Entretien avec Alexandre Douguine : “La Quatrième Théorie Politique se base sur la spiritualité”.

Entretien avec Alexandre Douguine : “La Quatrième Théorie Politique se base sur la spiritualité”.

      Article paru dans le numéro 53 de Juillet 2012. Un entretien prémonitoire d’Alexandre Douguine il y à déjà 10 ans. . Nous remercions chaleureusement Alexandre Douguine d’avoir répondu directement en français à nos questions.

R/ Voici 20 ans, l’URSS disparaissait dans le chaos. Comment, avec le recul, expliquez-vous l’explosion du système soviétique ? Peut-on parler d’une trahison d’une partie de la direction du pays? 

Je ne veux pas expliquer l’histoire par l’appel aux complots. Certes, les complots existent, mais ils n’expliquent pas tout. Donc l’explosion du système soviétique devait reposer sur des raisons historiques, sociologiques et politiques profondes et liées aux processus complexes qui se déroulaient à l’intérieur du pays et à l’extérieur, au niveau global.
La trahison a eu lieu, mais qui a trahi quoi? Cette histoire est trop longue et trop compliquée pour que je puisse répondre au cours de cet entretien.

R/ Vous avez connu la répression au temps de l’Union soviétique, pourtant vous défendez aujourd’hui certains aspects positifs de l’expérience socialiste. Y aurait-il quelque chose d’acceptable à reprendre dans l’idée de l’ «homme nouveau soviétique»? 

Mon attitude par rapport à l’URSS se base sur la comparaison empirique entre le socialisme et le capitalisme. En détestant le soviétisme je ne connaissais pas le capitalisme. A priori j’étais contre les deux tout en étant traditionaliste et révolutionaire conservateur. Mais après avoir visité l’Occident et surtout après l’avènement du libéralisme en Russie, je me suis rendu compte que le socialisme possède certains aspects positifs vis-à-vis du libéralisme. Donc, j’ai fait le choix en faveur du socialisme. C’était le point de départ de mon national-bolchévisme, c’est-à-dire de la découverte de la dimension populaire et traditionnelle au sein du communisme et de l’histoire de la société soviétique. Les considérations géopolitiques sur  le Heartland et la philosophie des eurasistes russes des années 20 ont été découvertes à cette epoque-là. C’etait donc le début de certaines révisions profondes des idées des traditionalistes et le chemin vers la Quatrième Théorie Politique (au-delà du libéralisme, qui est le pire de tous, le socialisme et le fascisme). Le côté le plus négatif du fascisme a été identifié précisément par son anti-communisme. Le côté antifasciste l’a été pour le communisme. En fait, l’anticommunisme du fascisme et l’antifascisme des communistes représentent les aspects essentiels de ces idéologies. Donc il faut les laisser tomber, parce qu’elles appartiennent à la Modernité et on peut les abandonner à leur histoire avec leurs défauts. Pour combattre le libéralisme, comme l’essence même de la Modernité, il faut imaginer autre chose. Ni l’homme nouveau soviétique ni le surhomme fasciste (déconstruit par Heidegger) ne suffisent.

R/ Vous avez été un des acteurs de la renaissance du National-Bolchévisme en Russie dans les années 1990. Que conservez-vous de ce courant politique dans votre réflexion actuelle? 

C’était la première étape de la recherche de la Quatrième Théorie Politique et de l’Eurasisme. Le communisme russe avait besoin d’être redécouvert comme phénomène populaire et non dogmatique. Donc il s’agissait en vérité non d’expérience prolétarienne et marxiste, mais de national-bolchévisme. Il y a le bolchévisme dogmatique exemplifié en trotskisme occidental qui va contre le peuple. Il y a aussi le socialisme populaire, où la culture traditionnelle du peuple joue le rôle important, quoique parfois indirect et renié au niveau officiel du discours du pouvoir. 
En invitant à fonder le mouvement national-bolchévique je voulais:

1) unir les communistes anti-libéraux avec les premiers représentants du nationalisme russe post-soviétique naissant pour créer un front ideologique commun contre l’ennemi commun
2) proposer le paradigme cohérent de l’explication de l’histoire soviétique dans le contexte plus général et plus vaste de l’histoire russe (en accentuant surtout le facteur géopolitique)
3) organiser la jeunesse non confomiste russe dans une structure s’opposant au libéralisme et à l’occidentalisme capitaliste et cosmopolitique (qui a été l’axe idéologique du régime de Eltsine).

R/ Vous avez été un des protagonistes du renouveau de la pensée traditionnelle en URSS. Quel regard portez-vous sur l’idée de Tradition ? Pensez-vous qu’il est nécessaire de dépasser certaines limites (s’il y en a) de la Tradition? 

Encore une question très compliquée qui demande énormément de temps pour y répondre en détail. Je suis traditionaliste. Je vois la tradition vivante dans l’Eglise Orthodoxe russe. Personnellement, j’appartiens à la branche des vieux croyants de celle-ci. Mais j’ai fait des recherches dans le domaine des autres traditions – l’islam, l’hindouisme etc. J’ai écrit pas mal de livres là-dessus. 
En même temps, je considère que le traditionalisme européen actuel est quelque peu en stagnation. Guénon et Evola étaient de vrais révolutionnaires qui ont ouvert des chemins insoupçonnés et radicaux. Mais peu à peu le discours de leurs continuateurs est devenu stérile et banal. Ils ne développent pas ce que les maîtres ont ébauché mais répètent simplement les mêmes choses. Pas tous, bien sûr, mais la majorité… 
Pour moi le traditionalisme est la source de l’inspiration, le point de départ. Mais il faut le développer plus avant, le vivre, le penser et repenser. Parfois il y a des sujets que les fondateurs du traditionalisme n’abordent pas ou en le faisant d’une manière insuffisante, ou même erronée. Par exemple, l’identification de la bourgeoisie avec la troisième fonction de la société traditionnelle (la caste des vaishyas) chez Evola et Guenon, tout comme l’équation des prolétaires avec la quatrième caste (choudra) ne sont pas correctes. La bourgeoisie ne correspond à aucune caste traditionnelle, c’est un phénomène entièrement moderne et antitraditionnel. Le prolétariat de son côté n’existe pas, il a été construit par Marx et est constitué, en vérité, des représentants de la Troisième caste, des producteurs (laboratores) venus à la ville où ils commençaient à perdre leur culture populaire en devenant des petits-bourgeois (Adam Smith a eu raison en cela, et Marx a eu tort). Le prolétariat n’existant pas, nous avons un tableau de l’histoire de la société moderne bien différent. Il y a les trois castes (fonctions selon Dumézil) traditionnelles – oratores (prêtres), bellatores (les guerriers), laboratores (les paysans). Tous les trois sont les porteurs de la Tradition (à un niveau différent). Contre tous les trois se dresse la bourgeoisie antitraditionnelle, moderniste, antipopulaire. C’est le Capital. La Tradition est essentiellement anticapitaliste. Mais elle doit être aussi en faveur du peuple et non contre lui.
D’ un autre côté, j’ai développé l’idée du Sujet Radical comme le concept d’une certaine entité restant fidèle à la Tradition mais dans des conditions où la Tradition elle-même se décompose et se suicide. C’est une idée à rapprocher de celle de l’homme différencié selon Evola. Mais je regarde le Sujet Radical comme le fondement de la métaphysique paradoxale et eschatologique. J’ai consacré à cette idée quelques volumes d’écrits.

R/ Quelles formes et voies devrait prendre une démarche spirituelle pour un révolutionnaire? 

Je suis sûr qu’aujourd’hui la révolution ne peut se faire sans la métaphysique. Le temps des masses est passé. C’est le combat au niveau des idées qui, seul, compte. Mais on ne peut le mener sans des connaissances métaphysiques, philosophiques et des expériences spirituelles. La Quatrième Théorie Politique se base sur la spiritualité.

R/ Jean Parvulesco, qui fut l’un de nos collaborateurs réguliers, nous a quittés récemment. Vous avez parfois évoqué l’importance de son œuvre.  Que représente-t-elle pour vous? Quels sont ses aspects les plus essentiels? 

Parvulesco a été un des meilleurs hommes de notre siècle. Je le tiens en la plus haute estime. Il a été mon ami spirituel, nous partageons avec lui beaucoup des choses – la géopolitique grand continentale, l’eurasisme, l’eschatologie impériale et beaucoup d’autres. Il est méconnu en France et en Europe. J’ai essayé de faire connaître ses idées et ses travaux en Russie. Je soupçonne qu’on le connaît mieux chez nous qu’en France. Quelques livres ont été traduits. On les discute. Il a été un véritable grand homme avec un grand style. Il n’était pas de notre siècle. Il était l’apparition paradoxale de l’esprit impérial complètement inattendu et indéchiffré. J’adore Jean et ses textes. Il faut les lire et relire… 

R/ Face à un capitalisme toujours plus agressif, quel serait pour vous le «socialisme du XXI° siècle»? 

J’insiste toujours sur la Quatrième Théorie Politique qui est socialiste en tant qu’elle est antilibérale et insiste sur la solidarité du peuple, sur la justice sociale et le holisme sociétal.  Mon livre “Quatrième Théorie Politique” va paraître en traduction française chez la maison d’édition Ars Magna. J’invite les lecteurs à le lire pour connaître les détails de mon attitude par rapport au socialisme. Brièvement, je suis en faveur du socialisme populaire non dogmatique et enraciné. Donc, du socialisme autre. Je suis d’accord avec Jean Claude Michéa, “Le socialisme contre la gauche”. 

R/ Comment analysez-vous la situation actuelle du monde arabe en plein bouleversement, ainsi que les pressions et interventions qu’il subit de la part du monde occidental?

Je pense que le soi-disant printemps arabe est un phénomène téléguidé par les Etats-Unis et les globalistes. Il y a, certes, des contradictions naturelles mais les révoltes ont été orchestrées et manipulées. C’est le paradigme du chaos contrôlé quand on détruit l’ordre dans la société et qu’on l’échange non pas contre un autre régime (l’autre ordre) mais contre un chaos que l’on contrôle en divisant les groupes opposés en compétition, tout en conservant entièrement la structure de la révolte permanente. C’est le cas en Irak et en Afghanistan. Même après le départ des armées d’occupation américaines le chaos subsistera et sera manipulé à l’infini.

R/ Vous animez divers cercles de réflexion et organisations politiques proches de l’idée eurasiste. Pouvez-vous présenter les principaux caractères de ce mouvement actuel et évaluer son impact sur la société russe ? 

Poutine est assez attentif à l’eurasisme. Medvedev  l’a été beaucoup moins, mais ce temps un peu difficile pour nous est passé. L’idée de l’Union Eurasiste de Poutine a été suggérée par nous, et est enfin acceptée. Donc on progresse. La géopolitique comme branche scientifique progresse en Russie. Notre influence croît dans les mass-media, au sein de l’Académie,dans les cercles des experts. On progresse.
Les idées de l’Eurasisme sont expliquées en Français sur le site Eurasiste http://evrazia.info/modules.php?name=News&file=article&sid=386 et dans mes livres publiés par la maison d’édition Ars Magna.

R/ Comment envisagez-vous le destin de l’Europe et les relations entre l’Ouest et l’Est de notre continent? 

Je considère l’Europe comme une entité géopolitique distincte de l’Occident, donc des Etats-Unis et de l’Angleterre. Cette Europe franco-allemande est continentale et a son propre destin. En étant indépendante, l’Europe deviendrait alliée de l’Eurasie. Je ne crois pas qu’elle s’identifie un jour avec l’Eurasie (comme le croient certains amis eurasistes européens). Je pense qu’il s’agit de deux civilisations distinctes – russe/eurasiste et européenne. Mais la civilisation européenne est en même temps très distincte du monde américain et anglo-saxon. Il y a trois grands espaces (Grossraum) séparés – 
1. atlantiste/anglosaxon – avec le noyau des Etats-Unis 
2 eurocontinental franco-allemand
3 eurasiste
Pour créer le monde multipolaire il faut faire l’alliance des 2 et 3 contre 1. Après ça on verra.

R/ Quel bilan faites-vous du duo Vladimir Poutine/Dmitri Medvedev? 

C’est bien clair aujourd’hui. Poutine a usé de Medvedev pour tromper l’Occident. Les Etats-Unis espéraient que Medvedev irait à un deuxième mandat et répèterait Gorbatchev – en affaiblissant la Russie et en lançant la Perestroïka-2. Quatre années de pression contre la Russie n’étaient pas démesurées. Washington jouait en faveur de Medvedev. En trompant tout le monde Poutine a fait son retour. Désormais il va répéter le même truc –l’Occident va attendre que Medvedev revienne dans 6 ans. Poutine est tactiquement très doué comme homme politique.
Il est patriote et populiste avec un certain aspect eurasiste. Medvedev joue le rôle du libéral occidentaliste. Quelle est la réalité ultime de ces rôles?  Je ne sais pas. C’est un peu du spectacle.

R/ Quelles sont les futures options stratégiques de la Russie pour les années 2010? Quels sont ses atouts pour faire basculer la domination occidentale sur le monde? 

La Russie peut exister en tant que pouvoir souverain seulement dans un contexte de monde multipolaire et en intégrant l’espace post-soviétique. C’est un axiome géopolitique qui est absolument objectif. On comprend parfaitement ça à Washington. On voit aussi bien cela à Moscou. Donc les uns vont jouer pour cela, les autres contre. La multipolarité et l’intégration eurasiatique sont le but de Moscou ; le monde unipolaire ou globaliste (sans  pouvoirs forts régionaux comme pôles indépendants) est le but de Washington. Moscou, pour vaincre, doit chercher des alliés. Ce sont les chinois, les iraniens,les autres musulmans et euro-continentalistes, bien sûr, s’il en y a encore…

Les livres d’Alexandre Douguine sont disponible sur https://www.editions-ars-magna.com/index.php?route=product/category&path=64

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Source: Lire l'article complet de Rébellion

À propos de l'auteur Rébellion

Rébellion est un bimestriel de diffusion d’idées politiques et métapolitiques d’orientation socialiste révolutionnaire.Fondée en 2002, la revue Rébellion est la voix d’une alternative au système. Essentiellement axée sur les sujets de fond, la revue est un espace de débats et d’échanges pour les véritables opposants et dissidents. Elle ouvre ses colonnes à des personnalités marquantes du monde des idées comme Alain de Benoist, David L’Epée, Charles Robin, Pierre de Brague, Thibault Isabel, Lucien Cerise … Rébellion se veut également un espace « contre-culturel » au sens large (arts, littérature, musique, graphisme).

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