Le Dieu des réfugiés

Le Dieu des réfugiés

Je prends place dans l’avion et reçois un texto d’un ami avec qui je participe à un groupe de prière virtuel : « Priez pour Dyma, un jeune chrétien que je mentore et qui conduit un groupe de réfugiés de Dnipro vers la frontière. Les avions de chasse russes planent au-dessus d’eux et on n’a plus de nouvelles. » La prière, c’est étrange, même pour un croyant ; est-ce que Dieu entend ? Et si oui, pourquoi fait-il grâce à l’un, pendant qu’un autre se fait tirer une balle dans la nuque ?

Quand je suis embarqué dans l’avion pour Bucarest, le 15 mars dernier, l’invasion russe de l’Ukraine en était à sa troisième semaine. 

On comprenait que l’invasion éclair prévue par l’état-major russe avait échoué. À la place, se dessinaient les traits d’un long conflit, ponctué de sièges, alors que l’armée russe se repositionnait pour entourer les grands centres. Chaque jour, des centaines de milliers d’Ukrainiens décidaient de chercher refuge à l’étranger.

Assis dans mon siège confortable, je prie. 

C’est ce qu’on fait quand on n’a aucun pouvoir sur la situation et qu’on a la foi, la foi que Dieu va entendre le cri de Dyma et celui de mon groupe de prière, qu’il va faire quelque chose, n’importe quoi, pour le protéger. 

Les balayures du monde

Je suis avec mon collègue Rici Be. On travaille ensemble depuis deux ans à l’Union Baptiste, un regroupement d’églises protestantes. Jeune quarantenaire, Rici a un nom rare et un accent parfaitement québécois : il est né en Thaïlande, dans un camp de réfugiés. Ses parents, d’origine chinoise, avaient dû fuir le génocide.

Rici priait depuis un bout pour les réfugiés ukrainiens avec son épouse. « Seigneur, si je peux faire quelque chose, ouvre une porte. » Le Seigneur l’a fait et on est dans l’avion, moins de 48h après avoir reçu cet appel.

Photo: Jean-Christophe Jasmin

On atterrit à Bucarest le lendemain. Au moment où les pneus crissent sur le tarmac, près de trois-millions d’Ukrainiens ont déjà fui le pays. La majorité est passée en Pologne, mais environ 900 000 d’entre eux sont passés par la Roumanie. 

On prend un taxi vers notre base d’opérations. C’est une grande maison dans une banlieue affluente tenue par Jen, une missionnaire américaine fin cinquantaine, mais dont le regard clair trahit une jeunesse de l’âme. La jeunesse qu’elle avait lorsqu’elle a atterri ici, au lendemain de la révolution qui renversait le régime communiste. Elle était venue pour prendre soin des orphelins roumains, ce qu’elle fait encore aujourd’hui. 

Il y en a justement deux avec elle : deux grands gaillards pour qui Jen est le plus près de ce qu’ils connaitront d’une mère. À la regarder aller, ils sauront assez bien ce qu’est une maman.

« Je vous prendrai des nations »

On rencontre ceux qui seront nos collègues pour les trois prochaines semaines. Un joyeux ramassis de chrétiens issus d’Églises et d’organismes d’un peu partout. 

Une organisation allemande lancée par un pasteur brésilien de Francfort pilote cette initiative. Pour ce faire, cette organisation a dépêché des membres de ses équipes déployées à Lesbos, en Grèce et à Chypre, qui servent les réfugiés syriens et africains. Parmi ces membres improbables, Marvin, ou « Marv », un Américain de 6 pieds 4 pouces qui coordonnera le projet. 

Ce qui est le plus impressionnant de Marv, ce n’est pas sa taille, mais son âge. Septuagénaire avancé, il a décidé avec son épouse qu’après une carrière au Michigan dans le domaine de l’équipement médical, un bon plan de retraite serait de consacrer ses dernières années de santé aux réfugiés. 

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Photo: Jean-Christophe Jasmin

À ses côtés, Emmanuel, son collègue qui mesure environ un pied de moins, qui travaille aussi à Chypre. D’origine roumaine, ce pasteur a implanté des Églises en Espagne. 

Il y a aussi Patricia, une Brésilienne dans la trentaine, expatriée au Portugal où elle travaillait dans la logistique, avant de quitter son emploi pour nous rejoindre à Bucarest. Ayant servi dans le passé à Lesbos, c’est elle qui reprendra la direction du projet au départ de l’équipe d’origine. 

En plus de Rici, deux autres Canadiens et une Britannique nous rejoignent. Au cours de notre voyage, ce sera l’espagnol et non l’anglais qui finira par être la langue de communication. 

Mais le noyau de l’équipe, c’est Nixon (Augustin de son vrai nom), un gars qui n’avait aucune intention d’œuvrer dans « l’humanitaire ». 

Une maison pour tous

Nixon est pasteur d’une petite église d’un quartier où se côtoient « palaces » roms (édifices délabrés, coiffés des toitures les plus extravagantes) et cheminées de centrales nucléaires.

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Photo: Jean-Christophe Jasmin

Il était en train d’achever une annexe derrière sa maison, qu’il comptait louer pour arrondir les fins de mois quand les Ukrainiens ont commencé à débarquer dans sa ville. Il ne se voyait pas faire autre chose que les accueillir chez lui, avec l’aide de son Église. Il a appelé cet endroit « la maison de la grâce ».

Mais voilà que son initiative s’emballe. Des gens l’approchent pour mettre des locaux à la disposition des réfugiés et s’offrent pour préparer de la nourriture. 

Devant ce projet qui prend rapidement de l’ampleur, il contacte un collègue pasteur basé à Francfort qui est connecté à notre réseau d’Églises. « Vous avez du monde que vous êtes capables de dépêcher en Roumanie rapidement ? »

D’où l’équipe éclectique qui se retrouve là, et d’où notre mission de transformer deux de ces locaux en deux autres centres pour réfugiés. 

À la maison de la grâce, viendront s’ajouter la maison de paix et la maison de l’espoir1. La maison de la paix sera la deuxième à accueillir des réfugiés. Situé en ville, ce grand local commercial a été confié à Nixon par un entrepreneur du coin. On a aménagé l’endroit pour y recevoir une vingtaine de réfugiés pour des périodes de courte durée.

Lorsque la paix reviendra

C’est justement moi qui, un soir, ai le privilège d’y accueillir ses premiers occupants. Un groupe venu d’Odessa, qu’on est allé chercher à la gare du Nord au milieu de la nuit. Quatre femmes, deux filles et deux chattes nous attendent. Elles ont l’air complètement épuisées par les derniers jours de fuite. 

Comme elles ne parlent que le russe et l’ukrainien, on n’arrive à communiquer qu’avec une application sur mon téléphone. Le lendemain, une missionnaire américaine qui vient aussi d’Odessa nous rejoint et peut échanger avec elles.

On apprend ainsi qu’elles se rendent vers l’ouest. Prochaine destination : Budapest, en Hongrie. Après ? Elles ne savent pas. L’Allemagne ou la Belgique. 

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Photo: Jean-Christophe Jasmin

Dans ces circonstances complètement inhabituelles, une scène familière : l’ainée des deux filles, une adolescente de treize ans, blâme sa mère parce qu’elle l’a forcée à quitter ses amies de l’école. La maman garde son calme, elle se retient de pleurer, de se justifier, de désespérer. 

La maison de la paix doit par la suite accueillir, jour après jour, des petits groupes de ce genre. Des réfugiés qui s’y arrêtent une nuit ou deux, avant de reprendre le chemin vers la gare ou l’aéroport. 

Chaque fois, notre collègue prendait le temps de les mettre en garde contre les périls qui les guettent. Même si la guerre semble derrière, ces gens peuvent ajouter à leur misère s’ils se font piéger dans des réseaux de trafic humain qui les attendent au long du chemin. 

Si 90 % des réfugiés ukrainiens poursuivent leur chemin au-delà de la Roumanie, plusieurs préfèrent y rester dans l’espoir d’être près de la maison, lorsque la paix reviendra.

C’est à eux que le prochain projet, la maison de la grâce, est destiné. 

Une sorte de CPE à moitié construit, situé dans un tout petit village, en chemin vers la frontière bulgare, appelé Singureni. Là, on aménagerait un centre servant à accueillir une quarantaine de personnes, pour des séjours plus longs. C’est là aussi que je travaille jusqu’à mon retour, le 31 mars.

Un feu de l’intérieur

J’en suis à mes derniers jours en Roumanie quand j’apprends la nouvelle : la maison de Nixon vient de passer au feu au petit matin. 

Perte totale. « Dieu, tu fais quoi ? », que je me dis.

Je rejoins Nixon. Lui, garde confiance : « On ne comprend pas toujours pourquoi Dieu permet ce genre de choses, mais on continue de lui faire confiance », qu’il me dit.

Avec Vladimir, un des 16 réfugiés vivant derrière chez lui, on empile de grands pans de métal calciné sur le côté de sa maison. Il veut qu’on fasse de la place pour passer le filage nécessaire pour rebrancher l’annexe. Nixon est plus préoccupé par les réfugiés que par le trou béant qui traverse sa maison. 

Sa femme est couchée sur un sofa dans la cour, entourée de ses deux enfants qui ne semblent pas trop préoccupés. 

« Ça va ? », que je lui demande.

« Fatiguée, mais ça va. On n’a perdu que du matériel. Ce qui compte, ce sont eux. C’est eux, le trésor que Dieu nous a confié », dit-elle en pointant sa nouvelle famille, qui inclut maintenant ceux qu’elle a accueillis.

Nixon ressort de la maison avec un veston qui empeste la boucane. 

« On s’en va à l’église. » On est un jeudi soir, c’est réunion de prière. « Nixon, ça va, t’as pas besoin d’aller à l’église. Tes paroissiens vont comprendre. Tu viens de passer au feu, cibole ! »

Rien à faire. Il ne veut pas manquer ça.

Un grand mot

Je le rejoins à l’église avec tous les Ukrainiens qui demeurent chez lui. Ils tiennent vraiment à l’accompagner à l’église.

« Église », c’est un grand mot. 

C’est plutôt un petit local mal entretenu loué à des Tziganes. Lorsque les paroissiens arrivent, on commence à « chanter » des cantiques roumains tirés de YouTube, des louanges au Seigneur. Un duo de choristes s’époumone à essayer d’être entendu à travers la musique trop forte. On chante la fidélité de Dieu, son pardon, sa patience.

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Photo: Jean-Christophe Jasmin

Nixon prêche ensuite en anglais, afin qu’une des jeunes Ukrainiennes de Mykolaïv puisse traduire à son tour en russe, tandis que son épouse traduit en roumain. À partir d’un passage tiré du livre du prophète Ésaïe, il nous encourage tous à garder espoir, à placer notre confiance en Dieu qui demeure fidèle, même dans les moments difficiles.

Dieu vient de lui prendre sa maison. Mais il vient également de donner à ces gens qui ont tout perdu quelqu’un qui est capable de compatir avec eux. Qui est capable de leur montrer qu’il est possible de tout perdre et d’être riche en même temps.

La prédication se transforme en temps de prière. Des prières de supplication, puis d’Action de grâce. Action de grâce pour un des membres de l’Église, guéri d’un cancer. Supplication pour ceux qui sont restés en Ukraine, pour les réfugiés, pour Nixon et sa famille. Tour à tour, on entoure l’un, on pose les mains sur les autres. 

Je me sens petit. J’ai compris quelque chose : Église, c’est vraiment un grand mot.

***

Afshan Khan, directrice régionale pour l’Unicef, affirmait dans une allocution en mars dernier que la majorité des réfugiés ukrainiens étaient accueillis par des communautés de foi.

En Roumanie, en Pologne et dans les autres pays limitrophes à l’Ukraine, ce sont des communautés chrétiennes comme celle de Nixon, souvent soutenues par des groupes d’un peu partout dans le monde, qui font ce travail dans l’ombre. 

Ce sont des gens qui, hier, servaient des réfugiés syriens, adoptaient des orphelins roumains et qui, aujourd’hui, recueillent les nouvelles « balayures du monde » (cf. 1 Co 4,13).

  1. En hébreux, ces appellations reprennent des noms de lieux connus en terre sainte, comme Bethesda (maison de grâce)
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