Le frêle esquif du peuple juif

Le frêle esquif du peuple juif

La locution latine dont la ville de Paris a fait sa devise, Fluctuat nec mergitur (Il est battu par les flots, mais ne sombre pas), pourrait tout aussi bien être celle du peuple juif. Le miracle d’une petite nation qui traverse les millénaires, non sans heurts, non sans douleur, mais surtout sans perdre de vue son Espérance, ne peut faire autre chose que d’éblouir le croyant et le conduire à méditer plus attentivement sur le destin de ce peuple archétypal.

«L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue, pour en élever le niveau», a écrit Léon Bloy dans Le Salut par les Juifs (1892). À nous, qui sommes spirituellement des sémites (le mot est de Pie XI), de nous élever à ce niveau, pour mieux entrer dans l’intelligence du mystère d’Israël et l’articuler à celui du Christ qui, après tout – on l’a oublié, voire occulté pendant des siècles – est le plus célèbre Juif de l’histoire humaine.

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Pour ce faire, rien de mieux que de suivre l’exemple des Juifs eux-mêmes, et de se pencher sur le Tanakh (la Bible hébraïque), pour s’initier à ses mots pleins de murmures secrets, ceux de la Ruah, du souffle divin. Mots immortels qui nous rappellent que dès avant le Christ, Adonaï, le Seigneur, avait pris l’habitude, le gout même, de se revêtir du sensible, du visible, du compréhensible, pour nous visiter et transmuter la matière mutique en musique mystique.

Mais la Bible a la profondeur des univers et serait susceptible d’apparaitre comme un monstrueux trou noir à nos contemporains ignares, désaffiliés depuis des générations maintenant de cet héritage chrétien  qui nous familiarisait tout de même bellement avec les grandes intuitions ou inventions de l’esprit juif (le temps fléché, l’unicité de Dieu, la sacralité de la conscience, etc.). D’où l’intérêt du petit livre dont je voudrais vous entretenir maintenant.

Une initiation

Il était une fois le judaïsme1, du professeur émérite de philosophie Armand Abécassis, lui-même de confession juive, se veut une toute première introduction à l’histoire du judaïsme et du peuple qui vit depuis trois millénaires et demi de la lecture de la Torah, des Nevi’im et des Ketouvim (d’où le Tanakh).

L’immense richesse religieuse, intellectuelle et morale du judaïsme, mais aussi l’incommensurable lot de misères et d’ignominies auquel les Hébreux/Juifs/israélites/Israéliens ont été confrontés durant près de 35 siècles, défilent sous nos yeux, au gré d’un récit simple et accessible, qui va des origines légendaires du patriarche Abraham jusqu’à l’aube du 21e siècle. Pédagogiquement, quelques encarts explicatifs viennent enrichir la trame du discours.

Évidemment, pour exposer les 35 siècles de péripéties et de pérégrinations du peuple juif en un peu plus de 200 pages, il faut aller très vite. Mais c’est précisément la vertu des bonnes initiations, comme celle qu’Armand Abécassis adresse ici à la jeunesse, juive ou non, que d’aller à l’essentiel, pour favoriser une première appropriation intellectuelle de l’héritage judaïque, et ce, encore une fois, que l’on confesse ou non cette religion.

Nous sommes tous Juifs

La nécessité d’une telle appropriation se justifie par le fait que cette religion est au fondement de notre civilisation. En effet, nous sommes tous un peu Juifs, pour autant que nous nous définissions culturellement comme Occidentaux. Et c’est ce qui fait dire à A. Abécassis, dès le premier paragraphe de son livre, qu’« apprendre à le connaître [le judaïsme], c’est nous donner les moyens de nous mieux comprendre et, en ce sens, d’être plus clairvoyants et libres dans nos choix ». Vertu de la conscience historique et culturelle.

À contrario, ajoute l’auteur, «l’ignorer [le judaïsme] serait nous méconnaître, avec tous les errements que cela peut entraîner». Et d’errements, nous savons que l’Histoire en a été remplie à rebord, depuis les profanations d’Antiochos Épiphane IV, qui introduisit une statue de Zeus olympien dans le Temple de Jérusalem (la fameuse abomination de la désolation), jusqu’à la catastrophe de la Shoah (mot hébreu qui veut justement dire «catastrophe» ou «désolation»).

Entre révélation et rationalité

De désolation en désolation jusqu’à la victoire finale, les Juifs continuèrent à creuser le mystère de leur élection, à travers la méditation de la Torah (la loi écrite), de la Mishna («compilation de décisions sur l’application des commandements»), de la Guemara (des commentaires sur la Mishna), du Talmud (l’ensemble de la Mishna et de la Guemara), et plus tard, au Moyen Âge, de la Kabbale («une interprétation ésotérique de la Bible»).

Or, tandis que certains penseurs s’occupaient d’approfondir et d’éclaircir le sens de la judéité, d’autres ont eu le souci de faire se rencontrer et dialoguer judaïsme et cultures étrangères. Ce fut, par exemple, Philon d’Alexandrie, dans l’Antiquité, qui développa une œuvre où platonisme et monothéisme biblique s’entrelacent. Ce fut Maïmonide, au Moyen Âge. Ce fut Moïse Mendelssohn, au 18e siècle, qui «concilia la fidélité à la tradition et l’intégration à la culture occidentale».

On peut affirmer qu’Armand Abécassis prolonge lui-même, à sa manière, celle d’un professeur de philosophie, cette tradition d’harmonisation du patrimoine spirituel juif avec les exigences de la rationalité moderne. Il le fait au moyen d’un exposé qui permet d’apprécier la richesse de l’héritage biblico-judaïque tout en en montrant la compatibilité avec les développements récents de la science ou les exigences contemporaines de la morale.

En effet, on voit bien, particulièrement dans les premières pages, que l’auteur s’adresse à la conscience de l’homme contemporain, et tente de réduire l’écart qu’il peut y avoir entre le discours juif confessant et la conception sécularisée du monde propre à notre époque, de manière: 1) à désamorcer les défiances que nous pourrions avoir à l’égard d’une weltanschauung juive théiste, qui nous est désormais assez étrangère; et 2) à nous faire entrer en sympathie avec cette religion apparue près de 3000 ans avant la modernité.

L’empreinte juive sur la culture savante

«Étrangers partout et partout chez eux, élevés au-dessus des querelles nationales, les Juifs étaient au XXe siècle le principal élément cosmopolite et intégrateur de l’Europe centrale, son ciment intellectuel, condensation de son esprit, créateur de son unité spirituelle. C’est pourquoi je les aime et je tiens à leur héritage avec passion et nostalgie comme si c’était mon propre héritage personnel.»

Ainsi parle Milan Kundera, dans Un Occident kidnappé (1983).

Je ne connais pas assez bien l’Europe centrale pour savoir si, comme le dit Kundera, l’esprit juif a bel et bien été le «créateur de son unité spirituelle». On peut mettre en doute ce jugement, compte tenu du fait que cette région du monde est restée, dans les couches populaires et jusqu’au cœur du 20e siècle, majoritairement chrétienne, au moins culturellement sinon cultuellement. Cherchant l’unité spirituelle de ce coin du monde, il me semble que c’est d’abord de ce côté-là qu’il faudrait regarder.

Mais si on se place dans la perspective sécularisée et très clairement élitiste qui est celle de Kundera, on comprend ce qu’il veut dire et quel rôle il attribue aux penseurs et écrivains juifs, parfois eux-mêmes détachés de la foi d’Israël, et malgré tout viscéralement attachés à leur judéité, ou à une part essentielle de celle-ci. Je pense en particulier, ici, à cette culture du livre et de la lecture dont la tradition juive s’est dotée, et qui a permis à cette communauté de contribuer formidablement à la culture en Europe.

Admirer cet héritage

Évoquant Freud, Mahler, Kafka, auxquels on pourrait ajouter les noms de Broch, Frankl ou même Steiner (né en France, mais d’ascendance tchécoslovaque), Kundera rappelle leur exceptionnelle contribution à la culture de l’Europe (centrale), et donc à celle de l’Occident, puisque l’Europe centrale, c’est aussi l’Occident, comme Un Occident kidnappé a eu pour vertu de le rappeler, à l’époque où persistait l’illusion d’une séparation, en raison du rideau de fer.

À propos de l’Europe centrale dont il est originaire, Kundera (il est tchèque) affirme: «…aucune partie du monde n’a été aussi profondément marquée par le génie juif… C’est pourquoi je les aime et je tiens à leur héritage avec passion et nostalgie comme si c’était mon propre héritage personnel… ». Qu’il serait beau, en grandissant dans la connaissance et l’admiration de cet héritage, d’en venir à partager le même sentiment!

Le petit livre d’A. Abécassis peut certainement nous y aider. Le lire, c’est embarquer avec le peuple juif dans le frêle esquif qui l’a transporté des rives de la Méditerranée jusqu’aux confins du monde, avant de l’y ramener au terme d’une improbable odyssée. C’est aussi se laisser convaincre, comme Georges Bernanos au sortir de la guerre de 39-45, «qu’aucune persécution n’est capable d’en finir avec [ce] peuple dont le génie est précisément de lasser la patience et d’épuiser l’imagination des bourreaux».       

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