Le visage du pardon

Le visage du pardon

Tout allait bien chez les Drolet. Autour, on disait que c’était une famille modèle. Couple heureux. Yvan et Nicole sont de bons chrétiens. Et six enfants avec ça! Une maison chaleureuse dans une campagne généreuse. Geneviève, cinquième enfant de la fratrie, dit même que sa famille, c’était La petite maison dans la prairie en peinture.

Et puis, par un matin d’été – c’était en 1980 –, un drame horrible projette la famille en enfer. Louis-Nicolas, le petit dernier, sort de la maison et monte dans la voiture familiale, dont la porte avait été mal fermée. En jouant avec les clés, il s’aperçoit que la voiture recule toute seule. Il prend peur et descend, mais, sur son élan, il tombe par terre, sous la voiture.

La roue avant l’écrase. Yvan, tout proche, se précipite… Son fils git dans une mare de sang. Il hurle. Les enfants accourent. Nicole, déjà là, prend son bébé dans ses bras et le berce, tout doucement, pendant qu’il agonise.

En racontant cette histoire, Geneviève a la gorge nouée.

«Mes parents ont été traumatisés. Ils se sont accusés l’un l’autre de la mort de mon frère. Il n’y avait pas de pardon. Ma mère est tombée en dépression. Elle en voulait à Dieu et s’est coupée de lui. Mon père a perdu la foi. Il est devenu violent. Ils se sont séparés, et on s’est retrouvés seuls avec ma mère. J’ai dû m’occuper d’elle pendant tout mon secondaire. Elle faisait une tentative de suicide tous les deux mois. Souvent, j’ai dû la rentrer de force à l’hôpital. Pour moi, ma relation avec mon père s’est brisée à ce moment-là.»

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial de mars 2022. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

Un autre drame – comme si celui-là n’était pas suffisant – allait donner le coup de grâce à cette relation père-fille vacillante. La veille de son entrée universitaire, Geneviève invite sa sœur à sortir. Le copain de sa sœur ne veut pas qu’elle sorte, mais Geneviève insiste et elles sortent tout de même. Plus tard, le copain rapplique à la terrasse et se met à frapper la sœur de Geneviève devant tout le monde. Des clients s’interposent, frappent le beau-frère, qui finit par déguerpir.

Quand les filles rentrent à la maison, le beau-frère est là qui attend, furieux. Geneviève se plante devant lui et lui dit de partir. Dans sa colère, l’homme lui assène un violent coup de tête sur le nez. Le sang gicle. Geneviève téléphone à son père. Il arrive. La police aussi. Et pendant que les policiers embarquent le beau-frère, Yvan, à quatre pattes, éponge le sang.

«Il était médecin; il ne t’a pas examinée?

– Non. Il était sous le choc. C’est la police qui m’a amenée à l’hôpital. On m’a expliqué qu’on devait m’opérer, car l’os était cassé. Pendant l’opération, mon os s’est effrité en mille morceaux et le cartilage a fendu. Après, ma sœur est arrivée en pleurs. Je pensais qu’elle s’en faisait pour moi… mais elle était là pour me supplier de ne pas poursuivre son chum en justice. Je ne l’ai pas poursuivi.»

Le plâtre partait de la base du nez jusqu’en haut du front, comme un masque, avec deux ouvertures pour les yeux. C’est ainsi que Geneviève a commencé l’université. Au bout de plusieurs semaines, quand on retire le plâtre, c’est un échec. On lui dit qu’il n’y a plus rien à faire pour son nez, qu’il est trop petit. Son père trouve un autre médecin pour une greffe d’os, mais avant, il faut attendre un an pour que le visage désenfle. Une année à vivre avec un visage sans nez, donnant l’impression de deux énormes yeux…

Ainsi, pour reconstruire le nez, on effectue un prélèvement sur l’os de la hanche. Donc, une période en béquilles, et toujours le visage plâtré. Le jour où l’on retire enfin le plâtre, Geneviève a peur. «Je ne savais pas de quoi j’aurais l’air! Quand ils l’ont enlevé, j’ai vu, sur le visage de l’infirmière, le dégout… Et puis je me suis vue. Ah! j’étais tellement laide! Le visage tout boursoufflé. Les veines éclatées partout. Un nez de boxeur. J’ai fait une crise de panique. On m’a injecté de la codéine pour me calmer. Ça a pris six mois avant que ça dégonfle, et je ne parle pas des traitements en électrolyse… Je me regardais et je ne me reconnaissais plus! Le visage, c’est toute ton identité. Surtout à 22 ans!»

Chemin de perdition

Difficile à croire, mais le plus dur, ce n’était pas tout ça; c’était de devoir supporter, jour après jour, la présence de son beau-frère à la maison, comme si de rien n’était. Yvan avait refusé de lui interdire l’accès, même si les policiers l’avaient demandé. Geneviève voulait que le couple se fréquente à l’extérieur de la maison, mais il avait refusé cela aussi.

«Pire! Mon père les sortait sur son yacht… Ils avaient du fun ensemble! Même que, à l’anniversaire du beau-frère, ma sœur m’a remis son gâteau pour que j’aille moi-même le lui porter, en guise de réconciliation… Mais lui, depuis tout ce temps, il ne s’était jamais excusé.»

«C’était de la torture psychologique. Au début, je voulais pardonner, mais j’ai fini par me rebeller. Mon père me répétait que j’avais pardonné, déjà, et que maintenant tout allait bien.»

Geneviève finit par rendre les armes. Son père, se dit-elle, ne l’aime pas. Elle poursuit ses études, vient à la maison pour dormir ou pour changer de vêtements, décroche son diplôme et quitte le nid familial, et tombe dans la dépression, l’alcool et le cannabis. Sa psychothérapeute dénote chez elle les symptômes de choc posttraumatique: idées noires, anxiété paralysante, terreurs nocturnes. Elle cesse de prier. Doute de l’existence de Dieu. Se ferme comme une huitre. Elle n’adresse plus la parole à son père. En famille, elle reste à l’écart. Tout cela durera quinze longues années.

Un soir, Yvan appelle. Il a un cancer du foie. Comme il est oncologue, il sait que, même après l’opération qui lui enlèvera 80 % du foie, il ne lui restera que deux ou trois ans à vivre.

«J’ai paniqué. Je me suis rendu compte que j’avais gâché ma relation avec mon père tout ce temps. C’était mon père! Je l’aimais! J’avais érigé une muraille autour de moi!»

Sans trop se poser de questions, Geneviève court à l’église. Dans son coin, elle parle à Jésus en fixant la croix: «Es-tu vrai? Existes-tu?» Elle assiste à la messe.

Un jour, elle fonce au confessionnal. «Je n’étais pas là pour me confesser. J’avais besoin de parler à quelqu’un. J’ai raconté tout ce qui se passait dans ma relation avec mon père en répétant tout le temps: “Mon père va mourir!” À la fin, le prêtre m’a dit qu’il prierait pour moi.»

Il a dû tenir promesse, car Geneviève, subitement, se lance dans une quête spirituelle effrénée. Elle visionne des témoignages d’expériences de mort imminente, écoute la radio religieuse et se remet à la prière.

Quelque temps plus tard, son père invite ses enfants au restaurant. Pour la première fois depuis des années, au lieu de se tenir loin et de laisser ses frères et sœurs faire la conversation, elle décide de s’assoir juste en face de lui, l’air bien déterminé. «Je me disais: “C’est pas vrai qu’il va mourir sans qu’il sache tout le mal qu’il m’a fait !”» Mais, dans un revirement intérieur qu’elle ne peut expliquer même aujourd’hui, au lieu de déverser sa colère, elle commence à lui poser mille questions sur lui, sur sa vie, sur son enfance.

Au fur et à mesure de ses réponses, Yvan «change de couleur».

«Il passait du gris au rose, raconte Geneviève en souriant. L’espace entre nous changeait. Ça devenait de la paix. Comme si le Ciel s’ouvrait, juste là! Mon sac de bêtises est tombé par terre à côté de moi. Je voyais soudainement mon père comme un homme, comme une personne qui avait fait son possible avec les circonstances. Il n’était plus un monstre. Juste un homme. Le pardon est arrivé comme ça. Tout seul. Comme un cadeau.»

Quelques semaines à peine plus tard, Geneviève tient la main de son père qui entre dans son agonie. Pendant 45 minutes, ils se regardent en silence. Juste au moment où il allait rejoindre son petit Louis-Nicolas, elle lui souffle à l’oreille: «Accroche-toi à moi, papa, j’ai la foi pour deux. Je te garantis que tu vas traverser.»

pardon
Illustration : Marie-Pier LaRose.

Chemin de Damas

Il n’est pas rare que les grâces de réconciliation en entrainent plusieurs autres, comme si le pardon ouvrait des chemins jusqu’alors imperceptibles, toujours inattendus.

Geneviève et son copain de l’époque étaient en démarche de procréation assistée, mais les échecs répétés avaient poussé le couple vers la fécondation in vitro, encore là sans succès. Geneviève tombe gravement malade, et ce soir-là, devant son écran, elle regarde des photos d’animaux avec leurs petits.

«Une voix intérieure dit avec autorité: “Ce n’est pas comme ça qu’on fait des enfants.” Oh! Je me suis lancée sur mon lit! J’ai pleuré! Enragée contre Dieu! J’ai déchiré la prière de sainte Faustine que je trainais toujours, qui dit : “Jésus, j’ai confiance en toi.” J’ai hurlé à Jésus: “Tu comprends pas quand je te parle! Alors, je vais te faire un dessin!” J’ai dessiné une brebis qui tombe d’un ravin et qui appelle à l’aide, et Jésus sur une montagne. Là, j’ai entendu une autre voix, très forte: “Es-tu enfin prête à m’écouter? Quitte tout et suis-moi.” Eh bien… je l’ai fait!»

Les collègues de travail s’inquiétaient: du jour au lendemain, Geneviève abandonne la procréation assistée, son copain et son appartement, et se lance, à nouveau, vers sa quête de Jésus, laquelle aboutit, un an plus tard, en agapèthérapie.

«Le mercredi, le soir du pardon, j’étais assise dans le hall et j’attendais mon tour pour la confession. J’avais mes feuilles avec la longue liste de mes péchés. En face, sur le mur, il y avait un tableau: c’était l’image de Jésus de sainte Faustine! Je ne sais pas comment, mais plus je la regardais, moins j’arrivais à distinguer le visage de Jésus. À un moment donné, ce n’était plus lui. C’était un autre… Ah! je le reconnaissais! C’était mon ex-beau-frère! J’ai eu un geste de recul! Instinctif! Au même moment, une voix intérieure m’a dit: “Tu dois lui faire miséricorde.”

«Humainement, c’était impossible, mais ma liste de péchés est devenue une seule petite phrase: “Je demande pardon d’avoir entretenu la haine envers mon beau-frère pendant 20 ans.” Je n’avais pas l’intention de dire ça! C’était lui, le méchant! J’étais la “bonne” dans cette histoire-là! Je le haïssais à lui arracher les yeux, ce gars-là! Mais en le verbalisant, j’ai saisi intérieurement que j’avais quand même fait le choix de la haine au lieu du pardon, et que les conséquences avaient été désastreuses pour moi, d’abord, puis pour ma famille. J’avais semé la division, la colère, la médisance.»

Geneviève sort de confession avec des ailes. Le lendemain, pendant la soirée de prière, un amour qui ne s’exprime pas la submerge. Elle voit, comme en songe, toutes les personnes qu’elle a détestées et elle les étreint affectueusement. «Face à moi, il y avait le Saint-Sacrement. Jésus me posait des questions et je répondais en répétant les promesses de mon baptême, du style: “Oui, je renonce à Satan”, ou: “Je suis la servante du Seigneur, que ta volonté soit faite et non la mienne.”»

De retour à la maison, elle écrit à son beau-frère: «Je te pardonne de m’avoir défigurée, et je te demande pardon de ne pas avoir laissé place à la réconciliation.» Il a répondu, se disant heureux de cette lettre, sans plus, mais Geneviève, elle, avait toujours ses ailes.

Nicole, la mère de Geneviève, est revenue graduellement à Dieu et à l’Église. Elle a guéri de sa dépression. En agapèthérapie, elle redécouvrait, elle aussi, le Christ, avec le cœur. Plus tard, sa sœur a redécouvert Dieu. Après, c’était la conversion de son neveu. Et ensuite son frère. Et, depuis peu, une belle-sœur…

Le 11 avril 2021, jour de la Divine Miséricorde, six ans après «être tombée en amour avec Jésus», Geneviève a fait sa consécration perpétuelle comme laïque consacrée. Tout à fait réconciliée. Certes, avec un très joli nez. Mais ce qui attire le regard, ce sont ses ailes encore toutes déployées.

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À propos de l'auteur Le Verbe

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