De l’économie de pacotille à une fausse vision de l’histoire : là où la civilisation occidentale s’est fourvoyée — Michael HUDSON

De l’économie de pacotille à une fausse vision de l’histoire : là où la civilisation occidentale s’est fourvoyée — Michael HUDSON

Une présentation de la conférence : Building Bridges around David Graeber’s Legacy à Lyon, Vendredi 7 juillet 2022.

Il peut sembler étrange d’inviter un économiste à prononcer le discours d’ouverture d’une conférence de sciences sociales. Les économistes ont été décrits comme autistes et anti-sociaux par la presse populaire pour de bonnes raisons. Ils sont entrainés à penser abstraitement et à utiliser une déduction a priori – basée sur comment ils pensent que les sociétés devraient se développer. Les économistes du courant dominant d’aujourd’hui considèrent la privatisation néolibérale et les idéaux du libre marché comme étant ce qui apporte les revenus de la société et la richesse nécessaires pour atteindre un équilibre optimal sans le moindre besoin de régulation de l’État – et particulièrement pas de régulation du crédit et de la dette.

Le seul rôle reconnu pour l’État est de faire appliquer le « caractère sacré des contrats » et la « sécurité des biens ». Par cela, ils veulent dire l’imposition de contrats de dette, même quand leur mise en place exproprie un large nombre de propriétaires endettés et de propriétaires d’autres types de biens. C’est l’histoire de Rome. Nous voyons la même dynamique de dette en action aujourd’hui. Pourtant cette approche basique a mené les économistes dominant à insister en disant que la civilisation avait pu et avait dû suivre cette politique pro-crédit depuis son propre commencement.

La réalité est que la civilisation n’aurait jamais décollé si quelque économiste du libre marché s’était introduit dans une machine à remonter le temps pour se rendre cinq mille ans en arrière, à l’époque du Néolithique et de l’Age de Bronze. Supposez que cet économiste ait pu convaincre des anciens chefs ou dirigeants sur comment organiser leurs échanges, l’argent et la gestion des terres sur la base de « la cupidité est une bonne chose » et tout régulation publique est mauvaise. Si quelque Milton Friedman ou Margaret Thatcher avait persuadé les Sumériens, Babyloniens et autres anciens dirigeants de suivre la philosophie néolibérale d’aujourd’hui, la civilisation n’aurait pas pu se développer. Les économies se seraient polarisées – comme Rome l’a fait et comme le font aujourd’hui les économies occidentales. Les populations auraient fui ou bien auraient soutenu un réformiste local ou un révolutionnaire pour renverser le dirigeant écoutant de tels avis économiques. Ou elles auraient accueilli des attaquants ennemis leur promettant d’annuler leurs dettes, de libérer les esclaves et de redistribuer la terre.

Pourtant plusieurs générations de linguistes, d’historiens et même d’anthropologues ont ingurgité la vision mondiale individualiste et antisociale de la discipline économique et imaginent que le monde a toujours été comme ça. Nombre de ces non-économistes ont involontairement adopté leurs préjugés et leurs approches anciennes, ainsi que l’histoire moderne, avec un biais. Notre discours quotidien est tellement bombardé de manière insistante par les politiciens étasuniens d’aujourd’hui comme quoi le monde est divisé entre la « démocratie » avec un « libre marché » et « l’autocratie » avec une régulation publique qu’il y a beaucoup de fantaisies sur les civilisations anciennes.

David Graeber et moi-même avons cherché à faire comprendre comment des oligarchies pro-crédit ont pris le pas sur des économies de palais qui protégeaient les intérêts des populations endettées dans leur ensemble. À l’époque où il a publié son livre : Dette, 5000 ans d’histoire en 2011, mon groupe d’Harvard constitué d’assyriologues, d’égyptologues et d’archéologues était encore dans le processus d’écrire l’histoire économique de l’ancien Proche-Orient d’une manière radicalement différente des représentations et croyances de la majorité du public. Notre insistance commune sur comment les proclamations royales d’Effacements des Ardoises des dettes, de libérations des esclaves et de distributions des terres, jouaient un rôle normal et attendu des dirigeants de Mésopotamie et des Pharaons égyptiens n’était toujours pas admise à l’époque. Il semblait impossible que de tels Effacements d’Ardoises aient été ce qui avait préservé la liberté pour la population.

Le livre de David Graeber résumait mon enquête sur l’annulation royale de la dette dans l’ancien Proche Orient pour montrer qu’une dette portant intérêt était originalement adoptée avec des freins et contrepoids pour éviter qu’elle ne polarise la société entre créditeurs et débiteurs. En fait, il montrait que les pressions créées par l’émergence d’une richesse monétaire entre des mains individuelles ont mené à une crise économique et sociale qui a suscité l’apparition des grandes religions et des réformateurs sociaux.

Comme il l’a résumé, « la période centrale de l’Age axial de Jaspe correspond presque exactement à la période où la monnaie a été inventée. Qui plus est, les trois parties du monde où la monnaie a été inventée en premier ont également été les mêmes régions où ces sages ont vécu ; en fait, elles sont devenues les épicentres des religions de l’Age Axial et de la créativité philosophique ». Bouddha, Lao-Tseu et Confucius cherchaient tous les trois à créer un contexte social dans lequel intégrer l’économie. Il n’y avait pas de concept de laisser « le marché fonctionner » pour attribuer de la richesse et du profit sans avoir aucune idée sur comment ils pourraient être dépensés.

Toutes les sociétés anciennes avaient une méfiance envers la richesse, et par dessus tout la richesse monétaire et financière entre la mains des créditeurs, parce qu’elle tendait à être accumulée au dépend de la société dans son ensemble. Les anthropologues ont trouvé que ceci était une caractéristique des sociétés à faible revenu en général.

Arnold Toynbee a qualifié l’histoire comme étant une longue dynamique de déroulement de défis et de réponses aux intérêts centraux qui donnent forme aux civilisations. Le plus grand défi a été économique par son caractère : qui doit profiter des surplus obtenus quand les échanges et la production augmentent et sont de plus en plus spécialisés et monétisés ? Par dessus tout, comment la société doit-elle organiser le crédit et la dette nécessaires à la spécialisation des activités économiques – et entre les fonctions « publiques » et « privées » ?

Presque toutes les premières sociétés avaient une autorité centrale chargée de décider comment répartir les surplus investis de manière à promouvoir un bien-être économique général. Le plus grand défi était d’éviter que le crédit ne mène à ce que les dettes soient payées d’une manière qui appauvrisse la population, par exemple à travers la dette personnelle et l’usure – et amène à des pertes de libertés plus que temporaires (de la servitude à l’exil) ou à des droits de propriété des terres.

Le grand problème que le Proche-Orient de l’Age de Bronze a résolu – mais que l’Antiquité classique et la civilisation occidentale n’ont pas résolu – était de savoir comment faire face au paiement des dettes – particulièrement avec des intérêts – sans polariser les économies entre les créditeurs et les débiteurs et sans appauvrir finalement l’économie en réduisant la majeur partie de la population à une dépendance envers la dette. Les marchands s’engageaient dans le commerce, aussi bien pour eux-mêmes que comme agents des dirigeants des palais. Qui obtiendraient les bénéfices ? Et comment le crédit pourrait être fourni mais équilibré avec la capacité à être payé ?

Public vs. privé, les théories sur l’origine des modes d’occupation des terres (droit foncier)

Les sociétés anciennes reposaient sur une base agricole. Le premier et le plus basique problème à résoudre pour les sociétés était de décider comment répartir les terres. Même les familles qui vivaient dans les villes construites autour des temples et des centres de cérémonies civiles et d’administration recevaient des terres d’auto-subsistance – un peu comme les Russes avaient des datchas où ils faisaient pousser la plupart de leur nourriture à l’époque soviétique.

En analysant les origines des modes d’occupation des terres comme n’importe quel phénomène économique, nous trouvons deux approches. D’un côté il y a un scénario où la terre est attribuée par la communauté en échange d’obligations d’un travail de corvée et de service militaire. D’un autre côté il y a un scénario individualiste dans lequel le mode d’occupation des terres a trouvé son origine chez des individus agissant spontanément par eux-mêmes pour défricher de la terre, en faire faire sa propre propriété et produire de l’artisanat et d’autres produits (même du métal pour utiliser comme monnaie !) pour échanger entre eux.

La deuxième vision individualiste de la propriété des terres a été popularisée depuis que John Locke a imaginé des individus se lançant dans le défrichage de terres – apparemment vides et boisées – par leur propre travail (et supposément celui de leurs femmes). Cet effort établit leur droit de propriété sur ces terres et sur leurs récoltes. Certaines personnes avaient plus de terres que d’autres, soit parce qu’elles étaient plus fortes à les défricher, soit parce qu’elles avaient une famille plus grande pour les aider. Et il y avait assez de terre pour tous pour défricher et planter.

Dans cette perspective, il n’y a aucun besoin pour une communauté de s’investir, même pour se protéger contre une attaque militaire – ou pour des aides mutuelles en cas d’inondations ou autres problèmes. Et il n’y a aucun besoin de crédit – même si dans l’Antiquité c’était le levier principal de rupture de la division des terres en transférant sa propriété aux riches créditeurs.

À un certain point dans l’histoire, c’est sûr, cette théorie voit des Etats entrer dans le tableau. Peut-être ont-ils pris la forme d’armées prêtes à envahir les terres, ce qui est comment les ancêtres normands des propriétaires terriens au temps de John Locke avaient obtenu la terre anglaise. Et comme en Angleterre, les dirigeants auraient forcé les propriétaires terriens à payer une partie de leurs récoltes en impôts et à fournir un service militaire. Dans tous les cas, le rôle de l’État était reconnu comme simplement « interférant » avec le droit du cultivateur d’utiliser la récolte comme il l’entendait – probablement pour échanger contre des choses dont il avait besoin, faites par les familles dans leurs propres ateliers.

Mon groupe d’assyriologues, d’égyptologues et d’archéologues sponsorisés par Harvard a trouvé une genèse entièrement différente des modes d’occupation des terres. Les droits de propriété semblent avoir été attribués en parcelles standardisées en fonction du rendement des récoltes. Pour fournir de la nourriture à leurs membres, les communautés du Néolithique tardif et du début de l’Age du Bronze, depuis la Mésopotamie jusqu’à l’Égypte, attribuaient des terres aux familles proportionnellement à ce dont elles avaient besoin pour vivre et à combien elles pouvaient donner en retour aux autorités du palais.

Le rendement des impôts versés en contrepartie aux collecteurs du palais était la rente économique originale. Le régime foncier est venu comme une partie d’un qui pro quo – avec une obligation fiscale de fournir des services en main d’œuvre à des périodes définies de l’années et de servir dans l’armée. Ainsi c’est la taxation qui a créé les droits d’occupation des terre et pas l’inverse. La terre était de caractère social et pas individuel. Et le rôle de l’État était celui d’un coordinateur, d’un organisateur et d’un planificateur, ce n’était pas un rôle prédateur et extractif.

Public vs. privé, les origines de l’argent

Comment les premières sociétés ont-elles organisé l’échange des récoltes contre des produits – et plus important la manière de payer les impôts et les dettes ? Est-ce que c’était simplement un monde spontané d’individus faisant « du transport et du troc », comme l’a dit Adam Smith ? Les prix auraient radicalement variés sans aucun doute comme les individus n’avaient pas de référence de base du coût de production ou des degrés de nécessité. Qu’est-il arrivé alors que certains individus sont devenus des commerçants, prenant ce qu’ils avaient produit (ou ce que d’autres avaient produit et mis en dépôt) pour en faire des bénéfices ? S’ils voyageaient sur de longues distances, est-ce que les caravanes ou les bateaux étaient nécessaires – et la protection de grands groupes ? Est-ce que de tels groupes étaient protégés par leurs communautés ? Est-ce que l’offre et la demande jouaient un rôle ? Et, plus important, comment l’argent est-il apparu comme dénominateur commun pour fixer les prix de ce qui était échangé – ou payé en impôts ou en remboursement de dettes ?

Un siècle après Adam Smith, un économiste autrichien, Anton Menger, a développé une «fantaisie» sur comment et pourquoi les individus dans l’ancien temps pourraient avoir préféré garder leurs économies sous la forme de métal – principalement de l’argent mais aussi du cuivre, du bronze et de l’or. Il a été dit que l’avantage du métal est qu’il ne se détériore pas (au contraire du grain transporté dans une poche par exemple). Il était également assumé qu’il était de qualité uniforme. Ainsi les pièces d’argent en métal seraient devenues progressivement le moyen par lequel les autres produits auraient été amenés à être mesurés lors des échanges en troc – dans les marchés dans lesquels les États ne jouaient aucun rôle !

Le fait que cette théorie autrichienne ait été enseignée pendant presque un siècle et demi maintenant nous montre jusqu’à quel point des économistes crédules sont prêts à aller pour accepter une fantaisie en contradiction avec tous les documents historiques connus dans l’histoire mondiale. Pour commencer, l’argent et les autres métaux ne sont pas tous de qualité uniforme. La contrefaçon est une pratique vieille comme le monde, mais les théories individualistes ignorent le rôle de la fraude – et donc la nécessité d’une autorité publique pour la prévenir. Cet angle mort est la raison pour laquelle le président de la Réserve fédérale des EU Alan Greenspan était si peu préparé à faire face à la crise massive des prêts hypothécaires pourris qui a culminé en 2008. Là où l’argent est impliqué, la fraude est omniprésente.

C’est ce qui arrive dans les marchés non régulés – comme nous pouvons le voir aujourd’hui avec la fraude bancaire, l’évasion fiscale et le crime qui payent très très bien. Sans un gouvernement fort pour protéger la société contre la fraude, la violation des lois, l’usage de la force et l’exploitation, les sociétés se polarisent et s’appauvrissent. Pour des raisons évidentes, les bénéficiaires de ces butins cherchent à affaiblir le pouvoir régulateur et sa capacité à empêcher de telles appropriations.

Pour prévenir la fraude monétaire, la monnaie, d’argent et plus tard d’or, depuis la Mésopotamie de l’Age du Bronze jusqu’à la Grèce et la Rome classique, était frappée dans les temples pour sanctifier sa qualité standardisée. C’est pourquoi notre mot pour l’argent (money) vient du temple de Juno Moneta à Rome, où la monnaie de Rome était frappée. Des milliers d’années avant que des lingots ne soient fondus, elle était fournie en bandes de métal, en bracelets et autres formes frappées dans les temples, dans des alliages de proportions normalisées.

La pureté des métaux n’est pas le seul problème avec l’utilisation de monnaies d’échange. Le problème immédiat auquel se trouve confronté n’importe quelle personne qui échange des produits contre de l’argent est de savoir comment peser et mesurer ce qui acheté et vendu – et aussi comment payer les impôts et les dettes. Depuis Babylone jusqu’à la Bible, nous trouvons des dénonciations contre des marchands utilisant des faux poids et mesures. Les impôts impliquent un rôle du gouvernement et dans toutes les sociétés archaïques, c’était le temple qui supervisait les poids et mesures de même que la pureté des métaux. Et la dénomination des poids et mesures indique l’origine de leur secteur public : des fractions divisées en 60èmes en Mésopotamie, en 12èmes à Rome.

Le commerce des produits de première nécessité se faisait en prix coutumiers ou en paiements normalisés aux palais ou aux temples. Cela reflète le fait que « l’argent » dans la forme de marchandises définies n’était nécessaire que pour payer des impôts ou acheter des produits aux palais et aux temps et, à la fin de la saison des récoltes, pour payer les dettes destinée à régler ces achats.

Aujourd’hui le courant dominant de l’économie néolibérale a créé un conte de fée à propos d’une civilisation existant sans aucune surveillance réglementaire ou rôle productif de l’État, et sans aucun besoin de lever des impôts pour fournir les services sociaux de base comme la construction publique ou même le service militaire. Il n’y a pas besoin de prévenir la fraude ou l’accaparement violent de la propriété – ou la confiscation des droits de propriété par les créditeurs suite à une dette. Mais comme Balzac l’a noté, la plupart des fortunes des grandes familles ont été le résultat de tels grands vols, perdus dans le brouillard du temps et légitimés sur des siècles, comme si tout cela était naturel.

Ces angles morts sont nécessaires pour défendre l’idée des « marchés libres » contrôlés par les riches et plus que tout par les créditeurs. On prétend que c’est pour le mieux et que c’est ainsi que la société doit être gérée. C’est pourquoi la nouvelle guerre froide actuelle est menée par les néolibéraux contre le socialisme – menée avec violence et en excluant l’étude de l’histoire de l’économie des programmes académiques et donc de la conscience du public en général. Comme l’a dit Rosa Luxembourg, le combat entre le socialisme et la barbarie.

Public contre privé, les origines de la dette portant intérêt

Les taux d’intérêts étaient régulés et stables pendant de nombreux siècles en fin de compte. La clé de calcul était simple : 10ème, 12ème ou 60ème.

Les scribes babyloniens étaient entraînés à calculer n’importe quels taux d’intérêt comme un temps de doublement. Les dettes croissaient de manière exponentielle, mais les étudiants scribes apprenaient que les troupeaux de bétail et autres productions économiques matérielles diminuaient selon une courbe en S. C’est pourquoi l’intérêt composé était interdit. C’est aussi pourquoi il était nécessaire d’annuler les dettes périodiquement.

Si les dirigeants n’avaient pas annulé les dettes, le décollage de l’ancien monde aurait souffert prématurément du genre de déclin et de chute qui a appauvri la population de Rome et a amené au déclin et à la chute de sa République – laissant un système légal de loi pro-créditeurs former ultérieurement la civilisation occidentale.

Qu’est-ce qui rend la civilisation occidentale distinctivement occidentale ? Y a-t-il eu un détour ?

La civilisation n’aurait pas pu se développer si un Milton Friedman moderne ou un lauréat du prix Nobel d’Économie était retourné dans le temps et avait convaincu Hammourabi ou le pharaon d’Égypte de simplement laisser les individus agir par eux-mêmes et laisser les riches créditeurs réduire les débiteurs en esclavage – et ainsi d’utiliser leur travail comme une armée pour renverser les rois et prendre le pouvoir pour eux-mêmes, créant une oligarchie dans le genre des romains. C’est ce que les familles byzantines ont essayer de faire au IXème et au Xème siècles.

Si les champions de la « libre entreprise » avaient imposé leur voie, il n’y aurait eu ni monnaie frappée dans les temples, ni supervision des poids et mesures. La terre appartiendrait à qui pourrait s’en emparer, s’en saisir ou la conquérir. L’intérêt aurait reflété ce qu’un riche marchand pouvait forcer un cultivateur dans le besoin à payer. Mais pour les économistes, tout ce qui arrive est une histoire de « choix ». Comme s’il n’y avait pas de nécessité absolue – pour manger ou pour payer.

Un prix Nobel d’Économie a été donné à Douglass North pour avoir affirmé que le progrès économique d’aujourd’hui, et de fait depuis toute l’histoire, était basé sur « la sécurité des contrats » et les droits de propriété. Par cela, il voulait dire la priorité des droits des créanciers pour saisir les biens des débiteurs. Ce sont les droits de propriété de créer des latifundia et de réduire les populations à l’esclavage pour dettes.

Aucune civilisation archaïque n’aurait survécu si longtemps en suivant ce chemin. Et Rome n’a pas survécu en instituant ce qui est devenu le signe distinctif de la civilisation occidentale : donner le contrôle de l’État et de son pouvoir législatif à une classe de riches créditeurs monopolisant la terre et la propriété.

Si une société ancienne avait fait cela, la vie économique aurait été appauvrie. La plupart de la population se serait enfuie. Ou bien, les élites Thatchériennes/ou de l’École de Chicago auraient été renversées. Les riches familles soutenant cette appropriation auraient été poussées à l’exil, comme c’est arrivé dans bien des villes grecques au VIIe et VIe siècle avant Jésus-Christ. Ou bien des populations mécontentes auraient quitté les lieux et/ou menacé de faire défection face aux troupes étrangères promettant de libérer les esclaves, d’annuler leurs dettes et de redistribuer la terre, comme cela s’est passé avec la Sécession de la Plèbe à Rome au Ve et IVe siècle avant Jésus Christ.

Ainsi nous sommes ramenés à la question soulevée par David Graeber selon laquelle les grands réformateurs d’Eurasie sont apparus à l’époque où les économies ont été monétisées et de plus en plus privatisées – une époque pendant laquelle des familles riches accroissaient leur influence sur la manière dont les villes-États étaient gérées. Non seulement les grands réformateurs religieux mais aussi les plus grands philosophes, poètes et dramaturges grecs ont expliqué comment la richesse est addictive et mène à l’hybris qui les pousse à chercher la richesse par des manières qui blessent les autres.

Si nous balayons l’histoire ancienne, nous pouvons voir que l’objectif principal des dirigeants depuis Babylone jusque l’Asie du Sud et de l’Est a été de prévenir une oligarchie mercantile et créditrice d’émerger et de concentrer la propriété de la terre entre ses propres mains. Leur plan d’action implicite était de réduire l’ensemble de la population au clientélisme, aux liens de dette et de servitude.

C’est ce qui est arrivé en Occident, à Rome. Et nous vivons toujours dans ses contre-coups. À travers l’Occident d’aujourd’hui, notre système légal reste pro-créditeur, et pas en faveur de l’ensemble de la population endettée. C’est pourquoi les dettes personnelles, les dettes d’entreprises, les dettes publiques et les dettes internationales des pays du Sud ont augmenté jusque dans des conditions de crise menaçant d’enfermer leurs économies dans une déflation de la dette et une dépression prolongées.

C’était pour protester contre cela que David a participé à l’organisation d’Occupy Wall Street. Il est évident que nous sommes confrontés non seulement à un secteur financier qui est de plus en plus agressif mais qu’il a créé une fausse histoire, une fausse conscience destinée à empêcher la révolte en affirmant qu’Il n’y A Pas d’Alternative (TINA, There Is No Alternative).

À quel moment la civilisation occidentale s’est-elle fourvoyée ?

Nous avons deux scénarios diamétralement opposés décrivant comment les relations économiques les plus élémentaires ont commencé à exister. D’un côté, nous voyons les sociétés proche-orientales et asiatiques organisées de manières à maintenir un équilibre social en gardant les relations de dettes et la richesse mercantile subordonnées au bien public. Cet objectif a caractérisé la société archaïque et les sociétés non occidentales.

Mais la périphérie occidentale, autour de la mer Méditerranée et de la mer Egée, n’avait pas la tradition proche-orientale de « royauté divine » et les traditions religieuses asiatiques. Ce vide a permis à une riche oligarchie de créditeurs de prendre le pouvoir et de concentrer la propriété de la terre et des biens entre ses propres mains. Pour des objectifs de relations publiques, elle prétend être une « démocratie » – et dénonce toute régulation protectrice de l’État comme étant, par définition, une « autocratie ».

La tradition occidentale manque en fait d’une politique subordonnant la richesse à la croissance économique générale. L’Occident n’a pas de solides contrôles de l’État pour empêcher une oligarchie accro à la richesse d’émerger et de prendre la forme d’une aristocratie héréditaire. Faire des débiteurs et des clients une classe héréditaire, dépendante des riches créditeurs, est ce que les économistes d’aujourd’hui appelle un « libre marché ». C’est un marché sans freins et contrepoids publics contre l’inégalité, la fraude et la privatisation du domaine public.

Il pourra sembler incroyable à quelque futur historien que les dirigeants politiques et intellectuels du monde d’aujourd’hui entretiennent de tels fantasmes individualistes et néolibéraux selon lesquels une société archaïque « aurait dû se développer de cette manière – sans reconnaître que c’est ainsi que la République oligarchique de Rome s’est véritablement développée, menant à son inévitable déclin et à sa chute.

Les annulations de la dette de l’Age de Bronze et la dissonance cognitive moderne

Ainsi nous sommes revenus à ce pourquoi j’ai été invité à parler aujourd’hui. David Graeber a écrit dans son livre sur la dette qu’il cherchait à populariser la documentation de mon groupe de Harvard sur la manière dont les annulations de la dette existaient réellement et n’étaient pas de simples exercices littéraires et utopiques. Son livre a aidé à faire de la dette un sujet public, comme ses efforts dans le mouvement Occupy Wall Street.

L’administration Obama a envoyé la police pour briser les campements d’Occupy Wall Street et a fait tout son possible pour détruire la conscience des problèmes de la dette qui affligent les économies étasuniennes et étrangères. Et non seulement les médias du courant dominant mais aussi l’orthodoxie universitaire ont fait circuler leurs wagons contre la simple pensée que les dettes puissent être effacées et, dans les faits, nécessitaient d’être effacées pour empêcher les économies de tomber en dépression.

Cette éthique néolibérale pro-créditeur est la racine de l’actuelle nouvelle guerre froide. Quand le président Biden décrit ce grand conflit mondial destiné à isoler la Chine, la Russie, l’Inde, l’Iran et leurs partenaires commerciaux eurasiatiques, il le caractérise comme une lutte existentielle entre « démocratie » et « autocratie ».

Par « démocratie », il veut dire oligarchie. Et par « autocratie », il veut dire n’importe quel gouvernement assez fort pour empêcher l’oligarchie financière de renverser le gouvernement et la société et d’imposer des règles néolibérales – par la force. L’idéal est de rendre le reste du monde comme la Russie de Elstine, où les néolibéraux américains avaient la main libre pour s’approprier toute propriété publique des terres, des droits miniers et des services publics de base.

source : Michael Hudson

envoyé par Anna Lucciola

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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