillions avec succès avec chacun d’entre eux (ainsi qu’avec nos partenaires dans d’autres régions) pour développer et trouver de nouveaux mécanismes, des outils de coopération qui ne dépendront pas des caprices, des lubies de nos collègues occidentaux.

Question (traduction de l’anglais): Le président Zelenski a déclaré que la première ministre italienne Giorgia Meloni se rendrait bientôt à Kiev et qu’il appréciait la position de l’Italie qui soutient l’Ukraine. Dans le même temps, le ministre italien des Affaires étrangères, Antonio Tajani, a déclaré que l’Italie était favorable à une solution diplomatique et à la médiation de l’ONU et de la Chine. Comment évaluez-vous la position de l’Italie dans le contexte des relations entre la Russie et l’Italie ?

Sergueï Lavrov: Pour nous, elle est à peu près comparable à la position de la Grèce et de Chypre, dont j’ai déjà parlé.

Au cours des années précédentes, ils étaient parmi les pays les plus amicaux à notre égard. Nous avons eu un grand nombre d’activités culturelles et éducatives communes. L’économie était fortement engagée dans des intérêts mutuels. La rapidité avec laquelle l’Italie est passée non seulement dans le camp de ceux qui ont souscrit aux sanctions, mais aussi dans la compagnie des leaders des actions et de la rhétorique antirusses (au moins sous le gouvernement précédent), nous a quelque peu surpris.

J’aime beaucoup le peuple italien. Leurs traditions, leur attitude à l’égard de la vie coïncident à bien des égards avec la manière dont de nombreux habitants de la Fédération de Russie, du Caucase, par exemple, appréhendent la vie. À Moscou et à Saint-Pétersbourg, vous trouverez des personnes qui apprécient réellement la façon dont les Italiens perçoivent la vie.

J’ose dire que la façon dont l’Italie réagit maintenant à ce qui se passe reflète davantage la ligne de confrontation agressive imposée à l’Europe que les intérêts du peuple italien. Je ne pense pas que le peuple italien soit intéressé par la création de nouvelles barrières, la coupure des communications, des liaisons de transport et, d’une manière générale, par l’édification d’une sorte de nouveau mur.

Là, il s’agit d’une coalition. J’ai entendu dire que M. Berlusconi y a récemment prononcé plusieurs discours pour mettre notamment en valeur sa propre contribution aux relations entre la Russie et l’OTAN. Il a été l’initiateur du sommet de Pratica di Mare en 2002, qui a été convoqué sur la base de l’Acte fondateur Russie-OTAN de 1997. À l’époque, on espérait beaucoup de cet engagement (et je le répète : c’était inscrit dans les documents) tant de la Russie que des membres de l’OTAN de ne pas renforcer leur sécurité au détriment des autres et de ne permettre à aucune organisation de dominer la sphère de la sécurité en Europe. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’expliquer qui a rompu cet engagement.

Quant aux appels à la négociation, on en entend de partout en ce moment. Et puis le conseiller à la sécurité nationale du président américain, Jake Sullivan, vient déclarer lors d’une conférence de presse (comme il le fait à l’occasion) que l’heure n’est pas aux négociations, qu’on doit aider l’Ukraine à « améliorer » sa position sur le « champ de bataille ». L’Occident et l’Europe n’ont pas d’approche unifiée sur la façon dont un règlement pacifique pourrait être recherché. Tout cela se dit afin de montrer à la télévision ou imprimer dans les journaux que quelqu’un est en faveur d’un règlement pacifique, mais que le président Poutine s’y opposerait. Nous en sommes bien conscients.

Question: Dans la situation actuelle, comment évaluez-vous les relations entre la Russie et les pays d’Amérique latine ?

Sergueï Lavrov: Je pense que nos relations sont en hausse, comme elles le sont avec pratiquement toutes les régions en développement du monde. Nous avons créé un mécanisme ministériel pour harmoniser nos approches entre la Fédération de Russie et la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC). Plusieurs réunions ont eu lieu dans le format « Russie+quatre pays de la CELAC « . Puis, en raison des restrictions liées au COVID-19, nous avons dû le mettre en attente. Mais nous allons reprendre cette coopération dans un avenir proche.

Certes, il y a des pays avec lesquels nous coopérons depuis longtemps, plus profondément et plus intensément qu’avec d’autres pays de la région. Tout d’abord, ce sont Cuba, le Venezuela, le Nicaragua. Nous tenons à l’histoire de nos relations, notre solidarité sur la plupart des questions de la politique mondiale. Nous nous soutenons toujours mutuellement lors des votes à l’Assemblée générale des Nations unies.

Cuba, comme vous le savez, est la cible des sanctions américaines illégales et unilatérales depuis la révolution cubaine. Il n’y a que les États-Unis qui votent pour maintenir ces sanctions. Occasionnellement, ils sont aidés par d’autres entités insulaires. La majorité écrasante de tous les membres de l’ONU vote pour que cet embargo illégal soit levé immédiatement.

En développant les relations avec nos partenaires de longue date, que j’ai mentionnés, nous avons intérêt à ce que d’autres pays d’Amérique latine fassent également partie de nos priorités. Nous n’avons pas de « Doctrine Monroe ». Lorsque nous nous rendons dans la région, nous n’emportons avec nous aucun risque, aucune menace d’assujettissement d’un pays à nos intérêts ou de promotion de certaines forces politiques au pouvoir.

Nous avons entretenu de bonnes relations avec tous les pays de la région au cours des vingt dernières années, que la région se soit déplacée vers la gauche ou qu’elle ait basculé vers la droite après une autre élection. Nous entendons poursuivre le développement de nos relations.

L’investiture du nouveau président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, a eu lieu il y a quelques jours. Le président Poutine s’est entretenu avec lui par téléphone. Il a également parlé à l’ancien président Jair Bolsonaro, le remerciant pour sa coopération. J’ai été en contact avec mes collègues brésiliens. Hier, j’étais à l’ambassade du Brésil à Moscou pour laisser un mot dans le livre de condoléances du grand footballeur, le Brésilien Pelé. Je me suis entretenu avec l’ambassadeur du Brésil en Russie, M. Baena Soares, au sujet des projets en vigueur.

Argentine, Mexique, Bolivie. Pérou. Je ne veux manquer personne.  Nous sommes intéressés par une coopération mutuellement bénéfique avec tous ces pays. Nous voulons également que l’Amérique latine renforce son unité au sein de la région Amérique latine-Caraïbes.

Le Brésil a indiqué (à ce que je sache) qu’il allait réintégrer la CELAC. Cela permettra la réactivation de cette association pan-régionale dans un avenir proche. Nous espérons que la CELAC fera entendre sa voix pour aborder les questions clés qui se posent au cours de la formation du monde multipolaire dont nous parlons tous.

Le Brésil est membre des BRICS. L’Argentine a également fait part de son intérêt à rejoindre le groupe. Je crois savoir qu’un certain nombre d’autres pays d’Amérique latine ont également de telles intentions.

Nous sommes prêts à coopérer à ce stade dans le cadre du format « BRICS plus ». Les cinq membres du groupe se rejoignent sur ce sujet. Avec nos amis chinois, nous travaillons activement pour convenir des critères selon lesquels d’autres pays pourront se joindre aux pays des BRICS pour travailler ensemble. Si nous parlons des intérêts de l’ensemble de la région latino-américaine, il serait peut-être utile que la CELAC se penche également sur les questions qui figurent à l’ordre du jour des BRICS ; et que les pays d’Amérique latine participant au groupement des BRICS reflètent également les intérêts de leurs pays partenaires de la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes. La Russie a le statut d’observateur au sein du Système d’intégration de l’Amérique centrale (SICA). Les contacts avec le Parlement d’Amérique centrale se développent également. Nous avons également le statut d’observateur au sein de l’Association des États des Caraïbes. Nous entretenons des contacts réguliers avec le Marché commun du Sud (MERCOSUR), avec la Communauté andine, avec l’ALBA, qui, d’après ce que j’ai compris, pourrait également connaître un second souffle, ce dont nous serions très heureux.

Nous apprécions le fait que pas un seul État d’Amérique latine et des Caraïbes, à l’exception peut-être des Bahamas, ne se soit joint aux sanctions antirusses.

En conséquence, les exportations russes vers la région d’Amérique latine ont augmenté de près de 10 % l’année dernière. Nous avons renforcé nos liens culturels et humanitaires. Plus récemment, Moscou, Saint-Pétersbourg et plusieurs autres villes ont célébré le 100e anniversaire de la naissance de l’éminent scientifique Youri Knorozov, connu pour avoir déchiffré l’écriture maya, ce qui lui a valu la vénération au Mexique et dans d’autres pays de la région. Des milliers de Latino-Américains (pour la plupart des Cubains) étudient dans nos universités. Le tourisme devient de plus en plus populaire, notamment à Cuba, ainsi qu’au Venezuela et dans d’autres pays de villégiature. Sur les 33 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, nous avons conclu des accords d’exemption de visa avec 27 pays, ce qui a encouragé les échanges entre les peuples et les contacts à différents niveaux.

Question (traduction de l’anglais): Vous parlez du respect de la Charte des Nations Unies. Quel respect du droit international avez-vous montré lorsque vous avez envoyé vos troupes en Ukraine le 24 février 2022 ?

Sergueï Lavrov: Pour parler du respect de la Charte de l’ONU, il ne suffit pas de poser une question aussi simpliste, qui est sans doute facile à vendre au commun des mortels américains, mais qui, pour un public sérieux, nécessite une approche quelque peu différente.

J’ai commencé mon intervention par citer un principe clé de la Charte des Nations unies qui stipule que « l’égalité souveraine des États » est le principe sur lequel les Nations unies ont été fondées. Si cela vous intéresse, il suffit de parcourir la littérature ou d’aller sur Internet pour voir comment, chaque jour, chaque heure, les États-Unis « crachent » sur ce principe d’égalité souveraine.

Après les évènements en Ukraine, la Russie a expliqué pourquoi elle agit de la sorte. Les États-Unis avec ses satellites l’ont condamnée. Si vous respectez l’égalité souveraine des États (et vous êtes tenu de la respecter), laissez tous les autres décider démocratiquement s’ils comprennent la Russie ou non, s’ils sont pour la Russie ou pour les États-Unis. Mais personne ne les laisse faire. Les États-Unis s’humilient quotidiennement par les interventions de leurs ambassadeurs et envoyés spéciaux qui courent en grands nombres dans le monde entier pour demander que tout le monde condamne la Russie. Est-ce bien une égalité souveraine des États ? Ils font du chantage. Les Américains disent que si ces pays ne condamnent pas la Russie, qu’ils se souviennent qu’ils ont de l’argent à la Chase Manhattan Bank et que leurs enfants vont à Stanford. Ils le disent directement. C’est indigne et humiliant pour une grande puissance.

La Charte des Nations unies n’est pas très longue. Vous pouvez aussi la lire, si cela vous intéresse. Elle stipule que l’égalité souveraine des États et le principe d’autodétermination des peuples (mentionné en premier), ainsi que le principe d’intégrité territoriale des États sont centraux. Ces deux principes, l’autodétermination des peuples et l’intégrité territoriale des États, mentionnés dans la Charte comme étant de la même valeur, dès le début de la formation de l’ONU, une fois la Charte approuvée, ratifiée et entrée en vigueur, ils ont soulevé des questions quant à savoir lequel des deux est prioritaire. Une procédure spéciale a été mise en place où tous les membres de l’ONU ont passé plusieurs années à débattre de cette question, ainsi que d’autres questions liées à l’interprétation de la Charte. Finalement, en 1970, la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies a vu le jour (et a toujours sa pleine valeur juridique). Toute une section y est consacrée au principe d’autodétermination des États qui stipule que ce principe est universel, qu’il existe un principe de respect de l’intégrité territoriale et que tous sont obligés de respecter le principe d’intégrité territoriale envers les États dont les gouvernements respectent le principe d’autodétermination et représentent les intérêts de tous les peuples vivant sur un territoire donné. En vertu de la Charte, nous sommes tenus de respecter l’intégrité territoriale des États dont les gouvernements représentent l’ensemble de la population de leur pays.

Lorsqu’il y a eu un coup d’État en Ukraine en 2014, après que la sous-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland a nourri les terroristes de biscuits et que les Américains ont immédiatement reconnu les putschistes en se fichant complètement de l’Europe et en négligeant ses garanties de l’accord avec le président, rappelez-vous comment Mme Nuland a conseillé à l’ambassadeur américain en Ukraine Geoffrey Pyatt de traiter l’UE ? Elle a bien précisé ce qu’on pouvait en faire (un mot de quatre lettres en anglais).

Les putschistes qui ont pris le pouvoir ont déclaré qu’ils expulseraient les Russes de Crimée, et lorsque la Crimée et l’Est de l’Ukraine ont dit qu’ils ne se soumettraient pas à ceux qui avaient illégalement pris le pouvoir par un coup d’État sanglant, ils se sont vus déclarer la guerre. Les putschistes ont commencé à faire la guerre à leur propre peuple. Ils ont brûlé vifs 48 personnes dans la Maison des Syndicats à Odessa. Des séquences vidéo sur ce sujet sont à la portée de tous. Il n’est même pas nécessaire d’établir un tribunal. On pourrait passer directement aux condamnations. On connaît les noms des personnes tirant des coups de feu sur des gens sautant d’un bâtiment en feu pour se sauver. Tout est là. Les autorités ukrainiennes ont ouvert une procédure pénale contre les personnes qui ont été brûlées.  L’ensemble de la communauté mondiale progressiste, guidée par les « règles » américaines, n’a montré aucun intérêt pour cette situation. Il y a eu de nombreux événements constitutifs de crimes de guerre.

Peut-on considérer ceux qui sont arrivés au pouvoir comme un gouvernement qui représente les intérêts de l’ensemble de la population de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières de l’époque ? Peut-on considérer l’administration de Porochenko comme tel, lui qui, étant devenu président sur la promesse de conclure la paix dans le Donbass en une semaine, a aussitôt commencé à dire que « nous les achèverons » et que « nos enfants iront dans des écoles et des jardins d’enfants, tandis que leurs enfants (et c’était le président du pays dont le Donbass faisait partie !) resteront assis dans des sous-sols ». A-t-il vraiment représenté les intérêts des personnes qu’il a insultées ?

On pouvait espérer que les choses seraient différentes avec Zelenski. Lui aussi est arrivé au pouvoir, a été élu comme « président de la paix », en laissant entendre de toutes les manières possibles que sa série télévisée « Serviteur du peuple », dans laquelle il renversait les oligarques et parlait au nom des gens ordinaires, était son « idéal » qu’il suivra lorsqu’il aura obtenu la masse présidentielle. Or, en novembre 2021, dans une interview (j’ai déjà évoqué cet exemple), lorsqu’un journaliste lui a demandé ce qu’il pensait des personnes vivant dans le Donbass, il a répondu qu’ »il y a des personnes et il y a des spécimens ». Et encore plus tôt, en août de la même année, il a conseillé à ceux qui vivent en Ukraine et se sentent russes d’aller en Russie pour le bien de leurs enfants et petits-enfants.

Si vous me dites maintenant qu’avec cette position, Vladimir Zelenski représente les intérêts de toute la population de l’Ukraine, qu’il veut voir dans les frontières de 1991, alors il n’y a probablement pas beaucoup d’intérêt à poursuivre cette conversation. Mais c’est la seule interprétation qui est reconnue par la cour internationale sur la relation entre le droit à l’autodétermination et le respect de l’intégrité territoriale.

Je voudrais poser une question sur l’attitude des journalistes américains face à l’agression contre la Yougoslavie. Le magazine Time de l’époque a publié en couverture l’article suivant : « Forcer les Serbes à la paix. Le bombardement massif ouvre la porte à la paix ». Vous pouvez certainement trouver dans vos archives comment la guerre contre l’Irak, la guerre contre la Libye, l’invasion américaine de la Syrie et de l’Afghanistan ont été couvertes aux États-Unis. Là-bas, si quelqu’un bougeait, ils ont tiré des bombes à sous-munitions. Plus qu’une cérémonie de mariage a été ravagée. Ce serait intéressant en comparaison.

Je vous ai exposé les fondements de nos actions en termes du droit international. Ces républiques, Donetsk et Lougansk, ne pouvaient pas vivre sous un gouvernement qui les déclarait ouvertement « terroristes », « inhumains », « sous-hommes » et qui bombardait chaque jour leurs jardins d’enfants et leurs écoles.

Maintenant, il y a eu un incident à Dniepropetrovsk. Un « expert » ukrainien a répondu à la question de savoir comment cela s’est passé. Il est devenu clair pour tout le monde que la défense aérienne ukrainienne, en violation de toutes les lois de la guerre et du droit humanitaire international, s’est positionnée dans des zones résidentielles. Cela a fait que justement à cause du fonctionnement du système de défense aérienne qu’un immeuble résidentiel a été frappé. Mais ce genre d’images a été légion depuis les huit années d’agression de Kiev contre son propre peuple dans le Donbass. Nos journalistes, correspondants de guerre, travaillent en temps réel pour montrer la vérité depuis là-bas, ils le font maintenant comme ils le faisaient déjà avant les accords de Minsk. Après les accords de Minsk, ils se trouvaient tous les jours sur la ligne de contact du côté des républiques de Donetsk et de Lougansk et montraient comment les néonazis ukrainiens bombardaient le secteur civil, tuaient des gens, détruisaient des jardins d’enfants, des cantines et des écoles. De l’ »autre côté », cependant, la communauté journalistique n’était pas régulièrement représentée. Parfois, la BBC y allait et faisait des reportages assez véridiques. Mais ils se sont très vite rendu compte que les reportages confirmaient que les infrastructures civiles avaient été beaucoup moins endommagées du côté ukrainien et que les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk ne faisaient que répondre aux bombardements. Ce fait a été enregistré par l’OSCE. Mais pas tout de suite. Pendant plus d’un an, nous avons exigé que dans leurs rapports, ils ne se contentent pas de dire combien d’infrastructures civiles avaient été détruites et combien de civils avaient été tués, mais qu’ils indiquent de quel côté de la ligne de contact se trouvaient les destructions et les victimes.

Dès que nous avons obtenu la publication de ce rapport, il est apparu immédiatement que les destructions étaient 5 fois plus importantes du côté de Donetsk et de Lougansk que du côté du régime de Kiev, qui ne recevait que des tirs de représailles.

Ils s’indignent de toute image qui montre des dommages au régime ukrainien. Mais ces mêmes citoyens sont tout simplement silencieux lorsqu’on leur montre des images déchirantes de ce que les nazis ukrainiens ont fait aux civils, aux enfants, aux personnes âgées, aux femmes.

L’histoire, bien sûr, nous jugera, mais le droit international ne doit pas être oublié.

Maria Zakharova: En ce qui concerne le pathos. Je pense que les journalistes de Crimée et du Donbass en auraient eu tout autant s’ils avaient pu poser pendant huit ans les mêmes questions que celles que posent aujourd’hui les représentants des médias anglo-américains. Mais ils n’ont pas été autorisés à le faire: ils n’étaient pas autorisés à obtenir un visa ou une accréditation pour des conférences de presse similaires en Occident. Par ailleurs, nos journalistes accrédités n’ont pas été autorisés non seulement à poser leurs questions, mais aussi à assister à de tels événements.

Question: Nous savons donc que vous allez à Minsk demain. Qu’attendez-vous de cette visite? Comment évaluez-vous le niveau d’interaction entre la Biélorussie et la Russie sur les plateformes internationales? Selon vous, pourquoi les partenaires de la CEI, de l’UEE et de l’OTSC ne soutiennent-ils pas toujours la Biélorussie et la Russie lorsqu’ils participent aux votes dans les structures internationales?

Sergueï Lavrov: En ce qui concerne les attentes que j’ai lorsque je vais à Minsk. Quand je vais à Minsk, je n’attends pas mais j’anticipe. C’est toujours une visite enrichissante d’un point de vue professionnel. Et c’est toujours agréable. J’aime beaucoup cette ville, l’hospitalité traditionnelle que l’on rencontre à chaque pas.

Une réunion annuelle des deux Collèges des ministères des Affaires étrangères de Russie et de Biélorussie est organisée, en plus de l’échange annuel de visites ministérielles.

Demain, une autre réunion du Collège aura lieu, qui avait été prévue pour décembre 2022, mais en raison du décès prématuré du ministre des Affaires étrangères Vladimir Makeï, nous l’avons reportée.

Les sujets que nous abordons aujourd’hui sont à l’ordre du jour. Problèmes de l’ordre mondial, relations avec l’Otan, avec l’Union européenne, avec le Conseil de l’Europe, avec l’OSCE. Les structures fusionnent de plus en plus en un seul organisme, qui exécute la volonté d’un seul suzerain – les États-Unis. Cela est également évident au sein de l’OSCE.

Nous examinerons également en toute confiance des domaines spécifiques de nos activités diplomatiques, notamment les résolutions soumises au vote dans les différents organes des Nations unies et les questions de coordination de la politique étrangère. Nous avons, au sein de la CEI et de l’OTSC, des projets d’activités communes en matière de politique étrangère. Ils sont exprimés dans des déclarations conjointes, qui sont rédigées au sein de l’OTSC et, dans une moindre mesure, de la CEI. Il n’est pas facile parfois de trouver un accord. Nos partenaires de l’OTSC ont des difficultés dans leurs relations avec l’Occident et sont soumis à la pression de ce dernier. Ils ont quelques difficultés avec leurs économies. Nos amis biélorusses et moi-même essayons de tracer une ligne simple: tout le monde est en faveur d’une politique multivectorielle. Personne ne veut limiter de manière artificielle les relations avec ses partenaires. Étant donné que ces liens ne sont pas entre un esclave et un maître mais entre deux États égaux et qu’ils sont basés sur un équilibre des intérêts. Lorsque plusieurs projets sont discutés, les deux participants, ou plusieurs participants s’ils sont plus de deux, en tirent profit. Si nous prenons le chiffre du commerce, des investissements, des liens sociaux et éducatifs au sein des pays de l’OTSC, celui-ci est incomparablement plus important par rapport à ce que l’Occident fait dans l’espace postsoviétique.

Il arrive que la Russie, la Biélorussie et d’autres pays votent par solidarité et que certains s’abstiennent. Contrairement à l’Otan, nous n’avons pas de discipline de bâton. À l’Otan, un pas à gauche, un pas à droite – et c’est tout. Certains pays ne sont pas d’accord avec la manière agressive dont l’Otan agit dans la crise ukrainienne et avec la rigidité et la créativité de cette organisation. Cette critique n’est pas très importante, mais elle est présente. Mais quand il s’agit de voter, tout le monde agit sur ordre. Je pense que cette discipline de bâton est nuisible.

Nous aimerions que la solidarité au sein de nos structures d’alliance soit de 100%. Nous travaillons là-dessus. Cela nécessite une clarification et une approche individualisée.

Ne cachons pas le fait que nous avons des difficultés liées à la situation actuelle en Arménie. Nos amis arméniens ont encouragé la nécessité d’envoyer une mission de l’OTSC à la frontière avec l’Azerbaïdjan pour assurer la stabilité. Lors du sommet d’Erevan, nous sommes convenus d’un tel document sur les paramètres de cette mission. Mais nous n’avons pas pu l’adopter car nos collègues arméniens ont insisté pour que le document contienne une condamnation ferme de l’Azerbaïdjan. Nous avons expliqué que si nous parlions de condamnation, de rhétorique, de prise de position, alors chacun est libre de faire ce qu’il veut. Mais si nous voulons envoyer une mission de l’OTSC, celle-ci n’est pas conditionnée par des « signes extérieurs » et des déclarations fermes.

Nous restons disposés à envoyer une mission de l’OTSC à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Cependant, bien que nous soyons alliés et que cette mission soit entièrement préparée, la partie arménienne préfère négocier avec l’Union européenne pour qu’une mission d’observation civile soit déployée sur place, à long terme.

C’est le droit de l’Arménie. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit de la frontière avec l’Azerbaïdjan. Si cette mission est déployée sans accord avec ce dernier, elle sera contre-productive. Au lieu de renforcer la confiance à la frontière, cela pourrait provoquer des tensions supplémentaires. Il s’agit d’une situation objective.

Chaque région de l’OTSC – l’Asie centrale et le Caucase – doit être abordée de manière créative et doit être consciente de la complexité des problèmes qui se posent dans le cadre du développement de chacun de nos États. Une pression est exercée sur eux. Il a déjà été dit combien de partenaires extérieurs souhaiteraient développer des relations particulières avec l’Asie centrale. Certains souhaiteraient intégrer le secteur de la sécurité dans leurs plans de coopération. Mais tous nos partenaires sont parfaitement conscients qu’il n’y aura pas de divergence par rapport aux engagements pris dans le cadre de l’OTSC. Nos amis arméniens affirment la même chose.

Ce qu’il faut ici, c’est une conversation franche et honnête entre les présidents. Comme cela a été le cas lors du sommet de l’OTSC à Erevan. Il a été précédé d’une conversation similaire entre les ministres des Affaires étrangères et leurs experts. Il est nécessaire d’exprimer ouvertement toute préoccupation, toute difficulté rencontrée par l’une ou l’autre partie. Lorsque nous parlons ouvertement, nous sommes toujours en mesure de trouver une solution commune.

Question: Vous avez mentionné à plusieurs reprises le Japon dans le contexte de sa militarisation. Comment le renforcement militaire affecte-t-il l’interaction entre la Russie et le Japon? Pouvons-nous maintenant parler de canaux d’interaction et de coopération?

Mikhaïl Galouzine a quitté son poste d’ambassadeur de Russie au Japon en novembre 2022. Un remplacement est-il en cours de préparation?

Étant Arménienne, je ne peux pas ne pas évoquer la question du corridor de Latchine. À quel stade en est le règlement de cette question?

Sergueï Lavrov: Je pense que pour le Japon, le problème le plus important est le troisième.

Nous avons des relations. Nous avons une ambassade. Le Japon a aussi son ambassade ici. Un remplaçant de Mikhaïl Galouzine se rendra bientôt à Tokyo. Nous n’avons pas l’intention de retarder cette procédure. Nous estimons qu’il est important d’être toujours à la disposition de nos interlocuteurs pour leur faire part de nos préoccupations. Je ne me souviens d’aucun contact en dehors des ambassades de Tokyo et de Moscou. Nos collègues japonais, comme tous les autres pays qui se sont joints aux sanctions de leur propre initiative, ont gelé tous ces contacts. Ils ont commencé à faire des déclarations plutôt arrogantes et belliqueuses. Nous sommes à l’écoute de tout cela. Tout comme dans le cas du renforcement de l’Otan dans le nord de l’Europe, nous tirerons des conclusions sur la façon d’assurer notre sécurité à proximité des îles japonaises.

Question: J’ai également posé une question sur le renforcement du potentiel militaire du Japon. Comment pourriez-vous commenter cette situation?

Sergueï Lavrov: J’ai déjà dit que la capacité militaire du Japon n’était guère une tendance positive. Les Japonais justifient cette décision en disant qu’il s’agit de la Corée du Nord. Mais tout le monde comprend qu’il s’agit aussi de la Russie et de la République populaire de Chine. Les Américains ne le cachent même pas lorsqu’ils encouragent ce genre de développement de l’infrastructure et des capacités militaires du Japon. Il s’agit d’une campagne en faveur d’une révision de la Constitution afin que les forces armées japonaises perdent leurs vestiges pacifistes et puissent réaliser des opérations militaires à l’étranger.

Cela ne reflète guère l’intérêt du Japon pour la normalisation des relations avec la Fédération de Russie.

Il y a plusieurs années, lorsque le processus d’élaboration d’un traité de paix entre la Russie et le Japon était en phase active, notre président et le premier ministre japonais envisageaient des solutions différentes lors de leurs réunions régulières, tandis que des ministres, des vice-ministres et des experts travaillaient dans l’intervalle entre les sommets. À un moment donné, les Japonais ont dit qu’ils n’avaient plus besoin du « grand » traité de paix que nous leur proposions. La position russe était la suivante: un traité de paix, tel qu’il était censé être après la guerre, correspondait à une capitulation. C’est ici que les frontières sont tracées. Nous vivrons en paix. Mais plusieurs décennies se sont écoulées depuis. Le simple fait de signer un tel document aurait été un manque de respect par rapport au niveau que les relations russo-japonaises avaient atteint à cette époque. Voilà pourquoi nous avons proposé un traité de paix détaillé décrivant les principes de coopération sur la base du respect mutuel, de l’intérêt mutuel et du bon voisinage en précisant les domaines de coopération économique, d’investissement et sociale. Et de définir la frontière sur cette base. Les Japonais ont refusé, disant qu’ils n’avaient pas besoin d’un document pompeux, mais plutôt d’un document concret.

Au Japon, les discussions étaient très simples. Obtenir d’abord les deux îles, puis signer un traité de paix. Bien que notre président et le premier ministre japonais se soient mis d’accord dans l’ordre inverse. D’abord un traité de paix, comme le stipule effectivement l’accord de Moscou de 1956.

Mais ce n’est pas ce dont je parle maintenant. Tout cela, c’est de l’histoire ancienne. Les Japonais ont fortement insisté: cédez les deux îles et ensuite nous verrons. (Je travaille depuis longtemps avec le Japon en tant que ministre, mais je n’ai pas de formation spécialisée sur le Japon, cependant). J’ai interrogé un expert en la matière pour savoir ce qu’il pensait de cette situation. Il a répondu qu’à l’heure actuelle, le premier ministre était intéressé par le développement des relations avec la Russie, et il y a des contacts réguliers et des événements culturels, mais si un jour les Japonais décident soudainement qu’ils n’obtiendront pas ces quatre îles, ils prendront une position dans le camp des plus fervents opposants à la Fédération de Russie. Juste une citation. Je ne ferai même pas de commentaires sur ce sujet.

En 2022, l’Assemblée générale a de nouveau voté sur la résolution russe « Lutte contre la glorification du nazisme, du néonazisme et d’autres pratiques qui contribuent à alimenter les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ». Pour la première fois, le Japon, l’Allemagne et l’Italie ont voté « contre ». Jusqu’à présent, ils s’abstenaient. Aujourd’hui, alors qu’en Ukraine, ce n’est plus en théorie mais en pratique que l’on glorifie le nazisme et qu’il s’infiltre dans tous les domaines de la vie, ce vote des trois anciens pays de « l’Axe » est tout à fait symbolique.

À propos du corridor de Latchine. Hier, je me suis entretenu avec le ministre des Affaires étrangères de l’Azerbaïdjan. Le corridor de Latchine, comme convenu par les dirigeants des trois pays le 9 novembre 2020, doit être libre pour la circulation des marchandises, des citoyens et des véhicules dans les deux sens. Bien sûr, il y est spécifié séparément qu’aucune cargaison militaire ne doit être envoyée par cette voie. Les Azerbaïdjanais ont fourni des informations (nos militaires les étudient actuellement) selon lesquelles la partie arménienne a utilisé ce corridor pour livrer des mines. Elles ont ensuite été utilisées pour miner les territoires voisins des positions azerbaïdjanaises, en violation des accords trilatéraux. Il y a beaucoup d’accusations mutuelles.

Nous avons proposé une chose simple. Le contingent russe de maintien de la paix est habilité, en vertu d’un accord trilatéral, à contrôler ce trafic et à vérifier, par exemple, que les véhicules ne contiennent pas de marchandises interdites, non humanitaires et non civiles.

L’autre jour, des réunions des représentants de l’Azerbaïdjan et des représentants du Karabakh ont eu lieu avec la participation du commandant du contingent russe.

Je pense que le problème sera bientôt résolu.

Question: Aujourd’hui, on n’a pas du tout parlé de l’Afrique. Aujourd’hui, dans une interview pour RIA Novosti, le ministre des Affaires étrangères de l’Afrique du Sud a appelé au retrait de la loi antirusse du Congrès américain. Elle prévoit des sanctions des États-Unis contre les États africains qui continueront à coopérer avec notre pays. Dans cette interview, le ministre a beaucoup parlé de l’inadmissibilité de la politique coloniale de l’Occident et de l’impossibilité de sanctions unilatérales contre notre pays. Comment Moscou évalue-t-il ce projet de loi du Congrès américain portant sur la lutte contre les activités russes en Afrique? Dans quelle mesure cette loi est-elle susceptible d’influencer notre coopération avec les pays de la région ?

Sergueï Lavrov: Je considère cette loi de la même manière que la ministre sud-africaine des Affaires étrangères, Naledi Pandor. Quant à la manière dont cette loi pourrait affecter nos relations avec l’Afrique, je pense que la réponse est déjà dans ses commentaires.

Tous les pays africains ne sont pas en mesure de formuler leur position aussi clairement à travers leur représentant officiel. Dans certains cas, il y aura des facteurs subjectifs de nature personnelle, certains de nos collègues africains réagiront d’une manière moins fondée sur des principes.

Mais je ne doute pas qu’au fond d’eux-mêmes, même ceux qui ne commentent pas ce genre de provocation américaine, il y a toujours une conviction profonde que cette loi nuit avant tout aux Africains.

Tout d’abord, ils ne sont pas considérés comme des égaux. Il s’agit d’une mentalité purement coloniale dans sa nouvelle dimension. Deuxièmement, lorsque le secrétaire d’État américain Mike Pompeo faisait encore partie de l’administration de Donald Trump, il a parcouru l’Afrique et, lors d’événements publics et de conférences de presse, a appelé tout le monde à cesser de commercer avec la Russie et la Chine. Comme quoi, la Russie et la Chine le font à des fins « lucratives », pour elles-mêmes et au détriment des Africains. Alors que l’Amérique (a dit Mike Pompeo) entretient des relations commerciales avec l’Afrique uniquement dans le but de contribuer à son développement, et pour qu’elle ait plus de démocratie. Un « truc » si simple qui est pris partout, et en Afrique aussi, comme il le mérite.

Nous prévoyons avec l’Afrique un deuxième sommet Russie-Afrique qui aura lieu du 23 au 26 juillet 2023 à Saint-Pétersbourg. Nous préparons toute une série d’événements à cette occasion. Il y aura un forum d’affaires, des documents sur la « reconfiguration » des mécanismes d’interaction dans le contexte des sanctions et des menaces que vous venez d’évoquer dans le cadre du projet de loi américain sont en préparation. De nouveaux instruments de coopération en matière de commerce et d’investissement, de chaînes d’approvisionnement et de paiements. La transition vers des règlements en devises nationales est en cours. Ce processus n’est pas rapide, mais il est en cours et prend de l’ampleur.

Voir notre dossier sur la situation en Ukraine.

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À propos de l'auteur Le Cri des Peuples

« La voix des peuples et de la Résistance, sans le filtre des médias dominants. »[Le Cri des Peuples traduit en Français de nombreux articles de différentes sources, principalement sur la situation géopolitique du Moyen-Orient. C'est une source incontournable pour comprendre ce qui se passe réellement en Palestine, en Syrie, en Irak, en Iran, ainsi qu'en géopolitique internationale.]

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