Une interview de Michael Hudson sur la future fracture mondiale

Une interview de Michael Hudson sur la future fracture mondiale

Par Yves Smith − Le 3 juin 2022 − Source Naked Capitalism

Professeur Hudson, votre nouveau livre « The Destiny of Civilization » est sorti. Cette série de conférences sur le capitalisme financier et la nouvelle guerre froide présente un aperçu de votre perspective géopolitique.

Vous parlez d’un conflit idéologique et matériel en cours entre des pays financiarisés et désindustrialisés comme les États-Unis et les économies mixtes que sont la Chine et la Russie. En quoi consiste ce conflit et pourquoi le monde se trouve-t-il actuellement à un « point de fracture » unique, comme le dit votre livre ?

La fracture mondiale d’aujourd’hui divise le monde entre deux philosophies économiques différentes : Dans l’Occident États-Unis/OTAN, le capitalisme financier a désindustrialisé les économies et a déplacé les processus de production vers l’Eurasie, surtout la Chine, l’Inde et d’autres pays asiatiques, travaillant conjointement avec la Russie qui fournit les matières premières de base et les armes.

Ces pays sont une extension du capitalisme industriel évoluant vers le socialisme, c’est-à-dire vers une économie mixte avec un fort investissement gouvernemental dans les infrastructures pour fournir l’éducation, les soins de santé, le transport et d’autres besoins de base de la population en les traitant comme des services publics, avec des services subventionnés ou gratuits pour ces besoins.

Dans l’Occident néolibéral des États-Unis et de l’OTAN, par contre, cette infrastructure de base est privatisée pour en faire un monopole naturel qui permet d’en extraire des rentes financières.

Le résultat est que l’Occident États-Unis/OTAN se retrouve avec une économie à coût élevé, avec des dépenses de logement, d’éducation et de santé de plus en plus financées par la dette, ce qui laisse de moins en moins de revenus personnels et commerciaux à investir dans de nouveaux moyens de production (formation de capital). Cela pose un problème existentiel au capitalisme financier occidental : comment peut-il maintenir un tel niveau de vie face à la désindustrialisation, à la déflation de la dette et à la recherche d’une rente financiarisée qui appauvrit les 99% pour enrichir le 1% ?

Le premier objectif des États-Unis est de dissuader l’Europe et le Japon de chercher un avenir plus prospère en établissant des liens commerciaux et d’investissement plus étroits avec l’Eurasie et l’Organisation de coopération de Shanghai (l’OCS, une façon plus utile de penser à la fracture mondiale que les BRICS). Pour maintenir l’Europe et le Japon en tant qu’économies satellites, les diplomates américains cherchent à créer un nouveau mur de Berlin économique grâce aux sanctions, permettant de bloquer le commerce entre l’Est et l’Ouest.

Depuis plusieurs décennies, la diplomatie américaine s’immisce dans la politique intérieure européenne et japonaise, en parrainant des fonctionnaires pro-néolibéraux pour les mettre à la tête des gouvernements. Ces fonctionnaires ont le sentiment que leur destin (et aussi leur fortune politique personnelle) est étroitement lié au leadership américain. Du coup, la politique européenne suit essentiellement la politique de l’OTAN dirigée par les États-Unis.

Le problème est alors de savoir comment maintenir le Sud de la planète, l’Amérique latine, l’Afrique et de nombreux pays asiatiques, dans l’orbite des États-Unis et de l’OTAN. Les sanctions contre la Russie ont pour effet de nuire à la balance commerciale de ces pays en augmentant fortement les prix du pétrole, du gaz et des denrées alimentaires (ainsi que les prix de nombreux métaux) qu’ils doivent importer. Pendant ce temps, la hausse des taux d’intérêt américains attire l’épargne financière et le crédit bancaire vers les titres libellés en dollars américains. Cela a fait monter le taux de change du dollar, rendant beaucoup plus difficile pour les pays de l’OCS et du Sud Global de payer le service de leur dette en dollars qui arrivera à échéance cette année.

Ces pays devront donc faire un choix : soit se priver d’énergie et de nourriture pour payer les créanciers étrangers, faisant ainsi passer les intérêts financiers internationaux avant leur survie économique nationale, soit faire défaut sur leurs dettes, comme cela s’est produit dans les années 1980 après que le Mexique a annoncé, en 1982, qu’il ne pouvait pas payer les étrangers détenteurs d’obligations.

Comment voyez-vous la guerre/opération militaire spéciale en cours en Ukraine ? Quelles conséquences économiques prévoyez-vous ?

La Russie a sécurisé l’Ukraine orientale russophone et son littoral sud au bord de la mer Noire. L’OTAN continuera à « titiller l’ours » par des sabotages et de nouvelles attaques en cours, notamment en utilisant des combattants polonais.

Les pays de l’OTAN ont déversé leurs armes anciennes et obsolètes en Ukraine, et doivent maintenant dépenser des sommes immenses pour moderniser leur matériel militaire. La fuite des paiements vers le complexe militaro-industriel américain exercera une pression à la baisse sur l’euro et la livre sterling britannique, le tout s’ajoutant à l’augmentation de leurs propres déficits énergétiques et alimentaires. L’euro et la livre sterling se dirigent donc vers la parité avec le dollar américain. L’euro y est presque (environ 1,07 $). Cela signifie une forte hausse des prix en Europe.

Je lis et j’entends des informations contradictoires sur les nouvelles sanctions. Certains experts de l’Est et de l’Ouest pensent que cela va nuire considérablement à l’économie nationale de la Fédération de Russie. D’autres experts ont tendance à croire que cela se retournera contre eux ou aura un énorme effet boomerang sur les pays occidentaux.

La politique américaine primordiale consiste à lutter contre la Chine, dans l’espoir de briser les régions occidentales ouïgours et de diviser la Chine en petits États. Pour ce faire, il est nécessaire de rompre le soutien militaire et en matières premières de la Russie à la Chine, et à terme de la diviser en plusieurs petits États (les grandes villes occidentales, la Sibérie du Nord, un flanc sud, etc.)

Les sanctions ont été imposées dans l’espoir de rendre les conditions de vie si désagréables pour les Russes qu’ils feront pression pour un changement de régime. L’attaque de l’OTAN en Ukraine a été conçue pour drainer la Russie militairement, faisant en sorte que les corps des Ukrainiens épuisent les réserves de balles et de bombes de la Russie en donnant leur vie simplement pour épuiser les armes russes.

L’effet a en réalité été d’accroître le soutien des Russes à Poutine, tout le contraire de ce qui était prévu. Il y a une désillusion croissante à l’égard de l’Occident, après avoir vu ce que les Harvard Boys ont fait à la Russie lorsque les États-Unis ont soutenu Eltsine pour créer une classe kleptocrate intérieure qui a essayé d’« encaisser » les privatisations en vendant à l’Occident des parts dans le pétrole, le nickel et les services publics, puis en déclenchant des attaques militaires depuis la Géorgie et la Tchétchénie. Il est généralement admis que la Russie est en train d’effectuer un virage à long terme vers l’Est, abandonnant l’Ouest.

Les sanctions américaines et l’opposition militaire à la Russie ont donc eu pour effet d’imposer un rideau de fer politique et économique qui enferme l’Europe dans la dépendance aux États-Unis, tout en rapprochant la Russie de la Chine au lieu de les séparer. Parallèlement, le coût des sanctions européennes contre le pétrole et les denrées alimentaires russes, au grand bénéfice des fournisseurs de gaz naturel liquéfié et des exportateurs agricoles américains, menace de créer une opposition européenne à long terme contre la stratégie mondiale unipolaire des États-Unis. Un nouveau mouvement « US go home » est susceptible de se développer.

Mais pour l’Europe, le mal est déjà fait, et ni la Russie ni la Chine ne sont susceptibles de croire que les responsables gouvernementaux européens peuvent résister aux pots-de-vin et aux pressions personnelles exercées par l’ingérence américaine.

Ici, en Allemagne, j’entends le nouveau ministre de l’économie, M. Robert Habeck, du parti des Verts, qui parle d’activer le « gaz d’urgence » fédéral et de demander des ressources aux Émirats (cet « accord » semble avoir déjà échoué, selon les informations). Nous voyons la fin du North Stream II et une énorme dépendance de Berlin et Bruxelles aux ressources russes. Comment tout cela va-t-il se résumer ?

En fait, les responsables américains ont demandé à l’Allemagne de se suicider économiquement en provoquant une dépression, une hausse des prix à la consommation et une baisse du niveau de vie. Les entreprises chimiques allemandes ont déjà commencé à arrêter leur production d’engrais, étant donné que l’Allemagne accepte les sanctions commerciales et financières qui l’empêchent d’acheter du gaz russe (la matière première de la plupart des engrais). Et les constructeurs automobiles allemands souffrent de coupures d’approvisionnement.

Ces pénuries économiques européennes sont un énorme avantage pour les États-Unis, qui réalisent d’énormes profits grâce à un pétrole plus cher (contrôlé en grande partie par des sociétés américaines, suivies par des sociétés pétrolières britanniques et françaises). Le réapprovisionnement par l’Europe des armes qu’elle a données à l’Ukraine est également une aubaine pour le complexe militaro-industriel américain, dont les profits s’envolent.

Mais les États-Unis ne recyclent pas ces gains économiques vers l’Europe, qui apparaît comme la grande perdante.

Les producteurs de pétrole arabes ont déjà rejeté les demandes américaines de vendre leur pétrole moins cher. Ils semblent être les gagnants exceptionnels de l’attaque de l’OTAN sur le champ de bataille par procuration qu’est l’Ukraine.

Il semble peu probable que l’Allemagne puisse simplement rendre à la Russie le Nord Stream 2 et les filiales de Gazprom qui ont fait du commerce avec elle. La confiance a été rompue. Et la Russie a peur d’accepter les paiements des banques européennes depuis le vol de 300 milliards de dollars de ses réserves de change. L’Europe n’est plus économiquement sûre pour la Russie.

La question est de savoir dans combien de temps la Russie cessera tout simplement d’approvisionner l’Europe.

Il semble que l’Europe devienne un appendice de l’économie américaine, supportant en fait le fardeau fiscal de la guerre froide 2.0 de l’Amérique, sans représentation politique aux États-Unis. La solution logique serait que l’Europe rejoigne politiquement les États-Unis, en renonçant à ses gouvernements mais en obtenant au moins quelques Européens au Sénat et à la Chambre des représentants des États-Unis.

Quel rôle a) la nouvelle guerre froide et b) le capitalisme financier néolibéral jouent-ils dans la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine ? D’après vos récentes recherches.

La guerre USA/Otan en Ukraine est la première bataille de ce qui ressemble à une tentative vieille de 20 ans d’isoler la zone dollar occidentale de l’Eurasie et du Sud global. Les politiciens américains promettent de poursuivre indéfiniment la guerre en Ukraine, en espérant qu’elle devienne un « nouvel Afghanistan » pour la Russie. Mais cette tactique semble maintenant menacer de devenir le propre Afghanistan de l’Amérique. Il s’agit d’une guerre par procuration, dont l’effet est de verrouiller la dépendance de l’Europe à l’égard des États-Unis en tant qu’oligarchie cliente avec l’euro comme monnaie satellite du dollar.

La diplomatie américaine a tenté de neutraliser la Russie de trois manières principales. Premièrement, en l’isolant financièrement en la bloquant du système de compensation bancaire SWIFT. La Russie a répondu en passant sans problème au système de compensation bancaire chinois.

La deuxième tactique consistait à saisir les dépôts russes dans les banques américaines et les avoirs en titres financiers américains. La Russie a répondu en rachetant à bas prix les investissements américains et européens en Russie dont l’Occident s’est débarrassé.

La troisième tactique a consisté à empêcher les membres de l’OTAN de commercer avec la Russie. Il en résulte que les importations russes en provenance de l’Occident ont diminué, tandis que ses exportations de pétrole, de gaz et de denrées alimentaires explosent. Cela a fait monter le taux de change du rouble au lieu de le faire baisser. Et comme les sanctions bloquent les importations de la Russie en provenance de l’Ouest, le président Poutine a annoncé que son gouvernement allait investir massivement dans le remplacement des importations. L’effet sera la perte définitive du marché russe pour les fournisseurs et exportateurs européens.

Parallèlement, les tarifs douaniers de Trump contre les exportations européennes vers les États-Unis restent en place, laissant l’industrie européenne avec des opportunités commerciales en diminution. La Banque centrale européenne peut continuer à acheter des actions et des obligations européennes pour protéger la richesse des 1%, mais elle réduira les dépenses sociales intérieures afin de respecter la limite de 3 % des déficits budgétaires que la zone euro s’est imposée.

À moyen et à long terme, les sanctions des États-Unis et de l’OTAN sont donc principalement dirigées contre l’Europe. Et les Européens ne semblent même pas voir qu’ils sont les premières victimes de cette nouvelle guerre économique américaine pour la domination énergétique, alimentaire et financière.

En Allemagne, le projet énergétique Nord Stream II, qui a été bloqué, est toujours une grande question politique. Dans votre récent article en ligne « Le dollar dévore l’euro », vous avez écrit : « Il est maintenant clair que l’escalade d’aujourd’hui de la nouvelle guerre froide a été planifiée il y a plus d’un an. Le plan de l’Amérique pour bloquer Nord Stream 2 faisait en réalité partie de sa stratégie visant à empêcher l’Europe occidentale (« OTAN ») de rechercher la prospérité par le commerce et les investissements mutuels avec la Chine et la Russie. » Pouvez-vous expliquer cela à nos lecteurs ? 

Ce que vous qualifiez de « blocage du Nord Stream 2 » est en réalité une politique « Buy-American ». Les États-Unis ont persuadé l’Europe de ne pas acheter sur le marché des prix les plus bas, mais de payer son gaz jusqu’à sept fois plus cher auprès des fournisseurs américains de LGN, et de dépenser 5 milliards de dollars pour augmenter leur capacité portuaire, qui ne sera pas achevé avant un an.

Cela menace d’un interrègne très inconfortable pour l’Allemagne et les autres pays européens qui suivent les diktats américains. En gros, les parlements nationaux sont désormais soumis à l’OTAN, dont les politiques sont dirigées depuis Washington.

L’un des prix que l’Europe paiera, comme indiqué ci-dessus, est la baisse du taux de change par rapport au dollar américain. Il est probable que les investisseurs européens déplacent leurs économies et leurs investissements de l’Europe vers les États-Unis afin de maximiser leurs gains en capital et d’éviter simplement les baisses de prix de leurs actions et obligations mesurées en dollars.

Professeur Hudson, examinons l’évolution de la situation en Allemagne. En mai, le parlement allemand, le Bundestag, adoptait un nouveau projet de loi : Les législateurs allemands ont approuvé l’expropriation possible des entreprises énergétiques. Cela pourrait permettre au gouvernement de Berlin de mettre sous tutelle des entreprises énergétiques si elles ne peuvent plus remplir leurs missions et si la sécurité de l’approvisionnement est menacée. Selon Reuters, cette loi, qui doit encore passer devant la chambre haute du Parlement, pourrait être appliquée pour la première fois si aucune solution n’est trouvée concernant la propriété de la raffinerie de pétrole PCK Refinery à Schwedt/Oder (Allemagne de l’Est), qui est détenue majoritairement par l’entreprise publique russe Rosneft.

Il semble que l’Europe et l’Amérique vont confisquer les investissements russes dans leurs pays, et vendre (ou faire confisquer par la Russie) les investissements des pays de l’OTAN en Russie. Cela signifie un découplage de l’économie russe de l’Occident et un rapprochement avec la Chine, qui semble être la prochaine économie à être sanctionnée par l’OTAN, qui est en train de devenir une Organisation du Traité du Pacifique Oriental impliquant l’Europe dans une confrontation en mer de Chine.

Je serais surpris que la Russie recommence à vendre du pétrole et du gaz à l’Europe sans être remboursée pour ce que l’Europe (et aussi les États-Unis) a saisi. Cette demande voudrait dire que l’Europe fasse pression sur les États-Unis pour qu’ils rendent les 300 milliards de dollars de réserves étrangères dont ils se sont emparés.

Mais même en cas d’un telle restitution et réparations, il semble peu probable que le commerce reprenne. Un changement de phase s’est produit, un changement de conscience quant à la façon dont le monde se divise sous l’effet des attaques diplomatiques des États-Unis contre leurs alliés et leurs adversaires.

Ma question sera la suivante : Le socialisme est un sujet important dans votre nouveau livre. Que pensez-vous des mesures « socialistes » prises par un pays capitaliste comme l’Allemagne ?

Il y a un siècle, on s’attendait à ce que le « stade final » du capitalisme industriel soit le socialisme. Il existait de nombreux types de socialisme : Le socialisme d’État, le socialisme marxien, le socialisme chrétien, le socialisme anarchiste, le socialisme libertaire. Mais ce qui s’est produit après la Première Guerre mondiale était l’antithèse du socialisme. C’était le capitalisme financier et un capitalisme financier militarisé.

Le dénominateur commun de tous les mouvements socialistes, de la droite à la gauche de l’échiquier politique, était le renforcement des dépenses d’infrastructure du gouvernement. La transition vers le socialisme était menée (aux États-Unis et en Allemagne) par le capitalisme industriel lui-même, qui cherchait à minimiser le coût de la vie (et donc le salaire de base) et le coût des affaires par des investissements gouvernementaux dans les infrastructures de base, dont les services devaient être fournis gratuitement, ou du moins à des prix subventionnés.

Mais cet objectif empêchait les services de base d’être des opportunités de rente monopolistique. L’antithèse fut donc la doctrine Thatcher-néolibérale de privatisation. Les gouvernements ont cédé les services publics à des investisseurs privés. Les entreprises ont été achetées à crédit, ajoutant les intérêts et autres charges financières aux bénéfices et aux paiements à la direction. Le résultat a été de faire de l’Europe et de l’Amérique néolibérales des économies à coûts élevés, incapables de rivaliser en termes de cout de production avec les pays qui poursuivent des politiques socialistes plutôt que des politiques de néolibéralisme financiarisé.

Cette opposition des systèmes économiques est la clé pour comprendre la fracture mondiale actuelle.

Le pétrole et le gaz russes sont particulièrement au centre de l’attention en ce moment. Moscou exige des paiements en roubles uniquement et élargit son champ d’acheteurs en y ajoutant la Chine, l’Inde ou l’Arabie Saoudite. Mais il semble que les acheteurs occidentaux puissent toujours payer en euros ou en dollars US. Quel est votre point de vue sur cette guerre des ressources en cours ? Le rouble semble être un gagnant.

Le rouble est certainement en hausse. Mais cela ne fait pas de la Russie un « gagnant » si son économie est perturbée par les sanctions qui bloquent ses propres importations nécessaires au bon fonctionnement de ses chaînes d’approvisionnement.

La Russie sera gagnante si elle peut mettre en place un programme de substitution des importations industrielles et recréer une infrastructure publique pour remplacer ce qui a été privatisé par les Harvard Boys, sous la direction des États-Unis, dans les années 1990.

Assistons-nous à la fin du pétrodollar et à l’émergence d’une nouvelle architecture financière à l’Est, accompagnée d’un renforcement des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ?

Il y aura toujours des pétrodollars, mais aussi une variété de blocs de zones monétaires à mesure que le monde dédollarise ses accords internationaux en matière de commerce et d’investissement. Fin mai, Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe déclarait que l’Arabie saoudite et l’Argentine souhaitaient rejoindre les BRICS. Comme l’a récemment noté Pepe Escobar, les BRICS+ pourraient s’élargir pour inclure le MERCOSUR et la Communauté de développement de l’Afrique du Sud (SADC).

Ces accords feront probablement appel à une alternative non américaine au FMI pour créer du crédit et fournir un véhicule pour les réserves de change officielles des pays non membres de l’OTAN. Le FMI survivra toujours pour imposer l’austérité aux pays satellites des États-Unis tout en subventionnant la fuite des capitaux des pays du Sud et en créant des DTS pour financer les dépenses militaires des États-Unis à l’étranger.

L’été 2022 sera un terrain d’essai, car les pays du Sud souffriront d’une crise de la balance des paiements due à l’augmentation des déficits pétroliers et alimentaires, ainsi qu’à l’augmentation du coût en monnaie nationale de leurs dettes en dollars étrangers. Le FMI pourrait leur offrir de nouveaux DTS pour qu’ils puissent payer les détenteurs d’obligations en dollars américains afin de maintenir l’illusion de la solvabilité. Mais les pays de l’OCS pourraient offrir du pétrole et de la nourriture ; si les pays donnent l’assurance de rembourser le crédit en répudiant leurs dettes en dollars envers l’Occident.

Cette diplomatie financière promet « des temps intéressants ».

Dans votre récente interview avec Michael Welch (« Accidental Crisis ? ») vous avez une analyse spécifique sur les événements actuels en Ukraine/Russie : « La guerre n’est pas contre la Russie. La guerre n’est pas contre l’Ukraine. La guerre est contre l’Europe et l’Allemagne. » Pourriez-vous développer ce point ?

Comme je l’ai expliqué plus haut, les sanctions commerciales et financières américaines enferment l’Allemagne dans une dépendance aux exportations américaines de GNL et aux achats d’armes militaires américaines pour faire de l’OTAN l’autorité gouvernementale européenne de facto.

L’effet est de détruire tout espoir européen de gains mutuels en matière de commerce et d’investissement avec la Russie. Elle est en train de devenir le partenaire junior (très junior) dans ses nouvelles relations commerciales et d’investissement avec des États-Unis de plus en plus protectionnistes et nationalistes.

Le véritable problème pour les États-Unis semble être le suivant : « La seule façon de maintenir la prospérité si vous ne pouvez pas la créer chez vous est d’aller la chercher à l’étranger. » Quelle est la stratégie de Washington à cet égard ?

Dans mon livre intitulé Super Impérialisme, j’ai expliqué comment, au cours des 50 dernières années, depuis que les États-Unis ont abandonné l’or en août 1971, l’étalon des bons du Trésor américain a permis aux États-Unis de s’en tirer à bon compte aux dépens de l’étranger. Les banques centrales étrangères ont recyclé leur afflux de dollars résultant du déficit de la balance des paiements américaine en prêts au Trésor américain – c’est-à-dire pour acheter des titres du Trésor américain afin de conserver leur épargne. Cet arrangement a permis aux États-Unis d’engager des dépenses militaires à l’étranger pour ses quelque 800 bases militaires en Eurasie sans avoir à déprécier le dollar ou à taxer ses propres citoyens. Le coût a été supporté par les pays dont les banques centrales ont accumulé les prêts en dollars au Trésor américain.

Mais maintenant qu’il est devenu dangereux pour les pays de détenir des dépôts bancaires, des titres gouvernementaux ou des investissements américains libellés en dollars s’ils « menacent » de défendre leurs propres intérêts économiques ou si leurs politiques divergent de celles dictées par les diplomates américains, comment l’Amérique peut-elle continuer à bénéficier d’un tel argent gratuit ?

En fait, comment peut-elle importer des matériaux de base de Russie pour combler les parties de sa chaîne d’approvisionnement industrielle et économique qui sont brisées par les sanctions ?

Tel est le défi de la politique étrangère américaine. D’une manière ou d’une autre, elle vise à taxer l’Europe et à faire des autres pays des satellites économiques. L’exploitation ne sera peut-être pas aussi flagrante que l’accaparement par les États-Unis des réserves officielles vénézuéliennes, afghanes et russes. Il est probable qu’elle implique la réduction de l’autosuffisance étrangère pour forcer d’autres pays à dépendre économiquement des États-Unis, afin que les États-Unis puissent menacer ces pays de sanctions perturbatrices s’ils cherchent à faire passer leurs propres intérêts nationaux avant ce que les diplomates américains veulent qu’ils fassent.

Comment tout cela va-t-il affecter la balance des paiements de l’Europe occidentale (Allemagne / France / Italie) et donc le taux de change de l’euro par rapport au dollar ? Et pourquoi pensez-vous que l’Union européenne est en passe de devenir un nouveau « Panama, Porto Rico ou Liberia » ?

L’euro est déjà une monnaie satellite des États-Unis. Ses pays membres ne peuvent pas enregistrer de déficits budgétaires intérieurs pour faire face à la dépression inflationniste à venir résultant des sanctions parrainées par les États-Unis et de la fracture mondiale qui en résulte.

La clé se révèle être la dépendance militaire. Il s’agit du « partage des coûts » de la guerre froide 2.0 parrainée par les États-Unis. Ce partage des coûts est ce qui a conduit les diplomates américains à réaliser qu’ils doivent contrôler la politique intérieure européenne pour empêcher les populations et les entreprises d’agir dans leur propre intérêt. Leur pression économique est un « dommage collatéral » de la nouvelle guerre froide d’aujourd’hui.

Une philosophe suisse a écrit un essai critique à la mi-mars pour le journal socialiste allemand « Neues Deutschland », un ancien organe de presse du gouvernement de la RDA. Mme Tove Soiland a critiqué la gauche internationale pour ses comportements actuels concernant la crise ukrainienne et la gestion du Covid. La gauche, dit-elle, est trop favorable à un gouvernement/état autoritaire et copie ainsi les méthodes des partis de droite traditionnels. Partagez-vous ce point de vue ? Ou est-elle trop sévère ?

Comment répondriez-vous à cette question, notamment en ce qui concerne la thèse de votre nouveau livre : « … la voie alternative est un capitalisme industriel d’économie largement mixte menant au socialisme… »

Le « puissant Wurlitzer«  du département d’État et de la CIA s’est concentré sur la prise de contrôle des partis sociaux-démocrates et travaillistes européens, anticipant que la grande menace pour le capitalisme financier centré sur les États-Unis serait le socialisme. Cela a inclus les partis « verts », au point que leur prétention à s’opposer au réchauffement de la planète s’avère hypocrite à la lumière de la vaste empreinte carbone et de la pollution de la guerre militaire de l’OTAN en Ukraine et des exercices aériens et navals connexes. On ne peut pas être à la fois pro-environnement et pro-guerre !

Les partis nationalistes de droite sont donc moins influencés par l’ingérence politique des États-Unis. C’est de là que vient l’opposition à l’OTAN, en France comme en Hongrie.

Et aux États-Unis même, les seuls votes contre la nouvelle contribution de 30 milliards de dollars aux dépenses militaires contre la Russie sont venus des Républicains. L’ensemble de la « brigade » du Parti démocrate « de gauche » a voté pour les dépenses de guerre.

Les partis sociaux-démocrates sont fondamentalement des partis bourgeois dont les partisans ont l’espoir de s’élever dans la classe des rentiers, ou du moins de devenir des investisseurs en actions et en obligations. Le résultat est que le néolibéralisme a été dirigé par Tony Blair en Grande-Bretagne et ses homologues dans d’autres pays. Je discute de cet alignement politique dans The Destiny of Civilization.

Les propagandistes américains qualifient d’« autocratiques » les gouvernements qui conservent les monopoles naturels en tant que services publics. Être « démocratique » signifie laisser les entreprises américaines prendre le contrôle de ces richesses, les laissant « libre » de toute réglementation gouvernementale et taxation du capital financier. Ainsi, la « gauche » et la « droite », la « démocratie » et l’« autocratie » sont devenues un double langage orwellien parrainé par l’oligarchie américaine (qu’elle euphémise sous le nom de « démocratie »).

La guerre en Ukraine pourrait-elle être un point de repère pour montrer une nouvelle carte géopolitique dans le monde ? Ou bien le Nouvel Ordre Mondial néolibéral est-il en train de s’imposer ? Comment le voyez-vous ?

Comme je l’ai expliqué dans la question n°1, le monde est en train de se diviser en deux parties. Le conflit n’est pas simplement entre nations de l’Ouest contre l’Est, c’est un conflit entre systèmes économiques : le capitalisme financier prédateur contre le socialisme industriel visant l’autosuffisance de l’Eurasie et de l’OCS.

Les pays non alignés n’ont pas étés en mesure de « faire cavalier seul » dans les années 1970, car ils ne disposaient pas de la masse critique nécessaire pour produire leur propre nourriture, énergie et matières premières. Mais maintenant que les États-Unis ont désindustrialisé leur propre économie et externalisé leur production vers l’Asie, ces pays ont le choix ne pas rester dépendant de la diplomatie du dollar américain.

Michael Hudson

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone

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Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone

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